Didier Fassin s’alarme, dans une tribune au « Monde », que l’Union européenne n’invoque pas, dans le cadre du conflit israélo-palestinien, la « responsabilité de protéger » votée par l’Assemblée des Nations unies, et qu’elle pratique le deux poids deux mesures dans ses relations internationales.
L’incursion sanglante du Hamas en Israël a produit dans le pays un choc sans précédent et a suscité des réactions d’horreur dans les sociétés occidentales. Les représailles en cours à Gaza, d’autant plus violentes que le gouvernement israélien est tenu responsable par la population pour avoir favorisé l’essor du Hamas afin d’affaiblir le Fatah [le parti politique du président palestinien, Mahmoud Abbas] et pour avoir négligé les enjeux de sécurité au profit d’une impopulaire réforme visant à faire reculer la démocratie, ne génèrent pas de semblables sentiments de la part des chancelleries occidentales, comme si le droit de se défendre impliquait un droit illimité à se venger.
Certaines victimes méritent-elles plus que d’autres la compassion? Faut-il considérer comme une nouvelle norme le ratio des tués côté palestinien et côté israélien de la guerre de 2014 à Gaza: 32 fois plus de morts, 228 fois plus parmi les civils et 548 fois plus parmi les enfants?
Lorsque le président français, Emmanuel Macron, a prononcé son allocution télévisée, le 12 octobre, on comptait 1 400 victimes parmi les Gazaouis, dont 447 enfants. Il a justement déploré la mort « de nourrissons, d’enfants, de femmes, d’hommes » israéliens, et dit « partager le chagrin d’Israël », mais n’a pas eu un mot pour les nourrissons, les enfants, les femmes et les hommes palestiniens tués et pour le deuil de leurs proches. Il a déclaré apporter son « soutien à la réponse légitime » d’Israël, tout en ajoutant que ce devait être en « préservant les populations civiles », formule purement rhétorique alors que Tsahal avait déversé en six jours 6 000 bombes, presque autant que ne l’avaient fait les Etats-Unis en une année au plus fort de l’intervention en Afghanistan.
La directrice exécutive de Jewish Voice for Peace a lancé un vibrant « plaidoyer juif », appelant à « se dresser contre l’acte de génocide d’Israël ». Couper l’eau, l’électricité et le gaz, interrompre l’approvisionnement en nourriture et envoyer des missiles sur les marchés où les habitants tentent de se ravitailler, bombarder des ambulances et des hôpitaux déjà privés de tout ce qui leur permet de fonctionner, tuer des médecins et leur famille : la conjonction du siège total, des frappes aériennes et bientôt des troupes au sol condamne à mort un très grand nombre de civils – par les armes, la faim et la soif, le défaut de soins aux malades et aux blessés.
Extrême droite
L’ordre donné au million d’habitants de la ville de Gaza de partir vers le sud va, selon le porte-parole des Nations unies, « provoquer des conséquences humanitaires dévastatrices ». Ailleurs dans le monde, lorsque éclatent des conflits meurtriers, les populations menacées fuient vers un pays voisin. Pour les Gazaouis, il n’y a pas d’issue, et l’armée israélienne bombarde les écoles des Nations unies où certains trouvent refuge. Ailleurs dans le monde, dans de telles situations, les organisations non gouvernementales apportent une assistance aux victimes. A Gaza, elles ne le peuvent plus. Mais des crimes commis, on ne saura rien. En coupant Internet, Israël prévient la diffusion d’images et de témoignages. Le ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, a déclaré, le 9 octobre, que son pays combattait « des animaux humains » et qu’il « allait tout éliminer à Gaza ». En mars, son collègue des finances a, lui, affirmé qu’ « il n’y a pas de Palestiniens, car il n’y a pas de peuple palestinien » .
Du premier génocide du XXe siècle, celui des Herero, en 1904, mené par l’armée allemande en Afrique australe, qui a provoqué 100 000 morts de déshydratation et de dénutrition, au génocide des juifs d’Europe et à celui des Tutsi, la non-reconnaissance de la qualité d’êtres humains à ceux qu’on veut éliminer et leur assimilation à des animaux a été le prélude aux pires violences.
Comme le dit en Israël la présidente de l’organisation de défense des droits de l’homme, B’Tselem, « Gaza risque d’être rayée de la carte, si la communauté internationale, en particulier les Etats-Unis et l’Europe, ne fait pas stopper – au lieu de laisser faire, voire d’encourager – les crimes de guerre qu’induit l’intensité de la riposte israélienne ». Ce n’est pas la première fois qu’Israël mène une guerre à Gaza, mais c’est la première fois qu’il le fait avec un gouvernement aussi fortement orienté à l’extrême droite qui nie aux Palestiniens leur humanité et leur existence.
Rhétorique guerrière
Il existe une « responsabilité de protéger », votée en 2005 par l’Assemblée des Nations unies, obligeant les Etats à agir pour protéger une population « contre les génocides, les crimes de guerre, les nettoyages ethniques et les crimes contre l’humanité ». Cet engagement a été utilisé dans une dizaine de situations, presque toujours en Afrique. Que l’Union européenne ne l’invoque pas aujourd’hui, mais qu’au contraire la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, se rende, sans mandat, en Israël, pour y reprendre la rhétorique guerrière du gouvernement, montre combien le deux poids deux mesures régit les relations internationales.
Quant à la France, alors que se fait pressante l’urgence à agir, non seulement le gouvernement apporte son appui sans failles à l’opération punitive en cours, mais il interdit les manifestations en faveur du peuple palestinien et pour une paix juste et durable en Palestine. « Rien ne peut justifier le terrorisme », affirmait avec raison le chef de l’Etat. Mais faut-il justifier les crimes de guerre et les massacres de masse commis en rétorsion contre les populations civiles? S’agit-il une fois de plus de rappeler au monde que toutes les vies n’ont pas la même valeur et que certaines peuvent être éliminées sans conséquence?
Didier Fassin est anthropologue, sociologue et médecin. Il est titulaire de la chaire Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines au Collège de France. Il est notamment l’auteur de « Punir. Une passion contemporaine » (Seuil, 2017) et « De l’inégalité des vies » (Fayard, 2020)