Quatre d’entre nous avons reçu des lettres de l’État nous disant de partir, ou nous serons sinon expulsés. C’est une illustration terrifiante de l’embardée de l’Allemagne vers la droite
La première semaine de janvier, j’ai reçu une lettre du Bureau de l’immigration de Berlin, m’informant que j’avais perdu mon droit à la liberté de mouvement en Allemagne, à cause d’allégations sur mon implication dans le mouvement pro-Palestine. Puisque je suis de nationalité polonaise, vivant à Berlin, je savais qu’expulser un citoyen ou une citoyenne de l’Union européenne d’un autre pays de l’Union européenne est pratiquement impossible. J’ai contacté un avocat et, étant donné le manque d’argument juridique substantiel derrière l’arrêté, nous l’avons attaqué en justice, après quoi je n’y ai plus beaucoup pensé.
J’ai découvert plus tard que trois autres personnes actives dans le mouvement pour la Palestine à Berlin, Roberta Murray, Shane O’Brien et Cooper Longbottom ont reçu les mêmes lettres. Murray et O’Brien sont de nationalité irlandaise, Longbottom de nationalité états-unienne. Nous avons compris cela comme une nouvelle tactique d’intimidation de l’État, qui a aussi réprimé violemment des manifestations et arrêté des militants, et nous nous attendions à un long processus ennuyeux, mais pas du tout urgent, pour combattre nos arrêtés d’expulsion.
Puis, au début de mars, chacun de nos avocats a reçu une autre lettre pour nous, déclarant que nous avions jusqu’au 21 avril pour quitter volontairement le pays ou que nous serions sinon expulsés par la force. Les lettres mentionnent des accusations nées de notre implication dans des manifestations contre le génocide en cours à Gaza. Aucune de ces accusations n’a pour le moment conduit à une audition devant un tribunal, pourtant les lettres d’expulsions concluent que nous sommes une menace pour l’ordre public et la sécurité nationale. Il n’y a eu aucun processus juridique lié à cette décision et aucun de nous n’a d’antécédents judiciaires. L’argumentation dans les lettres continue avec des accusations vagues et sans fondements d’« antisémitisme » et de soutien à des « organisations terroristes » — se référant au Hamas — ainsi qu’à ses prétendues « organisations de couverture en Allemagne et en Europe ».
Ce n’est pas la première occurrence où l’Allemagne instrumentalise la loi sur les migrations. Depuis octobre 2023, le Bureau fédéral allemand pour la migration et les réfugiés a illégalement gelé le traitement de tous les demandeurs d’asile de Gaza. Et le 16 April 2025 un tribunal administratif fédéral en Allemagne devrait juger une affaire qui pourrait établir un précédent pour que l’État allemand accroisse les déportations de demandeurs d’asile vers la Grèce.
Ces mesures extrêmes ne sont pas une mutation soudaine ou une simple position marginale de droite. Elles sont le résultat d’une campagne de plus d’un an de la coalition libérale Ampel — le parti social-démocrate (SPD), le parti libéral démocrate (FDP) et les Verts — et des médias allemands, appelant à des déportations de masse, qui sont vues largement comme une réponse au mouvement pro-palestinien croissant et elles ont ciblé en majorité la population allemande arabe et musulmane.
En novembre 2024, la vice-présidente au parlement du parti [d’extrême-droite] « Alternative pour l’Allemagne » (AfD), Beatrix von Storch, petite-fille du ministre des Finances de Hitler, est montée à la tribune du Parlement (Bundestag) pour applaudir le vote en faveur de la résolution intitulée « ‘Plus jamais ça’, c’est maintenant : protéger, préserver et renforcer la vie juive en Allemagne », rédigée par l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne/L’Union chrétienne sociale en Bavière (CDU/CSU), la SPD, la FDP et les Verts. Elle a affirmé, extatique, que la nouvelle résolution sur l’antisémitisme tire son contenu de la position de son parti.
La résolution, qui adopte la définition controversée de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) identifie l’immigration du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord et la « gauche anti-impérialiste » comme deux des principales sources d’antisémitisme en Allemagne. Sans nouvelle législation, elle invite l’État et les institutions publiques à exercer leurs pouvoirs exécutifs de manière maximale, avec pour résultat une répression massive de toutes les formes d’expression et d’action pro-palestiniennes. Parmi les méthodes suggérées se trouvent l’examen intensif de toutes les subventions culturelles et universitaires, le filtrage de tous les candidats pour des positions d’enseignement à l’université, l’expansion sans précédent de mesures disciplinaires dans les universités et enfin, et surtout, l’utilisation de la loi sur la migration.
Dans les termes emphatiques de von Storch, il s’agit de « renvoyer les antisémites musulmans chez eux à bord d’un aéroplane. Tschüss und nicht auf wiedersehen! [Salut et pas au revoir ! ] »
Mon arrêt d’expulsion, ainsi que ceux de deux autres citoyens de l’Union européenne, cite ouvertement la Staatsräson de l’Allemagne [l’idée que la sécurité d’Israël fait partie de la raison d’État de l’Allemagne, sa raison pour exister) comme base de notre expulsion, disant : « Il est de l’intérêt considérable de la société et de l’État que cette Staatsräson soit toujours vivante et qu’à aucun moment — ni domestiquement ni à l’étranger —ne s’élèvent des doutes sur le fait que des courants opposés puissent être même seulement tolérés à l’intérieur du territoire fédéral ». La Staatsräson, qui n’a jamais été une tentative authentique pour racheter le passé de l’Allemagne, est maintenant devenue une manière de justifier la suspension indéfinie d’un ordre basé sur les droits et l’exercice incontrôlé du pouvoir exécutif.
Murray, O’Brien, Longbottom et moi-même ont rendu publics nos cas pour combattre cette intimidation. Chacun de nos avocats a attaqué en justice notre expulsion, et nous déposons maintenant une requête en référé contre la date du 21 avril. Puisque nos arrêtés d’expulsion sont un test pour voir jusqu’où l’État peut aller dans la répression et s’en tirer, il est difficile de savoir à quel verdict nous pouvons nous attendre.
Ce que nous savons est que nos actes ne sont pas criminels, mais viennent du sentiment d’une responsabilité urgente à mobiliser contre le génocide en cours et pour une Palestine libre. La détresse du peuple palestinien devrait être une raison suffisante pour que nous nous tenions solidairement à leurs côtés. Je rejette l’idée que la solidarité soit basée sur la peur que quelque chose d’analogue nous arrive un jour.
Quelle que soit la gravité du précédent que ces mesures établissent, nous ne pouvons et ne voulons pas les laisser nous distraire et nous implorons les autres de ne pas se décourager. La campagne génocidaire d’Israël à Gaza augmente chaque jour. Nous quatre, à Berlin, restons d’une solidarité inébranlable avec le peuple palestinien et leur lutte pour la libération.
- Kasia Wlaszczyk travaille dans le secteur culturel, à Berlin
- Cet article a été amendé le 9 avril. Une version précédente disait que la procédure prévue au tribunal le 16 avril pourrait établir un précédent pour l’expulsion massive de réfugiés palestiniens. Cependant, l’affaire affectera aussi les demandeurs d’asile venant d’autres endroits que de la Palestine.