Le spécialiste de l’histoire palestinienne parle de ce qui l’a ou non surpris dans la réponse internationale à l’attaque d’Israël contre Gaza.
L’historien Rashid Khalidi est, depuis de nombres années, un intellectuel arabo-américain de premier plan et il fait partie des critiques les plus virulents de l’implication de l’Amérique dans le conflit entre Israël et la Palestine. Après l’incursion armée du Hamas et d’autres groupes militants sur le territoire israélien le 7 octobre de l’année dernière et les campagnes militaires israéliennes en cours à Gaza et au Liban qui ont suivi, Khalidi et son œuvre n’ont fait que gagner en pertinence. Son livre The Hundred Years’ War on Palestine [La Guerre de Cent ans contre la Palestine] (2020), qui situe l’histoire de la dépossession palestinienne dans un projet de colonialisme de peuplement dépendant du soutien de l’élite en Occident, est resté sur la liste des best-sellers du New York Times pendant la plus grande partie de l’année passée.
Khalidi est né à New York, où son père palestinien était membre du Secrétariat des Nations Unies. Tout en relatant l’histoire de la Palestine à travers six actions de guerre majeures contre son peuple, son livre s’appuie sur les archives de sa famille paternelle. Il commence, par exemple, avec une correspondance extraordinaire en 1899 entre son arrière-arrière-grand-oncle Yusuf Diya al-Din Pasha al-Khalidi, qui a été maire de Jérusalem, et Theodor Herzl, le géniteur du sionisme politique moderne.
Khalidi a récemment pris sa retraite de l’université Columbia, où il était Edward Said Professeur d’Études arabes modernes au département d’histoire. Au cours de la dernière année universitaire, il a été l’un des principaux soutiens venant du personnel enseignant aux protestations des étudiants de Columbia. Nous avons mené cet entretien, par e-mail et lors d’une visio-discussion en ligne, fin octobre et début novembre de l’année en cours.
—Mark O’Connell
Mark O’Connell : Je voudrais commencer par demander quelle a été votre réaction initiale, à la fois comme Américain palestinien et comme historien du Moyen-Orient, aux attaques du 7 octobre de l’année dernière.
Rashid Khalidi : J’ai été surpris. Je n’aurais pas dû être surpris, parce que je me suis toujours attendu à ce que l’intensité de la répression israélienne finisse par produire une réponse, mais j’ai certainement été surpris par l’ampleur de cette réponse. Je ne m’attendais certainement pas au débordement des bases militaires israéliennes et des colonies à la frontière.
Cela a été ma première réaction. Ma deuxième réaction, quand les rapports ont commencé à arriver sur l’étendue des victimes civiles, a été le choc. Et j’ai été profondément inquiet : je savais qu’il y aurait un énorme impact ici aux États-Unis et que cela conduirait à une réponse militaire israélienne absolument féroce.
O’Connell : Est-ce que quelque chose, sur l’échelle et la férocité de cette réponse, ou sur la réaction à cette réponse en Occident, vous a choqué ou vous a surpris l’année dernière ?
Khalidi : Non. La sauvagerie de ce qu’a fait Israël, son ciblage intentionnel des civils et de l’infrastructure civile, c’est la routine. Le niveau de cela est sans précédent, évidemment ; le nombre de morts palestiniens et maintenant le nombre croissant de victimes libanaises vont au-delà de ce que nous avons vu auparavant. Mais qu’ils attaqueraient les usines de dessalement, et les stations d’épuration, et les universités, et qu’ils démoliraient des mosquées etc, cela ne m’a pas surpris le moins du monde.
S’il y a eu quelque chose d’inattendu, cela a été la participation du gouvernement des États-Unis à tous les niveaux, et sa mauvaise volonté totale à restreindre Israël d’une manière tant soit peu significative. Et par participation, je veux dire une répétition des mensonges israéliens. L’idée qu’Israël n’essayait pas de tuer les gens intentionnellement ; l’idée qu’à chaque fois que des Palestiniens étaient tués, c’était parce qu’ils étaient utilisés comme boucliers humains ; cela, en ignorant complètement la destruction volontaire de l’infrastructure pour rendre la vie impossible. Le fait que le gouvernement des États-Unis a répété la moindre justification israélienne de l’injustifiable : cela, je l’ai trouvé vraiment exagéré, franchement. Ce gouvernement a fait moins pour restreindre Israël qu’à peu près n’importe quel gouvernement auparavant, sauf peut-être le précédent, le gouvernement Trump.
En d’autres termes, si vous revenez à Eisenhower, à Reagan, ou à n’importe qui, ils étaient toujours complices. Ils étaient toujours impliqués. Ils ont toujours soutenu Israël jusqu’à un certain stade. Mais ce stade-limite était atteint, après quelques mois ou quelques semaines. Et ici nous sommes dans le treizième mois. Le stade-limite n’est toujours pas atteint.
O’Connell : Et donc à ce stade est-ce que nous arrêtons de parler de la « complicité » de l’Amérique dans ce massacre, et nous commençons de parler de l’Amérique comme d’un ennemi, de l’Amérique comme étant en guerre contre la Palestine ?
Khalidi : Cela a toujours été mon opinion. Quand nous négocions avec les Israéliens à Washington, j’ai réalisé qu’en fait les Américains et les Israéliens étaient vraiment du même côté, et opposés à nous. C’était en fait une délégation jointe. Maintenant, vous avez effectivement les révélations dans la presse américaine sur le ciblage et les opérations de renseignements en commun pour trouver et tuer les leaders d’Hezbollah et du Hamas. Si vous regardez attentivement, vous verrez que les États-Unis sont actuellement directement en guerre. C’est une collaboration intense, au plus haut niveau, dans la planification et le ciblage. Sans parler du fait que virtuellement chaque obus, chaque missile, chaque bombe est d’origine américaine et que l’armée israélienne ne pourrait continuer plus de trois mois sans ces centaines de livraisons par avion. Donc c’est une participation à un niveau actif, mais sans bottes [américaines] sur le terrain, pour la majeure partie.
O’Connell : Vous avez donné un discours très puissant plus tôt cette année à l’un des campements d’étudiants à Columbia, dans lequel vous faisiez une comparaison avec la guerre du Vietnam, qui s’est terminée en grande partie à cause des gens dans la rue. Ce qui me frappe, c’est que la différence très évidente ici est précisément, comme vous l’avez dit, la question des bottes sur le terrain. La guerre [du Vietnam] s’est terminée à cause de l’indignation populaire, mais cette indignation s’est accrue parce que de jeunes Américains étaient enrôlés pour combattre dans cette guerre. Je me demande seulement à quel degré la guerre dans laquelle l’Amérique est impliquée ici peut vraiment les concerner autant, si les Américains ne combattent pas et donc ne meurent pas.
Khalidi : Je pense que vous avez raison. L’absence d’implication active d’un grand nombre de troupes américaines fait de cela une situation très différente de la guerre d’Iraq ou de la guerre du Vietnam. Mais d’un autre côté, je pense que le changement a été plus rapide ici. Il a fallu des années à l’opinion publique pour s’opposer à la guerre au Vietnam. Même avec l’Irak, il a fallu une année ou deux. Il y a eu un changement extraordinaire dans l’opinion publique sur la guerre actuelle, et relativement rapidement.
Inutile de le dire, cela n’a eu absolument aucun impact sur les décideurs ou sur l’élite. Les médias grand public sont aussi aveugles qu’ils l’ont toujours été, aussi prêts à faire de la publicité à n’importe quel monstrueux mensonge israélien, à agir comme des sténographes du pouvoir, en répétant ce qui est dit à Washington. Cela n’a pas changé. Mais bon, cela n’a pas changé non plus pour le Vietnam pendant pas mal de temps. Cela n’a pas changé pour l’Irak pendant pas mal de temps. Les élites ne répondent jamais à l’opinion publique, sauf quand elles sont sous une pression bien plus grande, je pense, que celle qu’elles ressentent maintenant.
O’Connell : La vitesse de ce changement dans l’opinion publique aux États-Unis, et son intensification ici en Europe, me semblent largement reliées à la visibilité de la violence. Les gens parlent souvent du fait d’être témoins du « premier génocide en direct ». Nous n’avons pas besoin de Seymour Hersh ou de quiconque d’autre pour déterrer des preuves d’un massacre. Nous prenons nos téléphones et nous sommes immédiatement confrontés à des images de la violence et de la dépravation les plus horribles. Cela doit être un facteur.
Khalidi : C’est vrai. Mais vous devez être très prudent en supposant que le public tout entier est exposé à ces images. Il y a un segment du public — les éléments les plus âgés, les plus conservateurs — qui ne sauraient pas comment utiliser Instagram ou TikTok même si leurs vies en dépendaient. Mais plus vous descendez l’échelle des âges, plus ce que vous venez de dire est vrai. Quiconque est assez jeune et assez indépendant des médias grand public voit ce que vous venez de décrire et est horrifié. Ils savent que les médias grand public mentent jusqu’aux dents et que chaque politicien ment. C’est vrai de beaucoup de gens plus âgés aussi. Mais encore une fois : plus ils sont âgés, riches, blancs — au moins aux États-Unis — moins il est probable que les gens voient ou croient ces images.
O’Connell : Est-ce que les actions d’Israël en Palestine peuvent être considérées comme un génocide ? Il me semble très difficile de faire sens de ce qu’ils font si vous ne croyez pas que, au moins, une sorte de projet d’épuration ethnique est en cours.
Khalidi : Il faut comprendre plusieurs choses. La première, c’est qu’il y a un désir presque inextinguible de vengeance pour ce qui est arrivé le 7 octobre de l’an dernier : la destruction non seulement de la division de Gaza de l’armée israélienne, mais aussi d’un grand nombre de colonies le long de la frontière de Gaza ; l’assassinat du plus grand nombre de civils israéliens depuis 1948 ; l’enlèvement de plus d’une centaine de civils et peut-être d’une centaine de soldats ; la destruction d’un sentiment de sécurité, qui est la pierre angulaire de la manière dont les Israéliens se voient. Donc la soif de vengeance pour ce qui est arrivé semble être inextinguible. C’est la première chose.
La deuxième chose est que l’establishment de la sécurité israélienne a un plan. Chaque fois qu’Israël est en guerre, il attaque des populations civiles sous le prétexte qu’il y a une cible militaire au même endroit. Il a déjà fait cela. Il y avait toujours ostensiblement une cible militaire quelque part, mais l’objectif n’était jamais seulement la cible militaire. L’objectif était aussi de punir des civils et de les forcer à se retourner contre les insurgés. C’est leur pratique et cela l’a toujours été. C’est emprunté directement à la doctrine militaire britannique. Regardez les guerres britanniques au Kenya, en Malaisie, et vous verrez que l’armée britannique a fait la même chose. Ce que je veux dire, donc, c’est qu’ils tuent des civils intentionnellement. Ils rendent la vie impossible intentionnellement. Ils rendent Gaza inhabitable intentionnellement, comme un moyen — dans les esprits tordus, les esprits de criminels de guerre de l’État-major— de forcer la population à se retourner contre les insurgés.
Et la troisième chose est qu’il y a un projet de colonialisme de peuplement au nord de Gaza : reprenez un morceau de Gaza, videz-le de sa population et plantez-y des colons. Maintenant cela peut se produire ou non, mais de nombreux ministres de premier plan ont appelé à installer de nouvelles colonies là-bas. Ces trois éléments, je dirais, expliquent les atrocités que nous voyons. Si cela ne correspond pas à la description d’un génocide, alors jetez la Convention de génocide. Elle n’a absolument aucune valeur.
O’Connell : Dans le même ordre d’idées, il est très difficile de comprendre ce qu’a pu être le plan du Hamas en exécutant les attaques du 7 octobre, sauf si vous considérez qu’ils savaient qu’une version de ce qui se passe allait arriver et que cela faisait donc partie de leur plan.
Khalidi : Je pense que vous devez supposer trois choses. La première est que le Hamas avait sans aucun doute un ensemble d’atteintes irréalistes sur ce qui se passerait dans la région une fois qu’ils lanceraient cette offensive. Ils semblent avoir cru qu’il y aurait des soulèvements dans toute la Palestine, que tous leurs alliés iraient en guerre avec eux et que ce serait la guerre qui mettrait fin à toutes les guerres. Je parle ici des gens dans les tunnels, de l’aile militaire du Hamas. Je ne parle pas du reste du leadership du Hamas en dehors de la Palestine, dont je ne pense pas qu’ils avaient nécessairement les mêmes attentes irréalistes. Les gens qui ont planifié cette attaque n’avaient pas une compréhension claire de la situation régionale, ni de la situation dans le reste de la Palestine. Et donc ils ont fait quelque chose qui n’a pas produit ce qu’ils espéraient.
La deuxième chose est qu’ils n’ont pas pris le plein contrôle du champ de bataille qu’ils ont créé, ou peut-être de leurs propres forces et de celles de leurs alliés. Ils n’ont pas arrêté les gens qui entraient par les ouvertures des grilles et faisaient ce qu’ils ont fait. En plus, il semble y avoir eu une soif de vengeance de la part de beaucoup des personnes qui ont mené cette attaque. Et cela a conduit à des atrocités, à des brutalités, à des attaques contre des civils. Vous ne pouvez pas dire qu’ils n’avaient pas l’intention de faire cela. Si vous retournez en arrière et écoutez la déclaration de Mohammed Deif, le chef de l’aile militaire du Hamas, le matin de l’attaque, il parle d’attaques contre des civils. Il semble y avoir eu un désir de vengeance, bien qu’évidemment avec des moyens plus limités que ceux que possède Israël. Et je ne le compare pas à ce désir incessant, apparemment inextinguible, de vengeance de la part de l’armée israélienne que nous voyons quotidiennement, mais je pense que c’est aussi un élément pour le Hamas.
Troisièmement — et je ne suis pas aussi sûr de cela que je le suis des deux premières choses que j’ai mentionnées — il est possible qu’ils n’aient pas apprécié le degré auquel les attaques contre les civils justifieraient et faciliteraient la réponse complètement disproportionnée d’Israël. Vous pouvez contraster cela avec la manière dont le Hezbollah semble avoir très soigneusement essayé de cibler les installations militaires et industriels dans ses attaques. Maintenant, leurs attaques ont tué beaucoup de civils dans le nord d’Israël, mais c’est un nombre minuscule en comparaison de ce qui est arrivé autour de Gaza le 7 octobre. Cela reflète le fait de comprendre qu’il peut y avoir des manières de limiter les représailles d’Israël. Je ne suis pas sûr que cela a à voir avec le respect du Hezbollah pour les lois de la guerre, ou une compréhension de l’aspect moral de la guerre ; je pense que cela a à voir avec de froids calculs politiques, ce qui montre un degré de sophistication politique que je ne pense pas que le Hamas possède. Vous aurez de jeunes gens qui disent : « Comment pouvez-vous critiquer la résistance ? » Eh bien, si vous ne voulez pas accepter le droit international, si vous ne voulez pas accepter la moralité, quid de la politique ? Et quid ce qui est intelligent ? Et de ce qui est stupide ? Je n’essaie pas de louer le Hezbollah. Je décris juste ce qui est arrivé.
O’Connell : Vous projetez, je crois, d’écrire un livre sur l’Irlande en tant que laboratoire pour les sortes de pratiques coloniales qui ont été plus tard appliquées en Palestine. En tant qu’Irlandais, je suis conscient que mon pays est une anomalie en Europe, et en Occident plus généralement, dans le large soutien pour la Palestine parmi sa population — qui se reflète sous une forme très édulcorée dans son gouvernement. Et une explication évidente est que nous savons ce par quoi est passée la Palestine, parce que nous en avons eu l’expérience. Bien que je pense souvent que cette comparaisons est exagérée : Margaret Thatcher n’a jamais bombardé jusqu’à l’écrasement Belfast-Ouest pour écraser l’IRA…
Khalidi : Mais excusez-moi, cela n’a pas commencé avec Margaret Thatcher. Il est parfaitement clair que chacun en Irlande pense à la totalité des 850 ans de son histoire, en remontant à Henri II et Strongbow. Ils ne pensent pas seulement aux Troubles.
O’Connell : Non, bien sûr. Cela fait sens que nous, Irlandais, sympathisons instinctivement, sur la base de cette histoire, avec la lutte palestinienne. Mais ce que je trouve étrange est l’idée que vous auriez besoin d’une mémoire culturelle de la colonisation — besoin d’être Irlandais, ou Algérien, ou Kényan, ou quoi que ce soit — pour comprendre que ce qu’on a fait subir aux Palestiniens est mal.
Khalidi : Eh bien, que puis-je dire ? Je pense que l’Irlande est réellement un cas spécial, parce que c’est la première colonie européenne outre-mer, et qu’aucun pays n’a eu une expérience coloniale aussi longue que celle de l’Irlande. Cela explique partiellement certaines sympathies irlandaises.
Cela dit, je suis d’accord avec vous. Je pense que c’est monstrueux que les Allemands, par exemple, ne puissent dire : « Nous avons commis un génocide contre les Héréros et les Namas en Afrique du Sud-Ouest et nous avons regardé sans rien faire pendant que nos alliés ottomans commettaient un génocide contre les Arméniens pendant la Première guerre mondiale, et nous avons commis un génocide contre les juifs dans l’Holocauste, donc l’Allemagne porte une responsabilité extraordinaire vis-à-vis des génocides, au point de ne jamais se permettre encore un autre génocide, or un génocide est en train de se produire en Palestine. » Cela n’arrive pas en Allemagne, cette connexion entre les différents génocides dans lequel le pays était impliqué de différentes manières. Cela n’arrive jamais. J’ai peur que ce ne soit vrai de toutes les anciennes puissances coloniales.
O’Connell : Une chose que j’ai notée à plusieurs reprises l’année passée est que chaque fois qu’on parle du Moyen-Orient dans les médias européens et américains, c’est toujours avec une compréhension qu’Israël, pour le mettre dans des termes littéraires, est le protagoniste.
Khalidi : Je le dirais un peu différemment. Mon objection aux organes d’opinion comme The New York Times est qu’ils voient absolument tout depuis une perspective israélienne. « Comment cela affecte-t-il Israël, comment est-ce que les Israéliens le voient ? » Israël est au centre de leur vision du monde et c’est vrai de nos élites en général, dans tout l’Occident. Les Israéliens ont très astucieusement facilité encore davantage cette perspective israélocentrée, en empêchant tout reportage direct depuis Gaza.
Le point d’observation des reportages sur Gaza est Israël, donc les journalistes occidentaux appellent d’Israël ces pauvres correspondants locaux à Gaza, qui sont pourchassés par les Israéliens un par un. Ces personnes sont choisies pour être tuées parce qu’elles travaillent pour les journalistes occidentaux. Et à chaque journal occidental qui refuse de dire « Israël ne nous autorise pas à faire nos reportages à partir de Gaza », et qu’Israël tue délibérément des journalistes, l’opprobre et la honte qui leur incombent devraient être infinis.
O’Connell : Dès les premières semaines de cette guerre, il y a eu une attention constante dans les médias sur la politique des universités. Evidemment ces manifestations sur les campus étaient très importantes, mais il y a eu un sentiment net que l’attention sur elles et sur les lignes de front de la guerre culturelle autour d’elles fonctionnait comme une distraction de la violence effective se déroulant en Palestine.
Khalidi : Je suis d’accord. C’était devenu l’histoire principale, et cela a complètement détruit l’objectif des étudiants et des opposants à la guerre, qui étaient d’attirer l’attention sur les atrocités perpétuées à Gaza. Cela représente, encore une fois, un succès pour l’élite médiatico-entrepreneuriale qui a détourné ce qu’ils ne voulaient pas que nous voyions vers des allégations d’antisémitisme — ce qui est bien sûr l’arme de choix pour des gens qui n’ont pas d’argument. Si vous n’avez pas d’argument pour justifier ce que vous faites, vous empêchez d’autres personnes de le contester en les appelant antisémites. C’est une stratégie brillante.
O’Connell : Vous pourriez espérer qu’elle devienne moins efficace, simplement à force d’être utilisée.
Khalidi : Cela s’aggrave au contraire. La collaboration entre les services de sécurité des campus, l’implication des services de police locale, l’implication du FBI et du ministère de la justice. L’interpénétration entre les renseignements israéliens et les renseignements américains et entre les services de sécurité israéliens et les services de la police américaine, et la façon dont toutes les universités se sont coordonnées et ont collaboré et ont consulté, signifie que vous avez une situation qui se répète à l’identique, université après université, collège universitaire après collège universitaire : une répression générale des activités sur les campus. Nous avons à Columbia ce que, je pense, vous appelleriez une situation de prison de basse sécurité, avec des checkpoints et un passage électronique sur le campus. La persécution du corps enseignant et du personnel, la persécution des étudiants, la fermeture d’événements — on peut continuer la liste, et cela arrive partout, sur tous les campus américains, comme conséquence d’une collaboration assez intense et d’une coordination et d’une pression des responsables élus, des donateurs, des conseils d’administration, des anciens étudiants et des parents.
O’Connell : Donc l’anxiété du côté des universités n’est pas tant qu’elles seraient du mauvais côté de l’histoire ou qu’elles pourraient être complices d’un véritable antisémitisme. Cela a à voir plutôt avec la manière dont ces questions pourraient affecter les dons et d’autres sources de revenus ?
Khalidi : Exactement. C’est l’argent et la peur d’une responsabilité juridique. La façon dont la loi américaine contre la discrimination a été transformée en une arme pour étouffer la dissension est effrayante. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire américaine. Vous avez eu cela pendant l’ère McCarthy. Vous l’avez eu à différents moments de l’histoire américaine. Mais c’est assez effrayant.
O’Connell : Les pressions sur la libre expression, la vitesse à laquelle les universités en viennent à ressembler à de grandes entreprises : pensez-vous que ces choses ont contribué à un rôle moindre de l’université dans la société ?
Khalidi : Les universités américaines ont laissé tomber leurs masques. Elles ne sont clairement pas des institutions où les idées et les opinions des enseignants, ou le bien-être des étudiants, sont les premières préoccupations. Il est très clair que les grosses universités privées sont principalement des institutions financières, d’immenses fonds spéculatifs avec d’importants portefeuilles immobiliers, qui ont un objectif accessoire, celui de tirer de l’argent des étudiants. Il y a une rhétorique du bien-être étudiant, qui est utilisée pour faire avancer les intérêts d’une minorité d’étudiants aux dépens de ceux d’une majorité d’entre eux. Mais cette rhétorique est complètement fausse. En tant qu’institutions, les universités n’ont absolument aucun respect pour les voix des enseignants, et n’y prêtent aucune attention. En mai dernier à Columbia, la Faculté des arts et des sciences a procédé à un vote de défiance contre la présidente, la Baronne Nemat Shafik, à propos du traitement des manifestants étudiants. La défiance a été votée à deux contre un. Vous pourriez penser que cela a une certaine importance. En fait, cela aurait aussi bien pu ne pas se passer. Les étudiants ne viennent pas à l’université pour voir des vice-présidents et des doyens habillés coûteusement et sur mesure. Ils viennent pour apprendre, avec des enseignants. Les opinions des étudiants, pourriez-vous penser, pourraient avoir une importance. Mais non. « Nous sommes un fonds spéculatif. Nous sommes un empire immobilier. Et nous nous préoccupons en premier lieu d’autres détenteurs de fonds spéculatifs qui sont, dans des termes fiduciaires, nos propriétaires. »
O’Connell : J’étais sur le point de dire que, comme vous partez à la retraite, ce n’est plus votre problème. Mais bien sûr, c’est notre problème à tous.
Khalidi : C’est un problème pour la société américaine. Et c’est très affligeant. Je veux dire, cela va avec la manière dont nos politiques sont complètement dominées par l’argent. Cela va avec le fait qu’un Jeff Bezos, qui possède The Washington Post, ou un Patrick Soon-Shiong, qui possède le Los Angeles Times, peuvent complètement changer l’orientation d’un journal, comme c’est arrivé avec les décisions récentes de ne pas soutenir une candidate à la présidentielle.
Ce sont des exemples crus, mais ce genre de choses arrive tout le temps, dans l’ensemble des médias institutionnels. Ce qui n’est qu’une des raisons pour lesquelles les médias alternatifs, et les réseaux sociaux, deviennent une part de plus en plus large de ce à quoi les gens prêtent effectivement attention. Parce que la corruption de ce monde entier sent tellement mauvais que cela finira tôt ou tard par rebuter les gens. La mort des médias institutionnels, à laquelle j’aspire avec ferveur, a, je pense, été hâtée. Il s’est révélé que c’est seulement l’argent qui mène tout.
O’Connell : Quel effet pensez-vous que le deuxième mandat de Trump aura probablement sur la vie universitaire aux États-Unis ?
Khalidi : La situation sur les campus est épouvantable, elle est devenue pire en un an et continuera à s’aggraver. L’attaque des politiciens, des médias et des donateurs contre la libre expression, lcontre a liberté académique et contre l’indépendance des universités a été féroce. Il n’y aura aucune différence fondamentale, excepté que ces mêmes acteurs seront plus ouverts et moins hypocrites dans leur répression. Virginia Foxx, Elise Stefanik et les autres du même acabit faisaient déjà dancer sous leurs ordres les lâches qui dirigent les universités, avec l’approbation universelle des donateurs et des médias. Je n’attends aucun changement fondamental, simplement un approfondissement et une extension des tendances pernicieuses existantes. Plus d’enseignants et de membres du personnel seront licenciés, ce qui en découragera d’autres d’agir selon leur conscience ; plus d’étudiants seront punis et jugés, plus de programmes et de départements seront fermés, et plus d’agents de la répression seront recrutés pour contrôler les universités et même pour y « enseigner ». L’apocalypse allégée deviendra simplement une apocalypse plus complète.
O’Connell : Bien qu’il soit difficile d’imaginer que les choses deviendront pire pour les Palestiniens qu’elles ne sont déjà avec Biden à la Maison blanche, prévoyez-vous une détérioration de la situation des Palestiniens avec Trump au pouvoir ?
Khalidi : Il est impossible de dire ce que Trump fera en matière de politique étrangère. Une bataille semble avoir lieu entre les néoconservateurs faucons [bellicistes] et les isolationnistes pour obtenir l’écoute de Trump. Comment cela affectera la Palestine n’est pas clair. Les choses qui ont été désastreuses peuvent empirer, ou peut-être pas. Il est difficile de voir ce que Trump pourrait faire qui soit pire que ce que Biden-Harris ont déjà fait en treize mois, mais comme nous l’avons appris des années 1970 et 1980 pendant la guerre au Liban, les choses peuvent toujours empirer.
Je doute que Trump veuille une guerre avec l’Iran, ou en fait qu’il veuille que la guerre à Gaza et au Liban fasse encore rage quand il prendra ses fonctions. Cependant, cela ne poussera pas nécessairement le gouvernement de Netanyahou à changer d’orientation. La queue a fortement agité le chien, et pendant assez longtemps, et la capacité des décideurs politiques américains à croire, ou à prétendre croire, chaque mensonge transparent énoncé par leurs interlocuteurs israéliens (« boucliers humains », « toutes les précautions sont prises pour éviter les victimes civiles », « pas de nettoyage ethnique », « pas de génocide », « aucune intention de se réinstaller à Gaza », etc) semble sans limite. Je doute que cela change le moins du monde sous Trump.
O’Connell : D’habitude, ces sortes d’entretiens se terminent en réclamant une lueur d’espoir. Mais étant donné les réalités actuelles, je ne voudrais pas vous insulter en posant même la question.
Khalidi : Eh bien, si vous le faisiez, je vous dirais que les changements dans l’opinion publique que nous avons vus en Occident quand Israël et la Palestine sont concernés sont un signe avant-coureur de changement. Cela ne sera pas rapide. Cela sera plus difficile que pour le Vietnam, plus difficile que pour l’Irak, plus difficile que le changement autour de l’apartheid en Afrique du Sud. Les élites lutteront bec et ongles pour ne rien changer. Mais je pense que ce changement actuel offre un tout petit peu d’espoir pour l’avenir. Si vous comprenez comment le projet israélien est intimement et intégralement lié à l’Occident, alors un changement dans l’opinion publique occidentale va avoir tôt ou tard un impact sur Israël.
Israël a toujours bénéficié d’un soutien d’ensemble dans chaque pays occidental, à très peu d’exceptions près. Il n’avait jamais perdu l’opinion publique. Il a maintenant perdu l’opinion publique. Cela peut changer, et l’évolution n’est pas inévitable, mais si cette tendance continue, les choses changeront en mieux, aussi férocement que les élites pro-Israël résistent. Israël ne peut continuer sans le soutien complet de l’Occident. Ce n’est pas possible. Le projet ne marche pas. Nous sommes dans un monde différent du monde où nous avons été pendant plus d’un siècle. Et cela pourrait être une source d’optimisme.
Rashid Khalidi est l’auteur de The Hundred Years’ War on Palestine: A History of Settler Colonialism and Resistance, 1917–2017 [La Guerre de Cent ans contre la Palestine : une histoire de colonialisme de peuplement et de résistance, 1917-2017], entre autres ouvrages sur l’histoire palestinienne. Il est professeur émérite Edward Said d’Études arabes modernes à Columbia. (décembre 2024)
Le livre le plus récent de Mark O’Connell est A Thread of Violence: A Story of Truth, Invention, and Murder. [Un Fil de violence : une histoire de vérité, d’invention et de meurtre] (décembre 2024)
- Photo : Marjan Teeuwen: Maison détruite à Gaza 3, 2017