A la différence de la plupart des organes de presse israéliens, mon journal montre la souffrance à Gaza et au Liban. C’est pourquoi le gouvernement nous a ciblés.
Aluf Benn est le rédacteur en chef de Haaretz
« La vérité est la première victime de la guerre » dit le vieux cliché, mais comme tout autre adage, il contient un brin de vérité. Un reportage sur un champ de bataille est toujours un défi : vous êtes empêché par un accès limité, un danger mortel, un brouillard délibéré, et des responsables qui s’en sortent en ne disant pas la vérité. Et cela devient encore plus compliqué lorsque les journalistes font partie de la société belligérante, surtout si le combat jouit d’un large soutien populaire en tant que guerre juste.
Le 7 octobre 2023, Israël a été attaqué par le Hamas, envahissant depuis Gaza pour tuer, piller violer et kidnapper des civils et des soldats. Le lendemain, le Hezbollah a rejoint le combat depuis le Liban. Israël a riposté avec acharnement, dépeuplant et détruisant les villes et villages de la Bande de Gaza, tuant quantité de civils parallèlement aux combattants et opérateurs du Hamas. En septembre 2024, les Forces de Défense Israéliennes (FDI) ont lancé une contre-offensive sur le front nord, portant un coup fatal à son grand rival le Hezbollah et rasant les villages chiites qui lui servaient de base avancée.
Bouleversé par l’attaque surprenante de l’ennemi et par les atrocités du Hamas, le public juif israélien s’est uni dans un soutien écrasant à ce qui a paru être un combat existentiel contre des ennemis irréductibles et sans pitié. Ce jugement prévaut tout à fait en ce 14ème mois de guerre, malgré le nombre croissant de victimes dans les FDI et l’échec persistant d’une arrivée à la « victoire totale » promise par le premier ministre Benjamin Netanyahou.
L’attitude des citoyens a dicté les limites de la couverture de l’actualité dans les grands médias israéliens : ne montrer aucune pitié pour l’autre côté. La plupart des médias ne diffusent pas l’assassinat, la destruction et les souffrances humaines à Gaza et au Liban. Au mieux, ils citent la critique internationale des actions d’Israël, la qualifiant d’antisémite et d’hypocrite. On ne voit Gaza et le Liban qu’à travers les lentilles des reporters embarqués dans les unités d’invasion des FDI.
L’incarnation de la couverture médiatique en temps de guerre, c’est Danny Kushmaro, présentateur du journal à Channel 12, le plus grand réseau de télévision d’Israël. Rejoignant le mois dernier une force d’infanterie au Liban, un Kushmaro coiffé d’un casque a fait exploser une maison dans un village chiite occupé, tout en fanfaronnant : « Ne vous frottez pas aux Juifs. » Quand la cour pénale internationale a émis des mandats d’arrêt contre Netanyahou et l’ancien ministre de la défense Yoav Gallant, Kushmaro
a réagi avec émotion à la télé à une heure de grande écoute, entouré de photos d’enfants morts et kidnappés du 7 octobre, disant que ces justifications étaient contre nous tous, nos soldats, ce peuple, ce pays ». Kushmaro, et ses collègues à l’antenne, ne se sont jamais donné le mal d’expliquer le fondement factuel derrière les accusations de la CPI de famine délibérée en tant que méthode de guerre et autres crimes contre l’humanité, apparemment ordonnée par les dirigeants israéliens.
Israël a un censeur militaire, et chaque reportage sur la sécurité nationale ou le renseignement doit obtenir son approbation. La censure est un fléau, mais en temps de guerre, la contrainte statutaire et le filtrage font pâle figure comparés à l’autocensure du public. Les Israéliens ne veulent tout simplement pas savoir.
Presque toujours seul, Haaretz rend compte depuis des décennies de la souffrance des Palestiniens sous occupation israélienne et sur ce que les FDI considèrent comme le « dommage collatéral » du combat contre le terrorisme. A maintes reprises, le journal a été fustigé pour avoir critiqué la moralité des actions des FDI. Des lecteurs ont résilié leur abonnement et des politiques se sont alliés contre nous. Mais nous n’avons jamais bougé. Lorsque vous voyez des crimes de guerre, vous devez vous exprimer tant que la guerre fait rage plutôt que d’attendre jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour faire la différence. La guerre du 7 octobre n’est pas différente : à nouveau seuls, nous rendons compte de l’autre côté du conflit, malgré les difficultés pour accéder aux sources à Gaza et au Liban, tout en embarquant nos reporters avec les FDI comme les autres médias.
Netanyahou n’a jamais aimé notre attitude critique face à lui et sa politique d’occupation et d’annexion, appelant Haaretz et le New York Times « les plus grands ennemis d’Israël en 2012 » (même s’il s’est rétracté plus tard). Comme il a construit sa carrière sur la manipulation des médias, Netanyahou ne peut supporter les voix critiques, indépendantes. Pendant la décennie précédente, son abus du pouvoir de l’État pour fausser la couverture médiatique, dévoilée par Haaretz en 2015, a conduit Netanyahou sur le banc des accusés dans un procès pour corruption criminelle toujours en attente. Mais, même après son inculpation, il n’a fait que changer de tactique, non de stratégie, s’inspirant de la règle du jeu gagnant de son ami et mentor hongrois viktor Orban : attaquer les médias grand public comme hostiles, faire lancer par vos soutiens milliardaires des canaux de soutien, fabriquer une « machine empoisonnée » pour unifier votre base dans les réseaux sociaux. Au fil du temps, le courant dominant changerait de position, ajoutant les porte-parole du leader aux heures de grande écoute, craignant de perdre des téléspectateurs au profit de Channel 14, la Fox d’Israël dopée aux stéroïdes qui ne s’interdit rien.
Netanyahou est une personnalité qui divise, et le public juif israélien, quoique uni derrière la guerre, est profondément partagé entre pro- et anti-Bibistes. Mais Netanyahou utilise les combats extérieurs pour justifier la réduction au silence de ses critiques nationaux. Peu après le 7 octobre, le ministre des Communications Shlomo Karhi, copain du premier ministre, a soumis un projet de résolution du cabinet pour boycotter toute publicité gouvernementale ou abonnement à Haaretz, invoquant la « propagande anti-Israël » du journal. Tout d’abord bloqué par le ministère de la Justice, Karhi a relancé son plan pour affaiblir Haaretz, sous prétexte de propos controversés de notre éditeur Amos Schocken.
Dimanche dernier, la résolution du boycott de Haaretz, maintenant parrainée par Netanyahou, a été votée à l’unanimité du cabinet. Et pour faire bonne mesure, Karhi a également lancé un projet de loi pour privatiser la radiodiffusion publique, qui a été une épine dans le pied du gouvernement, contrairement à sa panoplie de porte-parole médiatiques. « Nous sommes élus par le public, et nous pouvons mettre en place un changement de régime si nous le voulons », a-t-il dit de la motivation profonde de son patron. Le boycott de Haaretz est dépourvu de base juridique, mais Netanyahou s’en moque éperdument : s’il est annulé, il lancerait une tirade contre « l’état profond juridique » et son travail de sape contre son gouvernement. Et il a misé sur les leaders de l’opposition qui, adhérant à la ferveur nationaliste-militariste, se sont abstenus de soutenir le journal.
Mais nous l’emporterons sur la récente agression de Netanyahou, exactement comme nous l’avons remporté sur la colère et le rejet de ses prédécesseurs. Haaretz s’en tiendra à sa mission qui consiste à rendre compte avec un œil critique de la guerre et de ses conséquences terribles pour toutes les parties. La vérité est parfois difficile à protéger, mais elle ne devrait jamais être la victime de la guerre.
- Aluf Benn est le rédacteur en chef de Harretz.