Le droit à l’appel au boycott des produits israéliens reconnu par la Cour de cassation

Arrêt rendu par Cour de cassation, crim.   17-10-2023 n° 22-83.197.

AJ Pénal 2023 p.549

Le 17 octobre 2023, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu un arrêt reconnaissant la légalité d’appels au boycott des produits d’une société israélienne, formulés pour des motifs politiques, lorsque ceux-ci ne s’accompagnent pas d’appel à la discrimination, à la haine ou à la violence. La Cour de cassation a statué à cette occasion sur un arrêt de la cour d’appel de Lyon ayant relaxé une militante du mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS) du délit d’appel à la discrimination. La décision du 17 octobre 2023 constitue un arrêt de cassation pour des motifs techniques liés au non-respect du formalisme imposé par l’article 50 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse en ce qui concerne la diffamation publique à raison de l’appartenance à une nation. Toutefois, la cassation est prononcée sans renvoi, la cour d’appel de Lyon ayant, par des motifs adaptés tenant à la liberté d’expression, relaxé la prévenue d’appel à la discrimination à l’égard d’une personne à raison de son appartenance à une nation (L. du 29 juill. 1881, art. 24, al. 7).

Il était reproché à cette militante du mouvement BDS, d’une part, d’avoir écrit sur un site internet « TEVA, on n’en veut pas », car « une partie de ses bénéfices renfloue l’armée israélienne » et, d’autre part, d’avoir diffusé des vidéos de rassemblements ayant eu lieu les 19 et 20 novembre 2016 devant les pharmacies de la région lyonnaise appelant les clients à ne pas acheter des médicaments de la marque TEVA. Le 16 décembre 2016, le groupe pharmaceutique, dont le siège social se trouve à Tel Aviv, en Israël, avait déposé une plainte avec constitution de partie civile contre la militante pour appel à la discrimination. Des poursuites pénales ont été engagées et une information judiciaire ouverte. Le 18 mai 2021, le tribunal correctionnel de Lyon a prononcé une décision de relaxe (TJ Lyon, 6e ch. corr., 18 mai 2021). Le ministère public a fait appel de la décision. Par un arrêt du 5 mai 2022, la cour d’appel de Lyon a à nouveau relaxé la militante du mouvement BDS (Lyon, 4e ch. corr., 5 mai 2022). Dans les deux cas, les juges du fond ont estimé que les écrits et les vidéos relayés sont couverts par la liberté d’expression, la militante ayant le droit de dénoncer publiquement la contribution de l’entreprise TEVA à la politique du gouvernement israélien et d’appeler au boycott des médicaments qu’elle commercialise en France. Cet arrêt du 17 octobre 2023 appelle trois observations.

Premièrement, la Cour de cassation reconnaît pour la première fois la légalité en droit français de l’appel au boycott des produits israéliens formulé pour des motifs politiques. Ces actions sont autorisées par la loi pénale, sauf si elles sont accompagnées d’appel à la discrimination, à la haine ou à la violence ou à la commission d’autres infractions (insultes, propos racistes, actes de dégradation ou de violence, etc.). La Cour de cassation s’appuie expressément sur la position de la CEDH exprimée à l’occasion de l’arrêt Baldassi (CEDH 11 juin 2020). Cet arrêt de la Cour de cassation marque ainsi l’abandon par la plus haute juridiction judiciaire française de sa jurisprudence qui considérait que l’appel au boycott des produits israéliens constituait en soi une infraction pénale (Crim. 22 mai 2012 ; Crim. 20 oct. 2015). Il valide la légalité d’un des modes d’action du mouvement BDS que sont les appels invitant les consommateurs à ne pas acheter les produits de sociétés israéliennes (ou étrangères mais implantées en Israël) vendus dans les magasins ou les supermarchés lorsque ces entreprises ont des liens avec les pouvoirs publics israéliens. Ce mode d’action paraît d’autant moins illégal que la législation européenne impose depuis 2015 l’étiquetage spécifique des produits des colonies israéliennes. Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a fait publier en 2020 une liste de 112 entreprises (dont 94 entreprises israéliennes) identifiées comme ayant des activités dans les colonies israéliennes, qui sont, au regard du droit international, illégales. Plusieurs rapporteurs des Nations unies et de grandes ONG des droits de l’homme se sont prononcés en faveur d’actions coordonnées de boycott des produits israéliens afin d’obtenir du gouvernement israélien le respect du droit international.

Deuxièmement, il a été démontré à de nombreuses reprises que la jurisprudence de la Cour de cassation initiée en 2012 était attentatoire à la liberté d’expression de militants associatifs sur un sujet d’intérêt général, celui du respect du droit international public par l’État d’Israël et de la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés, qui s’inscrit dans un débat contemporain, ouvert en France comme dans toute la communauté internationale. En outre, cette jurisprudence ne prenait pas en compte des éléments essentiels constitutifs d’une démocratie : la nécessité d’un débat politique ouvert aux citoyens sur les sujets internationaux, les modes d’action pacifiques des acteurs de la société civile, le rôle historique et politique joué par les campagnes de boycott dans les luttes menées par ces acteurs pour l’égalité des droits, le libre choix inhérent à l’acte de consommation qui implique nécessairement un traitement différencié des produits, l’importance croissante pour les citoyens de choix de consommation guidés par des principes politiques ou éthiques. Autant d’éléments qui ont été pris en compte par la CEDH dans son analyse ayant abouti à l’arrêt Baldassi retenant une atteinte disproportionnée par les autorités françaises à la liberté d’expression des militants de la campagne BDS.

Troisièmement, on peut regretter que la chambre criminelle de la Cour de cassation ait dans le passé validé la pénalisation de la pratique militante de l’appel au boycott des produits issus de régimes ou d’États dont la politique est critiquée. À la suite des circulaires Alliot-Marie et Mercier prises par le ministère de la Justice en 2010 et 2012 assimilant cette pratique militante à un délit d’appel à la discrimination nationale, il faut souligner que la France a été le seul État en Europe à s’engager dans une pénalisation de cette nature. Une simple consultation des décisions des plus hautes juridictions des autres États européens permettait de relever que le droit à l’appel au boycott de produits pour des motifs politiques avait déjà été reconnu ailleurs, notamment en Allemagne et en Grande-Bretagne. La Cour suprême américaine s’était prononcée dans le même sens en 1982. Il faut espérer que les nouvelles méthodes de travail de la Cour de cassation, plus ouvertes à la consultation des jurisprudences étrangères (y compris celles des organes des Nations unies), éviteront à l’avenir ce type d’erreurs.

Ceci ayant été dit, la saga du débat sur la légalité des appels au boycott des produits israéliens n’est pas pour autant totalement terminée. En effet, à la suite de l’arrêt Baldassi, les requérants, qui avaient invité les clients de supermarchés en Alsace à ne pas acheter de produits israéliens, ont demandé, sur le fondement des articles 622-1 et 622-1 du code de procédure pénale, le réexamen de leur condamnation pénale prononcée en 2013 par deux arrêts de la cour d’appel de Colmar. La Cour de révision et de réexamen saisie a, par deux arrêts du 7 avril 2022, fait droit à la demande de réexamen présentée, annulé les deux arrêts de la cour d’appel et renvoyé les deux affaires devant la cour d’appel de Paris. Le procès est en cours et devrait donner lieu à un arrêt en 2024. La cour d’appel de Paris avait pour sa part déjà jugé, dès 2012, au visa de l’article 10 de la Convention EDH, que l’appel au boycott des produits israéliens était couvert par la liberté d’expression (Paris, pôle 2, 7e ch. appels corr., 24 mai 2012).


Ghislain Poissonnier, Magistrat