L’armée d’Israël presse les habitants de Gaza de s’en aller au sud, mais ils ont peur d’être bombardés en chemin

La famille de Manal choisit de rester dans un abri à Jabaliya ; la mère de Nadeem ne répond pas aux textos même lorsque les communications sont rétablies. Leurs maisons dans le nord de Gaza ont été détruites et elles savent qu’Israël a l’intention d’empêcher leur retour pour créer une zone de sécurité.

Le samedi 4 novembre à 10h43 le matin, nous avons finalement des nouvelles de mon amie Manal. Un bref texto : elles se sont réfugiées dans un appartement du camp de réfugiés de Jabaliya, dit-elle avec des parents.

Environ une heure avant notre court échange, une bombe a touché la zone d’Al Fakhura, une grande école de l’UNRWA en bordure du camp de réfugiés, dont les classes abritent des milliers de personnes déplacées du nord de la bande de Gaza. Selon de premiers rapports, entre 12 et 15 personnes ont été tuées dans ce bombardement et plusieurs dizaines blessées.

Dix ou onze heures plus tôt – vers minuit vendredi – une bombe ou des bombes ont touché une autre école, qui est aussi devenue un abri pour des milliers de personnes déplacées 

Al Jazeera en anglais retransmet  l’enregistrement régulier des moments suivant les bombardements : une commotion dans la rue, tout le monde court pour évacuer les blessés dans des voitures ou des ambulances ; quelqu’un, les vêtements trempés de sang, est allongé sur une civière ; un autre – le visage et le corps floutés par les rédacteurs – est étendu, mort, au sol. Une femme crie vers la caméra et agite les mains vers le ciel.

Chaque balustrade du bâtiment en forme de L est chargée de couvertures et de vêtements, les familles déracinées essayant d’aérer leurs affaires. Dix ou onze heures plus tôt – vers minuit vendredi – une bombe ou des bombes ont touché une autre école, qui est aussi devenue un abri pour des milliers de personnes déplacées ; elle était située dans un quartier d’habitation entre la ville de Gaza et Jabaliya. L’école Osama Bin Zayd a été dénommée ainsi d’après le nom d’un des compagnons de Mahomet. Les réseaux sociaux sont pleins de d’images des corps des morts, à côté de photographies professionnelles : environ 20 corps, chacun enveloppé dans un drap blanc, étendus en deux rangées au sol, une femme assise en travers de cette scène, habillée de noir, disant au revoir à ses êtres chers.

Une femme et ses enfants se tiennent devant une salle de classe convertie en abri de fortune pour des Palestiniens déplacés dans une école gérée par l’UNRWA à Khan Younis, le mois dernier. Crédit photo : Mahmud Hams/AFP

Le soulagement après un longue attente d’un signe de vie d’un membre de la famille ou d’un ami ne dure que quelques secondes, immédiatement remplacé par l’inquiétude permanente à l’idée qu’une bombe mortelle va être lancée dans un instant et avec la connaissance que leurs vies sont maintenant un cycle d’affliction sans fin. L’appartement de la famille de Manal a probablement été détruit par les bombardements et invasions israéliens. Elle a été deux fois esquintée depuis 2009. Leur fierté à elle et son mari ce sont, depuis toujours, leurs deux garçons qu’ils ont réussi à envoyer faire des études de médecine à l’étranger et le petit jardin qu’ils cultivaient dans la cour du bâtiment. Planté et replanté.

Ils ont rendu visite à leurs garçons en Europe et, bien qu’ils eussent pu rester avec eux, ils sont toujours revenus à Gaza  au jardin et à l’appartement. Notre bref échange sur Messenger est hanté par ce qu’on sait : les habitants de la partie nord de la bande Gaza ne seront pas autorisés à retourner dans leurs maisons bombardées, ils ne pourront pas les reconstruire pour la troisième ou quatrième fois. La zone est destinée à devenir une zone de sécurité pour Israël. Ses habitants seront de nouveau des réfugiés.

La voix de Manal est monocorde, mais elle n’oublie pas de me demander comment je vais. Pourquoi n’êtes-vous pas partis au sud, je lui demande. Elle répond : « Parce qu’ils bombardent partout, de toute façon. Des bombardements partout, y compris sur des caravanes se rendant vers le sud. Il n’y a pas d’endroit sûr. C’est l’extermination. Tu sais ce que c’est l’extermination ? » J’entends les mêmes explications de la part de nombreux autres qui ont décidé de rester dans le nord de la bande de Gaza , malgré l’ordre de l’armée – depuis le 13 octobre – d’aller au sud. Chaque jour, on apprend que de tels bombardements ont lieu, tuant et blessant des civils.

Al Jazeera a bien rapporté samedi après-midi que l’armée avait annoncé que les habitants du nord de Gaza pouvaient évacuer vers le sud entre 13h et 16h. La chaîne d’iactualités a probablement reçu l’information de la page Facebook en arabe du porte-parole de l’armée, postée juste avant midi : « Aux gens de Gaza, j’aimerais vous informer que les Forces de Défense Israéliennes permettront le passage par la route de Sala-al-Din aujourd’hui entre une heure et quatre heures de l’après-midi. Pour votre propre sécurité, prenez ce laps de temps pour vous déplacer vers le sud au-delà de la vallée de Gaza. Si vous vous souciez de vous-même et de vos êtres chers, allez au sud. Soyez assurés que les dirigeants du Hamas ont déjà pris soin de se protéger ».

Jabaliya, dans la bande de Gaza, vu de Sderot, Israël, samedi. Crédit photo : Eliyahu Hershkowitz

Les habitants de Gaza ont compris les bombardements ayant précédé l’annonce du porte-parole comme un moyen de les persuader d’évacuer le nord. Des sources palestiniennes ont informé qu’une bombe avait atterri aux portes de l’hôpital pour enfants Al-Nasser de la ville de Gaza, démolissant son unique source d’énergie, des panneaux solaires. Une maison de retraite de la ville a aussi informé Al-Jazeera, a aussi vu son système d’énergie renouvelable endommagé par le bombardement ; et les bombes ont touché l’espace proche de l’hôpital indonésien de Gaza.

L’ordre/recommandation du porte-parole a-t-il convaincu Manal et sa famille de se déplacer vers le sud ? Pour le moment, on ne sait pas : la connexion a été coupée. Al Jazeera a affirmé que la fenêtre de trois heures était illogique étant donné que des avions continuent de frapper la zone et qu’il faut traverser pour atteindre la route principale Salah-a-Din depuis les villes telles que Jabaliya, Beit Lahiya ou le camp de réfugiés d’a-Shati. Même si le chemin à pied ou en véhicule vers la route principale n’est pas bombardé, qui va trouver des véhicules ou des carrioles pour transporter 300 000 personnes dont 160 000 sont dans les équipements de l’UNWRA et où trouver du carburant ? Sans carburant, les conducteurs remplissent une fois de plus leurs réservoirs avec de l’huile alimentaire, comme ils l’ont fait en 2007 lors du siège le plus grave contre la bande de Gaza. Mais l’huile alimentaire va aussi manquer.

Se séparer par précaution

Nadeem, le fils de mes amis, vit à l’étranger. Les amis étaient allés dans une école de l’UNRWA dans le camp de réfugiés de Nuseirat pendant la deuxième semaine de guerre. Jeudi dernier, après une journée sans nouvelles d’eux, Nadeem m’a écrit : « iIs sont vivants. Mes oncles sont dans une école dans le camp de réfugiés d’a-Shati. L’école a été touchée et leur fils a été tué. Ils ont été évacués vers une autre école où ils ont essayé d’avoir une voiture pour aller à Nuseirat, mais les routes étaient bloquées. Il n’a pas de voiture et ils sont trop nombreux pour un véhicule. Nous avons perdu le contact avec eux ».

Le 23 octobre, le père de Nadeem m’a envoyé une photo d’un tract qui avait été lancé la veille depuis un avion israélien : « Avertissement urgent ! Aux habitants de la bande de Gaza. Être au nord du Wadi Gaza met votre vie en danger. Quiconque choisit de ne pas évacuer le nord de la bande de Gaza vers la partie qui est au sud du cours d’eau Wadi Gaza peut être considéré comme membre d’une organisation terroriste ». Puisque le village de Nuseirat et le camp de réfugiés qui le jouxte sont au sud de la vallée de Gaza, l’armée ne considèrera pas comme terroristes ces amis à moi : des parents dans la cinquantaine, leur plus jeune fils – un étudiant en droit  qui excelle dans tout ce qu’il touche depuis le Oud jusqu’à l’ordinateur et aux maths, et deux grand-mères, réfugiées de 1948. L’une est paralysée et aveugle ; l’autre souffre d’une maladie des poumons. Elles devraient se sentir en sécurité dans la salle de classe qui est leur abri depuis trois semaines.

Des Palestiniens évacuent un blessé après une frappe aérienne israélienne près d’une école de l’UNRWA à Khan Younis, le mois dernier. Crédit photo : Mahmud Hams/AFP

La mère de Nadeem – qui a un rire contagieux et des histoires de son travail d’enseignante puis de principale – exprime son opinion sur la situation par un silence permanent. Elle ne répond pas aux messages WhatsApp, même lorsqu’il y a du réseau pour quelques minutes. La maison qu’ils ont construite au nord du camp d’a-Shati a été bombardée en même temps que le reste du quartier, dont la plupart des propriétaires étaient des réfugiés qui s’étaient stabilisés du point de vue matériel par des études universitaires dans les années 1980, par leur talent et en ayant travaillé dur.

La nuit de vendredi à samedi, l’agence de presse palestinienne Wafa a signalé : « Des avions de l’occupation ont repris les bombardements sur des civils dans les camps de réfugiés de Nuseirat et de Bureij ». Le WhatsApp de mon amie est silencieux, mais je sais que Nadeem m’aurait contactée si les nouvelles étaient mauvaises. Tout ce que je peux faire est d’imaginer comment la grand’mère aveugle tremble, comment elle a peur de s’endormir de nouveau, le murmure des prières, la décision de son père de cacher sa peur et le regard vide de sa mère.

Quelle a été la proximité de l’explosion pour eux ? Quelles en sont les conséquences ? S’il y a quoi que ce soit de différent de cette guerre par rapport aux précédentes, c’est l’absence de comptes rendus de la part des deux plus importantes organisations de droits humains de Gaza, Al Mezan et le Centre palestinien pour les droits humains. Leurs courageux agents de terrain ne se déplacent plus, faisant état quotidiennement des bombardements et des dégâts qu’ils causent, comme ils le faisaient diligemment dans toutes les guerres et attaques précédentes – risquant leur vie d’une manière qui semblait calculée à ce moment-là.

Des Palestiniens cherchent des survivants après une frappe israélienne dans le camp de réfugiés de Nuseirat dans la bande de Gaza, samedi. Crédit photo : Hatem Moussa/AP

Ils se basent sur des récits de témoins et expliquent quelle arme de destruction a frappé ou bombardé et quand exactement, combien ont été touchés, leur nom et leur âge, lesquels étaient des civils et lesquels étaient armés. Ils sont allés dans les hôpitaux et ont vérifié les certificats de décès ; ils ont entendu de la part des médecins quels types de blessures avaient été causés. Chaque jour pendant 18 à 20 heures. Même sans leur parler, il est clair que la tâche, cette fois, est impossible. D’abord à cause de la force supérieure des bombardements et du nombre sans précédent de décès ; et aussi à cause du danger qui s’est accru pour la vie des travailleurs des ONG en raison de l’intensité des bombardements.

Un des agents de terrain d’une ONG, qui vit dans un endroit supposé « sûr » – Rafah, dans le sud de la bande de Gaza – m’a envoyé un message WhatsApp il y a trois semaines, « On va bien ». Par téléphone, il m’a expliqué ce que « bien » veut dire : lui et six autres membres de sa famille ont été blessés par une bombe lancée sur une maison proche. Dans une autre correspondance, il y a une semaine, quand je lui ai écrit que « bien » semblait étrange, il a répondu que c’était un mot de la culture musulmane et arabe. Je dis « bien » pour que tu puisses être calme et avoir l’esprit en paix ». Et il a alors expliqué ce que nous savons tous : « II n’est pas possible de décrire la situation. Il n’y a aucun endroit sûr. Pas les maisons, pas les hôpitaux, pas les rues ni les mosquées, ni les églises. Le danger des bombes et le danger de mort sont partout ».

Des Palestiniens cherchent des survivants après une frappe aérienne israélienne sur le camp de réfugiés de Nuseirat dans la bande de Gaza, mardi dernier. Crédit Photo : Doaa AlBaz/AP 

Sa famille vient du village de Burayr (où se trouve maintenant le kibboutz Bror Hayil). Une autre famille amie du même village, qui vit depuis 1948 dans le camp de réfugiés de Jabaliya est maintenant partie à Rafah : environ trente sœurs, frères, cousins et leurs enfants, avec un couple de parents d’à peu près 80 ans, en mauvaise santé et qui ont du mal à marcher, sont tous entassés dans l’appartement d’un parent. Un des frères et sa fille sont allés acheter du pain il y a une semaine – c’est-à-dire faire la queue pendant des heures à proximité d’une boulangerie et espérer que la farine et le carburant ne seraient pas épuisés avant que ce soit leur tour. Une bombe a été lâchée aux alentours, répandant dans l’air des fragments de béton. Ils ont tous les deux été extraits de dessous un fragment : le frère avec une main cassée et sa fille avec une côte cassée. Ils ont dû attendre cinq jours pour être opérés.

Hassan, un membre de la fratrie, professeur de sciences, a été naturalisé dans le pays d’Europe où il a étudié. Vendredi, lui, sa femme et ses enfants ont fait partie des nationaux étrangers qu’Israël et l’Égypte ont autorisés à quitter Gaza – environ 1047 personnes jusqu’à présent. Il m’a dit « Je ne retournerai jamais dans la bande de Gaza ». Même avec la difficulté due à l’émotion de quitter des parents âgés, de nombreuses familles décident de se séparer, entre différents abris ou lorsque leurs membres vont chercher à manger ou à boire. De cette manière, leur sort peut être différent de celui de familles balayées par les bombardements. Aller à l’étranger n’est donc pas vu comme abandonner la famille mais plutôt comme un moyen d’en garder au moins une partie vivante.