« Nous écrivons en tant que membres juifs du corps enseignant de Columbia et de Barnard en réponse au deuxième rapport du Groupe de travail sur l’antisémitisme, qui documente un certain nombre d’incidents perturbants et d’expériences des étudiants. Nous rejoignons les auteurs du rapport en ce que nous détestons toutes les occurrences de harcèlement, d’intimidation et de violence contre des étudiants en tant qu’ils sont juifs, et nous sommes d’accord qu’à Columbia ‘personne ne devrait se sentir exclu, marginalisé, ni subir un manque de respect ou d’écoute’. Nous écrivons pour démontrer que le rapport ébranle ces valeurs fondamentales en soumettant les incidents décrits à une analyse et à un cadre qui ne représentent pas correctement leur signification et leurs implications. Nous sommes préoccupés par la façon dont ce rapport largement diffusé contribue à un récit hostile sur Columbia qui est utilisé pour justifier des ingérences dans la gouvernance et les activités de l’institution. »
5 septembre 2024
À: Katrina Armstrong, présidente par interim, Université Columbia
Laura Rosenbury, présidente, Barnard College
Thomas Bailey, président, Teachers College
Angela Olinto, provost, Université Columbia
CC: Dennis Mitchell, Conseiller principal de la présidence sur l’inclusion et l’intégration
Amy Hungerford, Doyenne de la Faculté et vice-présidente des Arts & des Sciences
Josef Sorett, Doyen de Columbia College et vice-président pour l’enseignement de premier cycle
Carlos Alonso, Doyen de l’École doctorale des Arts & des Sciences
Jeanine D’Armiento, président, Comité exécutif, Sénat de l’université Columbia
Dima Amso, présidente, Comité des politiques et de la planification des Arts & des Sciences
Chère Madame la présidente par intérim Armstrong, chère Madame la présidente Rosenbury, cher Monsieur le président Bailey et chère Madame le provost Olinto:
Nous écrivons en tant que membres juifs du corps enseignant de Columbia et de Barnard en réponse au deuxième rapport du Groupe de travail sur l’antisémitisme, qui documente un certain nombre d’incidents perturbants et d’expériences des étudiants. Nous rejoignons les auteurs du rapport en ce que nous détestons toutes les occurrences de harcèlement, d’intimidation et de violence contre des étudiants en tant qu’ils sont juifs, et nous sommes d’accord qu’à Columbia ‘personne ne devrait se sentir exclu, marginalisé, ni subir un manque de respect ou d’écoute’. Nous écrivons pour démontrer que le rapport ébranle ces valeurs fondamentales en soumettant les incidents décrits à une analyse et à un cadre qui ne représentent pas correctement leur signification et leurs implications. Nous sommes préoccupés par la façon dont ce rapport largement diffusé contribue à un récit hostile sur Columbia qui est utilisé pour justifier des ingérences dans la gouvernance et les activités de l’institution.
Le rapport est marqué par des omissions flagrantes, oublieuses du contexte et de la conjoncture, jetant les problèmes réels qu’il discute dans un vide politique. Sa méthode de recherche qui confond impressions et faits et utilise des définitions commodément évasives d’importants concepts-clés — non seulement celui d’antisémitisme, mais aussi ceux de sionisme et d’anti-sionisme — échoue aussi à représenter avec quelque nuance les motivations et les engagements complexes de nombreuses parties sur le campus. Dans certains cas, des représentations purement et simplement déformées factuellement d’incidents ou de paroles spécifiques remettent en question non seulement le récit central du rapport mais même le sérieux avec lequel il affronte le problème des préjugés et des biais. Enfin, ses recommandations de politiques menacent dans certains cas d’endommager encore davantage le tissu de notre communauté et il semble peu probable qu’elles répondent aux besoins réels de toutes les parties de notre campus affectées par le conflit en Israël-Palestine. Nuance et précision sont importantes quand on cherche à restaurer la confiance, l’ouverture et la libre expression dans un climat de recherche ouverte. L’honnêteté intellectuelle et le respect pour toutes les parties touchées importent si nous voulons protéger les membres de la communauté dans une période de conflit armé. Nous ne pouvons atteindre ces objectifs cruciaux avec l’instrument grossier qu’est ce rapport du Groupe de travail.
Omission du contexte et de la conjoncture
Les incidents alarmants rapportés par le Groupe de travail et ses recommandations ambitieuses circulent déjà largement comme une preuve de l’horrible climat régnant sur le campus de Columbia, d’un antisémitisme endémique et d’un biais de grande envergure de la part des étudiants et des enseignants, ainsi que de l’échec de l’administration à résoudre le problème. Le rapport fait donc déjà de sérieux torts à la réputation de Columbia. Mais des failles considérables deviennent apparentes quand le rapport est lu avec attention. En fait, le rapport fait beaucoup plus que de détailler des incidents sur un antisémitisme allégué : le Groupe de travail contribue à monter un dossier contre notre université, un dossier en accord (même si c’est involontaire) avec un mouvement de droite plus large qui instrumentalise les accusations d’antisémitisme comme des armes non seulement pour supprimer tout discours politiques critique de l’État d’Israël, mais aussi pour saper la légitimité et l’autonomie des institutions démocratiques, en particulier des universités, des écoles secondaires publiques et des syndicats.
Nous offrons plus loin quelques explications détaillées de ces failles mais nous voulons d’emblée mettre en lumière la déficience fondamentale du rapport, dont les autres découlent inévitablement : son incapacité flagrante à reconnaître (à l’exception d’une unique phrase en passant) la décimation de Gaza par Israël — l’assassinat de dizaines de milliers de Palestiniens, la destruction des universités, des hôpitaux, des mosquées, des stations d’épuration, des maisons, de l’infrastructure, de l’agriculture et ainsi de suite. Alors que le rapport discute, à juste titre, de l’attaque odieuse du Hamas le 7 octobre, son échec à discuter du bombardement en cours par Israël et du siège de Gaza produit l’impression que les étudiants manifestant contre Israël agissent par quelque haine surnaturelle des juifs plutôt qu’en réponse à l’une des plus horribles crises humanitaires de leur génération (même s’ils le font parfois avec une rhétorique que beaucoup d’entre nous trouvent offensante). Aucune confiance commune ne peut être reconstruite tant que les manifestants anti-guerre seront traités comme des fauteurs de trouble de mauvaise foi et anti-juifs. Une telle caractérisation injuste est contre-productive, car elle peut pousser les manifestants à mépriser des accusations d’antisémitisme qui seraient quant à elle légitimes et à être moins ouverts pour s’informer sur elles. Une étude remarquable de l’université Brandeis a récemment conclu qu’il n’y a presque pas de chevauchements entre les étudiants hostiles envers l’État d’Israël et ceux hostiles envers les juifs.
Il y a une autre conséquence au manque de contexte dans le rapport : les manifestations à l’extérieur du campus étaient celles qui contenaient la majeure partie de la rhétorique violente. Selon nous, elles ont été attirées là en premier lieu par la suspension de deux groupes étudiants pro-Palestine par l’ex-présidente Shalik. Cet acte a intensifié les protestations et a fait de notre campus une poudrière, créant de multiples façons l’atmosphère sur laquelle le Groupe de travail était chargé d’enquêter.
La méthode : confondre impressions et faits
Le Groupe de travail affirme fièrement que ses conclusions ont été basées sur l’induction, s’appuyant seulement sur les impressions et les expériences que ses membres ont rassemblées lors de sessions d’écoute de plus de 500 étudiants étalées sur plusieurs mois. Bien que l’invitation à ses sessions vienne d’une entité appelée Groupe de travail sur l’antisémitisme, celui-ci n’a jamais donné de définition du sujet des sessions : l’antisémitisme. Pourtant il en a imposée une par son cadrage et par ses biais implicites en demandant aux étudiants de partager « leurs peurs et leurs inquiétudes ». L’invitation présentait donc comme conclusion inéluctable que, de fait, les étudiants juifs étaient effrayés et inquiets— et elle impliquait qu’ils avaient d’amples raisons de l’être. Dans certains cas, ils en avaient certainement, mais les termes mal définis de la sollicitation du Groupe de travail, à un moment particulièrement chargé de divisions et de stress sur le campus, ont fait de leurs investigations un marteau à la recherche de ses clous. Et quand certains étudiants se sont opposés aux procédures du Groupe de travail, ils ont été repoussés à grands cris par sa co-présidente.
Les témoignages cités dans le rapport varient largement. Pourtant le rapport ne fait aucun effort pour distinguer les discussions ou slogans qui ont mis quelques étudiants juifs mal à l’aise ou avec lesquels ils étaient en désaccord, et les incidents témoignant de biais réel, de discrimination, d’un manque de sécurité ou d’exclusion. Alors que des exemples de ces derniers cas ont certainement eu lieu, ils ont été moins fréquents que le rapport ne le suggère quand il les regroupe avec les premiers, d’une manière qui prête à confusion. Le rapport échoue à différencier des exemples qualitativement très différents, en les identifiant tous comme « occurrences d’antisémitisme ».
Définitions trompeuses d’antisémitisme, d’anti-sionisme et de sionisme
Le rapport donne « une définition de travail » de l’antisémitisme et avertit qu’elle ne sert qu’à des objectifs de « pédagogie et de formation. Elle n’est pas conçue pour être utilisée dans des procédures disciplinaires ». Nous apprécions le caveat sur les procédures disciplinaires, mais que vise-t-elle, exactement, à enseigner et former ? Selon nous, quelques leçons déroutantes, particulièrement dans son affirmation que l’hostilité exprimée contre Israël en temps de guerre est nécessairement antisémite.
On y lit :
L’antisémitisme est un préjugé, une discrimination, la haine ou la violence dirigées contre des juifs, y compris des Israéliens juifs. L’antisémitisme peut se manifester de différentes manières, par exemple par des injures ethniques, des épithètes et des caricatures ; par des stéréotypes, des tropes et des symboles antisémites ; le déni de l’Holocauste ; en ciblant violemment des juifs ou des Israéliens ou en célébrant la violence contre eux ; par l’exclusion ou la discrimination basées sur une identité ou une ascendance juives ou des liens réels ou perçus avec Israël ; et par certains doubles standards appliqués à Israël.
Bien sûr, il est totalement inacceptable de « faire de la discrimination contre » ou de « cibler » un groupe sur le campus « de manière violence » ou d’exclure quiconque sur la base d’une identité ou d’ascendance. Mais la référence aux doubles standards représente une importation par la porte de derrière de la définition tristement célèbre et controversée de l’IHRA qui, dans ses exemples, condamne la plupart des critiques de l’état d’Israël comme antisémites, au pint de conduire récemment son auteur, Kenneth Stern, à mettre l’accent sur ses conséquences involontaires et dangereuses pour les étudiants juifs sur les campus universitaires.
Le Groupe de travail assimile anti-sionisme et antisémitisme, ouvrant alors un nouveau casse-tête : les significations de sionisme et d’anti-sionisme. Le rapport offre sa propre version de ses termes, une version qui verrouille même tout débat scientifique : il décrit le sionisme comme soutenant « le droit d’Israël à exister » (une phrase à la mode, mais qu’est-ce que cela signifie vraiment de dire qu’un État-nation quelconque a un droit à exister ?) : il décrit l’antisionisme comme promouvant « une dissolution active de l’unique État juif du monde ». Il rate complètement l’opportunité pédagogique d’expliquer que tous ces termes ont été contestés, notamment parmi les juifs, depuis l’essor du mouvement sioniste à la fin du XIXe siècle et que cela reste un sujet de recherche universitaire rigoureuse de nos jours.
Les deux définitions sont faussées par leur caractère incomplet. La description du sionisme dans le rapport comme le « droit à exister d’Israël » laisse de côté la phrase toujours impliquée « en tant qu’État juif ». Le sionisme soutient que pour qu’Israël existe en tant que tel il faut maintenir une domination politique juive, continuer à coloniser un territoire habité par les Palestiniens et contenir ce que les organisations sionistes appellent « la menace démographique ». Pour les anti-sionistes (et soyons clair : les manifestants sur le campus ne s’identifieraient pas tous comme tels), l’ethno-nationalisme au coeur du sionisme est en conflit avec les principes de la démocratie et de l’égalité. Cette critique n’est pas en elle-même anti-juive, donc l’anti-sionisme, un ensemble de convictions intellectuellement large et historiquement important, ne peut être rejeté comme étant antisémite, comme le fait finalement le rapport. Nous ne pouvons avoir un dialogue ouvert sur ce sujet difficile, par-delà nos différences, si les étudiants, les enseignants et d’autres ne sont pas libres de critiquer un État moderne et ses actions ou de débattre d’une philosophie politique comme le sionisme. Notre cursus de base est fondé sur des débats ouverts à propos de toutes les philosophies politiques. Et les statuts de notre université affirment (§ 440) que l’université « ne limite pas la discussion parce que les idées exprimées pourraient être jugées offensantes, immorales, non respectueuses ou même dangereuses ».
Le clause des « doubles standards » dans la définition de l’antisémitisme du rapport soulève une autre kyrielle de questions. Quels doubles standards sont-ils indiqués par le « certains » ? Quelques phrases, plus loin dans le rapport, offrent des indices en répétant des clichés idéologiques conçus pour arrêter toute discussion ouverte. « Quelle est la justification pour cibler Israël, mais pas la Chine ou la Turquie — sans parler de l’Iran, de la Syrie ou de la Corée du Nord ? » Est-ce que les auteurs l’ignorent vraiment ? Dans cette prétendue « singularisation » d’Israël, les manifestants se sont alignés — mais avec un point de vue différent — sur un politique américaine consistante remontant à John Fitzgerald Kennedy qui, comme tous les présidents après lui, a vanté « la relation spéciale » des États-Unis avec Israël. Israël est le plus grand bénéficiaire cumulé de l’aide étrangère des États-Unis ; il a reçu 12, 5 milliards d’aide militaire rien que cette année — et les dollars des impôts des Américains paient pour cela. Deuxièmement, contrairement à l’Iran, à la Syrie ou à la Corée du Nord, Israël se vante d’être la seule démocratie dans la région. Il doit être légitime de critiquer tout État qui ne vit pas selon ses propres principes.
La plainte à propos d’un « double standard » implique aussi qu’à chaque fois qu’une critique d’Israël s’exprime, d’autres acteurs étatiques dans le monde doivent être aussi mentionnés, de façon à créer un « standard unique ». Cela est aussi fondé sur l’insinuation erronée que l’appel aux désinvestissements des industries qui subventionnent la machine de guerre d’Israël serait unique, alors qu’il ne fait que rejoindre d’autres campagnes véhémentes de désinvestissement, contre l’Afrique du Sud de l’apartheid, les industries fossiles, les prisons privées et bien d’autres. Isoler Israël de ces protestations constitue, en fait, un double standard et est par conséquent inapproprié et indéfendable dans un cadre universitaire.
Représentation déformée d’incidents spécifiques
Le rapport fait état d’actes répugnants d’une flagrante rhétorique anti-juive sur le campus de Columbia/Barnard. Quelques-unes des railleries et des slogans de protestations les plus offensants, cependant, viennent d’acteurs à l’extérieur du campus et n’appartenant pas à sa communauté. Le rapport ne fait pas suffisamment cette distinction.
De plus, des incidents d’antisémitisme allégué sont présentés comme des faits sans qu’il y ait eu aucune enquête ou vérification. Quelques-uns sont rapportés faussement, comme l’accusation que le doigt d’un étudiant israélien a été fracturé par une manifestante : l’accusation d’une attaque dans le cadre d’un crime de haine a été abandonnée pour manque de preuves quand le procureur de district a découvert que l’incident s’était joué d’une manière très différente de celle rapportée au début et que le doigt de l’étudiant n’était en fait pas cassé (comme dans le cas de la représentation erronée du personnel enseignant décrite ci-après, la référence à cet incident a été effacée du rapport, sans indication explicite, lors d’une révision quelques jours après sa large distribution, voir Appendice).
De même, le rapport sélectionne l’information pour décrire l’atmosphère du campus de la pire façon possible. Par exemple, il dénonce comme antisémites « des bandes dessinées comparant les Israéliens à des putois » —mais laisse de côté le fait que les dessins de putois en question se référaient à un incident spécifique, au cours duquel des étudiants pro-Israël avaient pulvérisé sur des manifestants pro-désinvestissement (dont un bon nombre étaient eux-mêmes juifs) ce qu’on a pensé au début être un produit chimique nocif appelé « putois ». De même, le rapport dénonce des posters demandant « que les donateurs sionistes ne touchent pas à notre université », parce que cela serait la promotion d’un trope pernicieux sur l’argent et le contrôle juifs — mais il néglige d’indiquer que les donateurs pro-Israël des universités de l’Ivy League, dont Columbia, retiraient— ou menaçaient de retirer — assez publiquement leurs subventions si ces universités ne réprimaient pas les manifestants comme eux-mêmes le demandaient.
Le rapport invective les manifestants brûlant un drapeau israélien. Les étudiants attachés à Israël pourraient certainement objecter. Mais il s’agit de discours politique protégé. Mais, plus important dans le contexte de Columbia — et l’objectif de reconstruire la confiance et d’encourager les échanges d’idées ouverts —, l’université doit être capable d’imaginer ce que ce même drapeau représente pour les Palestiniens sur le campus. Si les auteurs du rapport ne peuvent saisir les significations extrêmement disparates qu’un drapeau national peut avoir en temps de guerre, il est difficile d’avoir confiance dans leurs idées pour encourager de meilleures discussions sur le campus à propos de problèmes difficiles.
Le rapport déplore que des clubs étudiants dont les objectifs n’ont rien à voir avec Israël ou la Palestine aient rejoint la coalition du CUAD [Columbia University Apartheid Divest, Désinvestissement de l’apartheid à l’université Columbia, une coalition pro-Palestine d’organisations étudiantes] et, dans certains cas, qu’ils aient interdit, implicitement ou explicitement, à des étudiants pro-Israël de participer à leurs réunions. Aucune preuve n’a été donnée sur la fréquence de telles actions, au-delà de l’affaire choquante du cas LionLez qui a eu un grand retentissement [*].
Pourtant, le contexte importe. Au lieu de considérer que ces étudiants se débattent, peut-être parfois maladroitement et avec des effets inacceptables, sur la manière de répondre à une guerre brutale — une guerre qui, selon des organisations juridiques et de défense des droits humains internationales implique des actions génocidaires —, le rapport les considère uniquement comme antisémites.
Bien qu’il prétende ne pas définir les critiques d’Israël comme antisémites, le rapport affirme à plusieurs reprises que critiquer le sionisme est de fait une attaque contre les juifs parce que 80% des juifs américains considèrent qu’Israël est « une partie essentielle et importante » de leur identité juive [1] . Par conséquence, raisonnent les auteurs :
« Exactement de la même manière qu’une politique du type ‘aucun juif accepté’ viole les lois anti-discrimination, la même chose peut aussi être vraie d’une politique du type ‘aucun sioniste accepté’. Cibler une caractéristique qui est étroitement corrélée avec une classe protégée peut être une voie indirecte pour cibler la classe protégée. Donc, de la même façon qu’un groupe ne peut pas dire ‘nous n’acceptons pas les membres qui mangent uniquement de la nourriture casher’, on ne peut pas dire ‘nous n’acceptons pas les membres qui sont sionistes’. »
Cette analogie nous frappe comme étant d’une stupéfiante obtusité, ou peut-être simplement malhonnête, mais dans tous les cas, elle est très insultante pour les étudiants qui se sentaient poussés à manifester. Que l’on soit ou non d’accord avec l’application du mot « génocidaire » pour décrire le bain de sang à Gaza et même si les étudiants sionistes ne devraient pas interdits des clubs du campus, les manifestants réagissaient à une catastrophe morale et matérielle, et pas à des pratiques alimentaires halachiques. Si Columbia veut vraiment engager les manifestants dans un dialogue ouvert et une compréhension de l’antisémitisme, dénigrer leurs motivations militantes n’est pas certainement la bonne façon de le faire. Les protestataires (y compris les juifs parmi eux) ne doivent pas non plus se sentir « exclus, marginalisés, ni subir un manque de respect ou d’écoute ».
Le rapport caractérise aussi de manière dangereusement fausse les membres du personnel enseignant qui se sont exprimés depuis un an contre le mauvais usage de l’accusation d’ « antisémitisme » pour éteindre la dissension et les manifestations étudiantes sur le campus. Un groupe de 23 enseignants juifs qui ont publié une lettre ouverte dans le journal Columbia Spectator le 10 avril 2024 (beaucoup d’entre eux étant aussi signataires ici) décriant la « transformation de l’antisémitisme en une arme de guerre » ont été calomniés dans le rapport du Groupe de travail, qui les liste nommément et les accuse « d’appeler à la fin de l’État d’Israël » dans leur lettre. La lettre ne contient aucun appel de la sorte, et indique en réalité que ses signataires offrent une large gamme d’attitudes et d’attachements vis-à-vis d’Israël : prétendre de façon mensongère (ou simplement même par pure négligence) qu’ils ont fait cet appel [à la fin de l’État d’Israël] a potentiellement exposé ces enseignants, collègues de ceux du Groupe de travail, à des répercussions violentes. (Le Groupe de travail a corrigé cette calomnie en réponse aux demandes qui leur ont été faites, mais le rapport avait déjà été largement diffusé pendant près d’une semaine, et le Groupe de travail n’a publié aucune déclaration d’excuse ou de rétractation ; voir Appendice).
Suggestions et ressources
Finalement, le rapport offre des recommandations dans un domaine dans lequel aucun membre du Groupe de travail n’a d’expertise. Nous ne sommes pas non plus experts dans la pédagogie anti-biais, mais nous pouvons observer la nature chauvine de quelques-unes des suggestions du rapport et mentionner quelques alternatives. Et en tant qu’enseignants qui avons parfois affaire à des discussions difficiles dans nos classes, nous pouvons offrir quelques principes généraux pour encourager un engagement ouvert et raisonné sur l’antisémitisme et sur d’autres biais qui ont surgi sur notre campus pendant une guerre d’une violence inlassable.
Parmi ses recommandations, le rapport, de manière révélatrice, liste la Ligue anti-diffamation [Anti-Defamation League, ADL] comme une ressource. Nous décourageons fermement l’université de s’engager envers l’ADL ou d’utiliser ses ressources. Reconnue largement comme une organisation de pression de droite, l’ADL est un des principaux pilotes aux États-Unis des mêmes genres de confusion, de confusion et de désinformation sur l’antisémitisme que ceux qui gâchent le rapport du Groupe de travail. Elle a toujours soutenu les législateurs et les causes qui s’opposent à l’égalité et à la justice sociale. Son objectif affirmé de protéger les intérêts politiques d’Israël gâcherait tout effort pour améliorer l’atmosphère à Columbia et — tout particulièrement après sa lettre exhortant les universités à enquêter sur les groupes pro-Palestine des campus pour rechercher leurs liens avec le terrorisme, malgré l’absence de preuves de l’existence de tels liens – proclamerait que l’intérêt de l’université est partial au lieu d’être orienté vers la communauté entière.
L’université devrait plutôt chercher des ressources qui donneraient la priorité aux approches holistiques et inclusives afin de faire face aux diverses sortes de préjugés auxquels nous sommes confrontés. Une approche à multiples facettes, engageant différents groupes, enverrait le bon message et aurait aussi de meilleurs résultats.
Dans la conjoncture actuelle, il est vital que l’université ne singularise pas seulement les impressions des étudiants juifs, les identifiant comme ceux spécialement en besoin de protection, à l’exclusion d’autres groupes affectés de manière égale par la situation en Israël-Palestine. À un moment où les étudiants palestiniens, arabes et musulmans, autant que les étudiants juifs et israéliens, ont perdu des membres de leur famille, vu leurs identités sous attaque et ont fait l’expérience d’autres sortes de douleurs et de préjugés, ce serait une insulte, et une insulte incendiaire de surcroit, de suggérer que seule la peine de certains étudiants mérite une attention et une protection spéciales.
Par conséquent, nous recommandons que l’université cible son programme non contre « l’antisémitisme » mais pour « un discours et une inclusion en temps de conflit » et qu’elle reconnaisse que les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne sont pas le résultat de préjugés indépendants mais, en premier lieu, d’une guerre réelle et brutale en cours qui affecte beaucoup de membres de notre communauté de manière disparate.
Pour équilibrer et étendre les ressources listées dans le rapport du Groupe de travail, nous indiquons :
- du matériel pour combattre la discrimination contre les membres de la communauté universitaire qui sont musulmans, arabes et palestiniens, développé et réuni par la Maison Blanche de Biden.
- un programme holistique par le centre d’éducation basé sur la communauté Parceo – « Cursus sur l’antisémitisme dans un cadre de libération collective », qui peut être ajusté à des besoins institutionnels spécifiques.
- du matériel pour combattre l’antisémitisme développé par l’Alliance Diaspora, un groupe international de plaidoyer qui se focalise sur la protection des juifs de l’antisémitisme et de l’exploitation politique, et a de forts engagements à prendre une approche globale de la diversité complexe des identités et des expériences juives.
Il serait dommage que nous ne tentions pas un plaidoyer final au nom de nos étudiants, y compris des étudiants juifs. De nombreuses tentatives de politisation de l’expérience de nos étudiants se sont appuyées sur des généralisations qui ont faussement présenté leurs engagements comme statiques ou fixes. Les universités sont des endroits où les étudiants (de même que les enseignants) sont souvent mis au défi de mettre en question leurs valeurs et leurs présupposés, en les interrogeant grâce à des outils de pensée critique, à de nouveaux pairs et à des réseaux sociaux, et en réponse à de nouvelles informations et de nouvelles preuves. Parfois ils se trouvent assurés dans leurs propres convictions ; parfois leurs esprits changent ; parfois ils continuent leur exploration. Nous avons entendu en privé des étudiants juifs qui ont vécu comme étouffantes tout à la fois les positions représentées par le mouvement de protestation et l’agenda répressif du Groupe de travail. Des étudiants juifs ont même rapporté que les organisations juives du campus ne les accueillent pas toujours bien s’ils ont des questions sur leur propre relation ou leurs engagements vis-à-vis d’Israël[2] . En tant que membres juifs du corps enseignant, nous vous demandons instamment d’éviter des mesures qui feraient de notre campus un environnement inhospitalier pour les étudiants juifs et pour les universitaires, alors qu’ils continuent à interroger, enquêter et exprimer leurs propres idées et engagements, comme des travaux toujours en cours.
Finalement, nous sommes alarmés par l’annonce accompagnant le rapport du Groupe de travail, qui nous informe qu’un « rapport séparé sur des questions universitaires relatives à l’exclusion dans la classe et aux biais dans le cursus seront publiés par le Groupe de travail dans les prochains mois ». Avec cela, le Groupe de travail a proclamé son intention de poursuivre son ciblage de collègues et d’autres qu’il a déjà dangereusement et faussement dénigrés. Nous vous exhortons à dissoudre le Groupe de travail avant qu’il ne mette plus encore en péril les membres du corps enseignant, qu’il menace la liberté académique, qu’il porte atteinte à la réputation de l’université et qu’il exacerbe les divisions qui nous ont tourmentées.
En tant qu’enseignants, nous aspirons à ne pas être seulement des gardiens de cette institution, mais une ressource pour elle. Quelques-uns d’entre nous sont des experts sur l’histoire et la culture et la politique juives, et sur l’antisémitisme ; quelques-uns sont des experts sur des mouvements politiques et plus généralement sur les phénomènes sociaux ; quelques-uns ont une expérience de première main des identités et des expériences juives complexes et diverses que le Groupe de travail déforme si négligemment, et efface. Merci de nous considérer à votre disposition et merci de contacter n’importe lequel d’entre nous ou tous ceux et toutes celles qui pourraient être capables de guider l’université dans ce moment difficile.
Nous demandons donc à vous rencontrer aussi vite que possible pour poursuivre la discussion sur les inquiétudes exprimées dans cette lettre. Nous attendons avec impatience votre réponse.
Cordialement,
Nico Baumbach, Associate Professor of Film and Media Studies, School of the Arts
Debbie Becher, Associate Professor, Sociology, Barnard College
Nina Berman (Journalism ‘85), Professor, School of Journalism
Elizabeth Bernstein, Professor and Chair, WGSS and Professor of Sociology, Barnard College
Susan Bernofsky, Professor of Writing, School of the Arts
Helen Benedict, Professor, School of Journalism
Amy Chazkel, Associate Professor of History, A&S
Yinon Cohen, Yosef H. Yerushalmi Professor of Israel and Jewish Studies, A&S
Nora Gross, Assistant Professor, Education, Barnard College
Jack Halberstam, David Feinson Professor of the Humanities, A&S
Sarah Haley, Associate Professor, History and Institute for the Study of Sexuality and Gender, A&S
Michael Harris, Professor, Mathematics, A&S
Marianne Hirsch, Willam Peterfied Trent Professor Emerita, English and Comparative Literature, A&S
Joseph Howley, Associate Professor, Classics, A&S
David Lurie (GSAS ‘01), Associate Professor, East Asian Languages and Cultures, A&S
Sharon Marcus, Orlando Harriman Professor, English and Comparative Literature, A&S
Nara Milanich, Professor, History, Barnard College
D. Max Moerman (CC ‘86), Professor and Chair, Asian and Middle Eastern Cultures, Barnard College
Manijeh Moradian, Assistant Professor, Women’s, Gender, and Sexuality Studies, Barnard College
Robert Newton (GSAS ‘01), Lecturer, Sustainability Science, SPS
Sheldon Pollock, Raghunathan Professor Emeritus, Middle Eastern, South Asian and African Studies, A&S
Bruce Robbins, Old Dominion Foundation Professor in the Humanities, A&S
James Schamus, Professor of Professional Practice, Film, School of the Arts
Alisa Solomon, Professor, School of Journalism
Signatures supplémentaires au 6 septembre 2024 :
Daniel Friedrich, Associate Professor, Curriculum & Teaching, Teachers College
Andrew Nathan, Class of 1919 Professor, Political Science, A&S
Appendice
Certaines erreurs factuelles dans le rapport original ont été corrigées sans notification publique vers le 3 septembre 2024, après que le rapport initial a été rendu public, largement consulté et commenté.
Exemple un : représenter faussement les paroles et les engagements des enseignants juifs non-sionistes ( la note 121 liste le nom des enseignants individuels à qui ces opinions sont attribuées)
Rapport original, p. 68:
« Est-ce qu’exclure le sionisme est seulement une exclusion basée sur l’opinion ? Évidemment, tous les juifs ou israéliens ne sont pas sionistes. Comme indiqué plus haut, nous avons entendu des enseignants et des étudiants à Columbia qui sont juifs mais s’opposent au sionisme (121). Avec un appel pour mettre fin à l’État d’Israël, ils affirment que leur existence même — en tant que juifs qui ne sont pas sionistes — prouve que l’exclusion des sionistes ne porte pas seulement sur le judaïsme, mais sur la politique. Ils défendent l’exclusion des sionistes en tant qu’elle est basée sur des opinions politiques, et non la race ou la religion (122).
Version mise à jour, p. 68 :
« Est-ce qu’exclure le sionisme est seulement une exclusion basé sur l’opinion ? Évidemment, tous les juifs ou israéliens ne sont pas sionistes. Comme indiqué plus haut, nous avons entendu des enseignants et des étudiants à Columbia qui sont juifs mais s’opposent au sionisme (ou défendent l’anti-sionisme) (121). Certains suggèrent que l’existence même de juifs qui s’opposent au sionisme prouve que l’exclusion des sionistes ne porte pas sur le judaisme, mais sur la politique (122). Ils défendent l’exclusion des sionistes en tant qu’elle est basée sur des opinions politiques, et non la race ou la religion.
Exemple deux : référence à un récit d’attaque et de doigt cassé discrédité ensuite
Rapport original, p. 83 :
« Appels à la violence contre les juifs et les Israéliens. Des étudiants juifs et israéliens ont aussi été ciblés par des violences (par ex. un doigt cassé, un étudiant plaqué contre un mur) et des menaces (par ex. une pancarte pointée vers des étudiants israéliens et juifs qui disait « Prochaines cibles d’Al Qassam »). De même, l’utilisation croissante de symboles et de slogans du Hamas sur le campus semblent à beaucoup une menace de violence. »
Version mise à jour, p. 83 :
« Appels à la violence contre les juifs et les Israéliens. Des étudiants juifs et israéliens ont aussi été ciblés par des violences (par ex. un étudiant plaqué contre un mur) et des menaces (par ex. une pancarte pointée vers des étudiants israéliens et juifs qui disait « Prochaines cibles d’Al Qassam »). De même, l’utilisation croissante de symboles et de slogans du Hamas sur le campus semblent à beaucoup une menace de violence. »
Notes
[1] Ce nombre n’offre pas d’indication sur la manière dont 80% des juifs sont liés à cette « partie essentielle ou importante de leur identité ». Un sondage de 2021 commandité par le Jewish Electorate Institute, un groupe dirigé par d’éminents démocrates juifs, concluait que 25% des répondants juifs étaient d’accord sur le fait qu’ « Israël est un État d’apartheid » et 22% que « Israël commet un génocide contre les Palestiniens ». Parmi les répondants de moins de 40 ans, 33% étaient d’accord (en 2021) que « Israël commet un génocide contre les Palestiniens ».
[2] Ex. : « Récemment, [une étudiante] a dit à un rabbin à Hillel qu’elle avait l’impression que le groupe n’était pas un espace accueillant pour les juifs qui ne sont pas ardemment pro-Israël. Elle a dit que le rabbin, Yonah Hain, lui a répondu que Hillel n’était pas supposé être une ressource pour des étudiants juifs qui ne soutiennent pas Israël ». (New York Times, 22 mai 2024, “On Campus, a New Social Litmus Test: Zionist or Not?”).
[*] [LionLez était un club étudiant de Columbia pour les femmes queer et les personnes non-binaires, qui a été exclu en février 2024 des groupes étudiants reconnus officiellement après des propos antisémites de sa présidence et des critiques sur sa politique de quotas. N. d. T.]