Pour rester crédible aux yeux des pays du Sud global, la CPI doit faire de la Palestine une priorité de sa politique pénale, comme elle l’a fait avec l’Ukraine, estime l’avocat et procureur international Johann Soufi, dans une tribune au « Monde ».
Il y a seulement un quart de siècle, le statut établissant la Cour pénale internationale (CPI) était adopté avec l’appui de nombreux Etats et d’ONG, malgré l’opposition de certaines grandes puissances, notamment des Etats-Unis.
La création de la première juridiction pénale internationale permanente à vocation universelle, qui compte désormais 123 Etats membres, représente un tournant indéniable dans l’histoire moderne. Elle témoigne d’une volonté profonde de nombreux membres de la communauté internationale de s’affranchir des aléas de la realpolitik et de l’omnipotence du Conseil de sécurité des Nations unies dans la gouvernance mondiale.
Depuis le début de ses opérations, en 2002, la CPI fait pourtant face à de nombreuses critiques sur son manque d’efficacité et sur son incapacité à s’attaquer aux principaux responsables des crimes internationaux. Avec seulement cinq condamnations en deux décennies d’activité, toutes visant des responsables africains de rang intermédiaire, la Cour présente en effet un bilan pour le moins contrasté.
Décision historique
La situation en Ukraine marque, en ce sens, un véritable changement de paradigme. Quelques jours seulement après l’agression russe du 24 février 2022, le procureur de la CPI, Karim Khan, annonçait son intention de mener rapidement des enquêtes et des poursuites en réponse aux crimes commis en Ukraine.
Le 17 mars 2023, moins d’un an après le début de ses enquêtes, la Cour a émis, à la demande du procureur, un mandat d’arrêt contre le président russe Vladimir Poutine et sa commissaire aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova, pour leur rôle présumé dans la déportation et le transfert forcé d’enfants ukrainiens vers la Russie. Cette initiative courageuse démontre la capacité de la Cour à s’attaquer aux puissants, y compris au président en exercice d’une puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité, lorsqu’elle en a la volonté et les moyens.
Cette décision historique a toutefois été accueillie avec scepticisme dans de nombreux pays du Sud global. Soulignant la passivité de la Cour face aux crimes commis en Irak, en Afghanistan, ou en Palestine, beaucoup y voient une nouvelle manifestation de la sélectivité de sa politique pénale et de son alignement présumé sur les intérêts stratégiques occidentaux.
A ces détracteurs, il convient de rappeler que la CPI n’a ni le mandat ni les moyens d’enquêter sur tous les crimes susceptibles de faire l’objet de sa compétence, et que l’ampleur des crimes en Ukraine justifiait indiscutablement d’en faire une des priorités de ses enquêtes. Il ne faut pas pour autant balayer ces critiques d’un revers de la main, tant elles s’appuient sur certains faits objectifs qui, s’ils relèvent en partie du pouvoir discrétionnaire du procureur de la CPI, soulèvent des questions légitimes.
Des moyens largement insuffisants
La situation déférée à la Cour par le gouvernement palestinien en mai 2018 en est un exemple frappant. Alors qu’en un an, le procureur de la CPI s’est rendu à quatre reprises en Ukraine, qu’il a ouvert un bureau à Kiev et envoyé, dans le pays, la plus grosse équipe jamais déployée sur le terrain par la Cour, il ne s’est jamais rendu ni en Israël ni en Palestine, n’envisage pas d’ouvrir de bureau au Moyen-Orient et consacre des moyens humains et financiers largement insuffisants pour espérer une progression significative de ses enquêtes en Palestine.
Factuellement, les deux situations présentent pourtant des similitudes : dans un cas comme dans l’autre, un Etat non partie au statut de Rome annexe le territoire d’un autre, allant jusqu’à nier son existence. Si l’échelle des crimes n’est pas comparable, en Ukraine comme en Palestine, les civils payent le prix de leur résistance à l’occupation illégale.
D’un point de vue juridique et probatoire, le procureur de la Cour dispose d’éléments importants pour faire de la Palestine une autre priorité de sa politique pénale. La nature et l’échelle des crimes commis par l’armée israélienne en Cisjordanie et à Gaza, largement documentées par les Nations unies et des ONG reconnues, répondent indiscutablement au critère de gravité exigé par le statut de Rome.
La justice israélienne, considérablement affaiblie par la réforme du gouvernement Nétanyahou, n’a jamais démontré sa capacité ou sa volonté de juger les crimes internationaux dont sont victimes les Palestiniens.
Des pressions importantes
Pire, ces crimes semblent désormais s’inscrire dans une stratégie revendiquée par le gouvernement israélien sans susciter d’autres réactions que les protestations de circonstance des chancelleries occidentales. En l’absence de toute perspective de solution politique, seule la CPI est aujourd’hui capable d’apporter un espoir de justice aux victimes palestiniennes.
Pour renforcer sa légitimité et son influence à long terme, la CPI doit accélérer ses enquêtes en Palestine. Cette démarche sera sans aucun doute confrontée à des pressions importantes, voire des sanctions, de la part d’acteurs puissants. La Cour a néanmoins démontré en Ukraine qu’avec le courage et la volonté nécessaires, elle pouvait les surmonter et jouer un rôle central dans la lutte contre l’impunité et la poursuite des principaux auteurs de crimes internationaux, y compris lorsque ceux-ci dirigent de grandes puissances.
Elle doit désormais faire preuve de la même détermination dans d’autres régions du monde, sans quoi sa crédibilité pourrait en être profondément et durablement affectée. Pour toutes ces raisons, le futur de la CPI et de la justice pénale internationale se joue aussi en Palestine.
Johann Soufi est avocat et procureur devant les juridictions pénales internationales. Il enquête actuellement comme procureur international sur les crimes de guerre en Ukraine. Codirecteur de l’Institute for Legal and Advocacy Training, établi à La Haye, il est chercheur associé au Centre Thucydide de l’université Paris-II-Panthéon-Assas.