La patrouille américaine de surveillance des frontières et un entrepreneur militaire israélien mettent une réserve amérindienne sous « surveillance permanente »

A l’extrémité sud-occidentale de la réserve de la Nation Tohono O’odham, à peu près à 1,5 km de la barrière de barbelés qui trace la frontière entre l’Arizona et l’état….

A l’extrémité sud-occidentale de la réserve de la Nation Tohono O’odham, à peu près à 1,5 km de la barrière de barbelés qui trace la frontière entre l’Arizona et l’état de Sonora au Mexique, Ofelia Rivas me conduit jusqu’au pied d’une colline qui domine sa maison. Un camion de la Patrouille américaine de surveillance des Frontières est garé à près de 200 mètres sur la pente. Un petit mât noir surmonté de caméras et de capteurs est installé sur une remorque amarrée au camion. Pour Rivas, la surveillance de la réserve par la Patrouille des Frontières a représenté un sinistre aspect de leur quotidien. Et cette surveillance s’apprête à devenir encore bien plus intrusive.

Le véhicule est garé là où la Protection américaine des Douanes et des Frontières (CBP) construira bientôt une tour de guet de 5 mètres de haut qui sera équipée de caméras haute-définition avec vision nocturne, de capteurs thermiques et de radars de balayage au sol, tout ceci fournissant des données en temps réel aux agents de la Patrouille des Frontières d’une centrale d’exploitation à Ajo, en Arizona. Cette installation stockera des archives avec possibilité de rembobiner et de suivre les mouvements des individus au fil du temps – capacité connue sous le nom de « surveillance permanente de vastes zones ».

La CBP a prévu 10 de ces tours dans la réserve de Tohono O’odham, qui recouvre une zone à peu près de la taille du Connecticut. Deux seront situées près de zones résidentielles, dont le quartier de Riva, qui abrite environ 50 personnes. Pour les construire, la CBP a signé un contrat de 26 millions $ avec la division américaine d’Elbit Systems, la plus importante entreprise militaire d’Israël.

Le peuple Tohono O’odham avait l’habitude de se déplacer librement à travers ces terres, dit Rivas, mais après des années de harcèlement par les agents de la Patrouille des Frontières, beaucoup ont peur de s’aventurer loin de chez eux.

« Maintenant, nous ne pourrons plus aller où que ce soit près d’ici sans que le grand œil américano-israélien nous surveille, observant chacun de nos mouvements », dit-elle.

Nourries de diabolisation croissante des migrants, ainsi que des peurs constantes du terrorisme étranger, les terres américaines frontalières sont devenues des laboratoires pour les nouveaux systèmes de renforcement et de contrôle. Des reportages, des interviews de première main et un examen des documents sur cette histoire ouvrent une fenêtre sur l’appareil de surveillance de haute technologie que la CBP construit sous prétexte de dissuader les migrations illicites – et met en lumière la façon dont ces mêmes systèmes finissent souvent par cibler d’autres populations marginalisées ainsi que des dissidents politiques.

Les tours construites sur la terre des Tohono O’odham font partie d’une augmentation des systèmes persistants de surveillance dans de vastes zones des terres frontalières. Elbit Systems en Amérique a déjà construit 55 tours fixes intégrées (IFT) dans la partie sud de l’Arizona, dont les responsables de la société disent qu’elles couvrent 320 kms linéaires. D’après les informations fournies par un porte-parole de la CBP, l’agence a par ailleurs installé 368 plus petites tours de guet, connues comme les tours RVSS, dans des zones allant du sud de San Diego à la Vallée du Rio Grande, ainsi qu’au long de parties de la frontière américano-canadienne.

Des défenseurs des libertés civiques et des universitaires ont fait remarquer l’augmentation des abus et l’aggravation de la souffrance des migrants dues à ce nouvel équipement de surveillance de pointe. D’après Jay Stanley, analyste politique chevronné du Projet sur la Parole, la Vie Privée et la Technologie de l’Union américaine des Libertés Civiques, l’extension des technologies de surveillance permanente est particulièrement inquiétante parce qu’elles suppriment toute limite à la quantité d’informations que la police peut rassembler sur les déplacements d’une personne. « La frontière est l’endroit naturel pour que le gouvernement en démarre l’utilisation, parce qu’il y a bien plus de soutien public si c’est là qu’on déploie ce genre de technologie intrusive », a-t-il dit.

En février, le Congrès a alloué 100 millions $ pour les tours fixes intégrées et les systèmes de surveillance mobiles, signe que les tours vont peut-être bientôt s’étendre sur de nouveaux lieux.

D’après Bobby Brown, directeur principal de la Protection des Douanes et des Frontières à Elbit Systems en Amérique, le but ultime de l’entreprise, c’est de construire une « couche » d’équipement électronique de surveillance sur la totalité du périmètre des Etats Unis. « Avec le temps, nous nous étendrons non seulement jusqu’à la frontière nord, mais aussi dans tous les ports du pays », a dit Brown dans une interview avec The Intercept « Il y a tant à faire. »

Construire le Mur Virtuel

Bien avant que le président Donald Trump ait appelé à la construction d’un « beau, grand mur » le long de la frontière américano-mexicaine, il y a eu l’idée d’un « mur virtuel ». En 2006, le Congrès a autorisé la construction de 1.100 kms de barrière assortis d’une accumulation de matériel de surveillance et de garde-frontières sur un terrain plus éloigné.

Une composante clé de cette initiative, connue comme SBINet, a été annulée après cinq ans et plus d’un milliard $ dépensés. Dans la foulée de cet échec, la CBP s’est tournée vers Elbit, situé à Haïfa, en Israël, lui attribuant en 2014 un contrat de 145 millions $ pour élaborer les tours fixes intégrées en Arizona du sud. En plus des tours de guet fixes et mobiles, il existe d’autres technologies que la CBP avait acquises et déployées, dont des dirigeables équipés de très puissants radars au sol et en l’air, des capteurs enterrés dans le sol, et des logiciels de reconnaissance faciale dans les ports d’entrée. On a décrit la flotte de drones de la CBP comme la plus grande de toutes les agences américaines, excepté le département de la Défense.

La surveillance a eu un intense impact sur les communautés frontalières, y compris dans la réserve de Tohono O’odham. Des drones survolent les gens et des capteurs mobiles traquent les piétons.Les checkpoints de la CBP contrôlent les gens qui se déplacent entre la réserve et des villes telles que Tucson et Phoenix. Barrages pour véhicules, caméras de surveillance et camions sont apparus près des cimetières et au sommet des collines dans les anciennes forêts de saguaros, lieux sacrés pour les gens de la réserve.

Nellie Jo David, membre de la tribu des Tohono O’odham, qui rédige sa thèse sur les questions de sécurité aux frontières à l’université d’Arizona, dit que beaucoup de jeunes, qui ont été obligés pour des raisons économiques de travailler dans les villes voisines, reviennent de moins en moins chez eux parce qu’ils veulent éviter la surveillance et le harcèlement constants. « Cela fait payer un lourd tribut aux jeunes générations. »

La militarisation des frontières s’est répandue mondialement à cause de la politique économique néolibérale, des guerres, et du déclenchement de la crise climatique, tout ceci ayant contribué au déracinement d’un nombre de plus en plus grand de personnes, note Reece Jones, professeur de géographie à l’université de Hawaii-Manoa qui étudie les frontières et les migrations.

« La mise sur pied a débuté dans les années 1990, mais, surtout après la déclaration de guerre au terrorisme, les financements ont commencé à affluer vers le secteur de la sécurité des frontières dans ces différents endroits atour du monde », dit Jones. Le nombre de frontières fortifiées dans le monde a grimpé de 15 à 70 entre 2000 et 2015, a-t-il ajouté.

Cette militarisation a, à son tour, créé de nouvelles opportunités de profit pour les entreprises de technologie et de défense. Aux Etats Unis, parmi les plus importantes sociétés ayant des contrats de sécurité aux frontières, on trouve de très anciens entrepreneurs, tel Lockheed Martin, à côté de récents débutants tels que Anduril Industries, créé par le magnat de la technologie Palmer Luckey pour alimenter le marché croissant de l’intelligence artificielle et des capteurs de surveillance – avant tout dans les régions frontalières.

Elbit Systems s’est fréquemment vanté d’un avantage majeur sur ses compétiteurs : le fait que ses produits sont « testés sur le terrain » sur les Palestiniens. La société a fabriqué des capteurs de surveillance pour la barrière israélienne de séparation à travers la Cisjordanie, qui a été déclarée illégale selon le droit international, ainsi qu’autour de la Bande de Gaza et sur la frontière nord avec le Liban et la Syrie.

Elbit est également l’un des principaux entrepreneurs pour un nouveau genre de mur souterrain, encore en construction, autour de la Bande de Gaza sous blocus. Les drones d’Elbit patrouillent sur la mer Méditerranée, dans le cadre d’une tentative de l’Union Européenne de fermer l’accès aux migrants venant d’Afrique du Nord et Elbit a fourni ses technologies aux militaires en Australie, Afrique, Asie, Amérique Centrale et Amérique du Sud.

Le contrat d’Elbit Systems pour déployer ses IFT sur la réserve des Tohono O’odham, que la société a annoncé le 26 juin, fait suite à plusieurs années de débat contentieux à l’intérieur de la population tribale, ceux qui vivent près des sites de construction des tours exprimant une virulente opposition. Il y a deux ans, la CBP a sorti une étude déclarant que la construction d’une tour fixe intégrée ne causerait aucun tort archéologique, environnemental, ou communautaire. L’agence a par ailleurs réduit le nombre de tours proposées et a repensé leur fondement afin qu’elles ne s’étendent pas en sous-sol. Le conseil législatif des Tohono O’odham a unanimement approuvé les tours le 22 mars, en alléguant l’importance qu’il y avait à aider les agents de la Patrouille des Frontières à endiguer le trafic de drogue transfrontalier.

Dans une interview avec le Los Angeles Times, Verjon Jose, alors vice-président de la tribu, a dit que beaucoup de membres de la nation estimaient que les tours aideraient à dissuader le gouvernement fédéral de construire un mur frontalier à travers leurs terres. Les Tohono O’odham ne sont « aussi souverains qu’autant que le gouvernement fédéral nous le permet », a dit Jose. Un porte-parole de la Patrouille des Frontières a dit cependant au journal que les IFT n’éliminaient pas le besoin d’un mur.

Le président et le vice-président actuels de la Nation Tohono O’odham n’ont pas répondu à la demande de commentaire sur cette histoire.

Dans une déclaration à The Intercept, la porte-parole de la CBP, Meredith Mingledorff, a dit que les tours fixes intégrées d’Elbit augmentaient à bas coût la sécurité des agents de la Patrouille des Frontières. « Les IFT sont un ‘multiplicateur de force’ qui permet à un seul agent de surveiller divers sites à distance, depuis un lieu sûr », a-t-elle dit. « Le coût de la maintenance est réduit et ils offrent une plus grande efficacité pour les opérations de respect de la loi, puisque nous pouvons mieux déployer nos ressources selon le type d’incursion détectée par la technologie.

La vitrine d’Elbit

Par un après-midi torride au début d’avril, des cadres d’Elbit Systems en Amérique ont fait la promotion de leurs derniers produits pour la surveillance des frontières dans une entreprise qui en teste l’installation, à Marana, Arizona, à environ 26 kms au nord-ouest du centre-ville de Tucson. L’événement était centré sur une démonstration en direct du système de commandement et de contrôle de l’IFT, appelé le TORCH. Ce système, qu’Elbit a créé à l’origine pour les Forces de Défense Israéliennes, est utilisé pour surveiller les mouvements de population le long de la frontière d’Israël et des murs de séparation. Aujourd’hui, il est également utilisé par la Patrouille des Frontières dans les centres de commandement du sud de l’Arizona.

L’événement a aussi servi de vitrine pour le soutien politique de haut niveau à Elbit. La directrice adjointe de la sénatrice américaine Martha McSally était présente, de même que Ron Colburn, ancien chef adjoint national de la Patrouille frontalière et aujourd’hui conseiller d’Elbit. Colburn est peut-être mieux connu pour son apparition sur Fox News en novembre dernier, où il a défendu l’utilisation du gaz lacrymogène et du gaz poivré par la Patrouille frontalière sur des participants à une caravane de migrants, près de Tijuana, qui avaient tenté de passer aux États-Unis. Le gaz poivré « est naturel » dit Colburn avant d’ajouter, « vous pourriez vraiment en mettre sur vos nachos et les manger ».

Joel Friederich, vice-président à Elbit Systems en Amérique de la sécurité publique et de la sécurité intérieure, se tenait près d’un moniteur grand comme un mur, flanqué d’une paire d’ingénieurs d’Elbit, sous le regard des journalistes et des invités. L’écran montrait une carte satellite constellée de grappes de points jaunes et roses. Tout autour, plusieurs images plus petites révélaient en direct les enregistrements de plusieurs caméras vidéo et détecteurs radar qui ornaient une tour de démonstration sur le site. « On peut y entrer en zoomant sur beaucoup, beaucoup de miles » a expliqué Friederich.

Un ingénieur a cliqué sur l’un des points jaunes, zoomant dans l’une des flux vidéos. Soudain, plusieurs voitures qui traversaient l’Interétatique 10 des USA sont apparues distinctement. Il a alors zoomé plus loin, et l’écran s’est fixé sur un bouquet d’arbustes contigu à la chaussée, suffisamment proche pour que les extrémités vert vif, ondoyantes, des buissons de créosotes soient visibles, bien qu’elles soient à plus d’un mile de là. Le système d’exploitation utilise l’intelligence artificielle pour attribuer une icone représentant un humain, un véhicule, ou un animal, ce qui permet aux agents de la Patrouille des Frontières de déterminer si quoi que ce soit qui se déplace dans le désert est un potentiel « élément d’intérêt », a fait remarquer Friederich. Cet élément, ce peut être « quiconque portant une arme ou un sac à dos, ou n’importe qui dans un groupe important ».

Pour Elbit, le Saint-Graal de la surveillance aux frontières est de s’assurer qu’une personne ne peut échapper à la capacité du TORCH de la suivre à la trace dans le temps et l’espace dans une zone donnée. Si l’un des « éléments » s’esquive à l’intérieur d’un buisson, le système peut le suivre grâce à une caméra infrarouge à longue portée. Pour les opérations de nuit, les tours ont des pointeurs laser. Un pick-up qui peut être télécommandé avec une tour de guet et une caméra d’une portée de 10 kms peut aussi transmettre des données au TORCH dans le cas où quelqu’un se cacherait derrière une montagne ou au fond d’un ravin. La société commercialise actuellement ce camion auprès du CBP.

En 2016, Israël est devenu le premier pays à déployer sur une zone frontalière des véhicules autonomes, également créés par Elbit.

D’influents démocrates ont plaidé en faveur de la mise au point d’un état de surveillance des frontières de plus en plus sophistiqué en tant qu’alternative au mur frontalier de Trump. « Le mur positif, dirons-nous, le mur presque technologique que l’on peut construire, voilà ce que nous devrions faire » a déclaré en janvier la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi.

Mais chez ceux qui traversent la frontière, le développement de cet appareil de surveillance a déjà fait beaucoup de victimes. En janvier, une étude publiée par des chercheurs de l’Université de l’Arizona et du Earlham College a révélé que les tours de surveillance des frontières avaient poussé des migrants à traverser par des chemins plus accidentés et tortueux, conduisant à un plus grand nombre de morts par déshydratation, épuisement et visibilité.

Maren Mantovani, militante palestinienne et coordinatrice internationale de Stop the Wall, coalition qui s’oppose aux murs d’Israël dans les territoires palestiniens et ailleurs, suit l’évolution des activités d’Elbit depuis près de deux décennies. Le succès commercial de la société reflète le rôle central que jouent les frontières dans une société de surveillance mondiale émergente, dit-elle. « Les murs, ne sont pas là simplement pour empêcher les gens de se déplacer, ils servent également de frontières ou de limites pour savoir où commence l’État de surveillance » a-t-elle dit. « L’idée est qu’au moment même où vous vous approchez de la frontière, Elbit va vous intercepter. Il se produit la même chose en Palestine ».

Lors de la 13e Exposition annuelle sur la Sécurité des frontières à San Antonio, Texas, deux semaines avant l’événement en Arizona, Friederich a déclaré, dans un entretien accordé à The Intercept, qu’Elbit se préparait à soumissionner pour un contrat de construction de tours fixes intégrées, sur la frontière entre USA et Canada, et qu’il entrevoyait des possibilités dans la vallée du Rio Grande.

Selon Brown, directeur principal d’Elbit, les travaux de surveillance des frontières par la société vont se poursuivre indéfiniment, indépendamment de la construction du mur frontalier de Trump. « La sécurité aux frontières a toujours été un tabouret à trois pieds – main-d’œuvre, infrastructure, et technologie » dit-il. « L’infrastructure étant le mur. La technologie étant les tours, les systèmes mobiles, la détection au sol tels que les capteurs. Nous allons rester bien occupés, quoi qu’il arrive ».

Une mission à la dérive

Le CBP est de loin la plus importante entité pour l’application de la loi aux États-Unis, avec 61.400 employés et un budget 2018 de 16,3 milliards de dollars – soit plus que les forces armées de l’Iran, du Mexique, d’Israël et du Pakistan. La compétence de la Patrouille des Frontières s’étend jusqu’à 160 kms à l’intérieur des frontières américaines, ce qui fait qu’environ les deux tiers de la population des États-Unis sont théoriquement soumis à ses opérations, dont la totalité de la réserve Tohono O’odham.

L’agence a fait l’objet de critiques considérables pour son traitement souvent brutal des migrants. Mais un grand pourcentage de ses opérations implique un travail policier de routine. Entre 2013 et 2016, par exemple, à peu près 40 % des saisies effectuées par la Patrouille des Frontières sur les points de contrôle de l’immigration concernaient une once ou moins de marijuana, confisquée à des citoyens des États-Unis. Pourtant, on n’a pas accordé autant d’attention à la manière dont cet organisme utilise son appareil de surveillance tentaculaire à des fins autres que la surveillance des frontières.

En 2017, alors que des entreprises construisaient des prototypes pour le mur frontalier de Trump à San Diego, la CBP a installé à proximité l’une de ses tours RVSS afin de surveiller l’opposition politique, en évoquant « la menace émergente de manifestations » comme le montrent les dossiers. Le déploiement de la tour a duré huit mois à dater de septembre 2017, d’après un appel d’offres fédéral posté en ligne. La seule manifestation importante qui a eu lieu a été un rassemblement pacifique pour accueillir Trump en mars 2018 alors qu’il effectuait une tournée pour faire des photos de promotion des prototypes de mur.

L’utilisation de la tour de surveillance des frontières pour contrôler des manifestations politiques a constitué une transition sans heurts, selon l’appel d’offres. « La CBP a conclu que la solution avec une tour RVSS délocalisable était un choix logique étant donné que l’installation de cette tour RVSS était essentiellement un prolongement du système RVSS existant, en place le long de la frontière à San Diego, et que la tour assurerait aussi la surveillance simultanée de deux zones », était-il indiqué.

La CBP « partage » aussi fréquemment sa flotte aérienne, et notamment ses drones de surveillance, avec d’autres organismes américains chargés du maintien de l’ordre. Selon les journaux de bord, que The Intercept a obtenus en vertu de la loi sur la Liberté de l’information, entre juillet 2016 et août 2017, la CBP a effectué 15 vols de drones pour la police locale et celle de l’État sur une durée de 90,2 heures, et 53 autres vols pour les services de la police fédérale couvrant plus de 200 heures. Les journaux fournis par la CBP omettent de préciser où ces vols ont eu lieu, mais d’autres documents obtenus grâce à des demandes de dossiers publics laissent penser que les vols des drones de la CBP comprenaient la surveillance des manifestations sur le pipeline de Dakota Access.

Dans une déclaration à The Intercept, un porte-parole de la CBP a confirmé que les forces de l’ordre du Dakota du Nord avaient utilisé le drone de l’agence à Standing Rock, affirmant qu’il avait aidé à protéger la police locale contre des menaces. « L’Unmanned Aerial System (UAS) (système de véhicules aériens sans pilote) a fourni une vidéo au centre local de commandement, donnant ainsi au département du shérif et à la police de l’État une idée de la situation de la manifestation tout en réduisant au maximum la menace pour leur personnel et leur équipement de navigation », a écrit le porte-parole.

Lors des manifestations de Standing Rocks, la police et les agents de la sécurité privée ont régulièrement justifié la surveillance en faisant passer les opposants au pipeline pour des instigateurs de violence.

Pour sa part, Elbit a aussi vendu son équipement de surveillance pour qu’il soit utilisé contre des manifestants au moins à une occasion, selon les dossiers que The Intercept a obtenus via ses demandes en vertu de la liberté de l’information. En novembre 2016, un représentant d’une société a offert un système de capteurs de surveillance permanente à grande échelle à la police qui surveillait les opposants au pipeline de Dakota Access. La description par Elbit de son produit, connu sous le nom de GroundEye, en faisait l’éloge comme étant un « changement de paradigme en matière de surveillance de la défense et de la sécurité », grâce à sa « capacité à se déplacer en ‘remontant le temps’, pour simultanément traquer et localiser les mouvements d’un ou plusieurs objets ».

Une porte-parole du Département des services d’urgence du Dakota du Nord a déclaré que l’organisme avait finalement choisi de ne pas faire l’acquisition du système GroundEye, tout en refusant d’en donner la raison.

Jay Stanley, de l’ACLU (Union américaine pour les libertés civiles), indique qu’une reconversion par la CBP de la tour de surveillance et des drones afin de surveiller les dissidents laisse augurer d’autres abus possibles. « C’est un rappel que les technologies vendues avec un seul objectif, tel que la protection de la frontière ou l’arrêt de terroristes – ou quelle que soit leur justification à l’origine – sont si souvent réorientées vers d’autres motifs, comme le ciblage de manifestants ».

Ce potentiel est encore souligné dans un échange de courriels en mars 2018, obtenu par le biais de demandes de dossiers ouverts, où un responsable de haut rang de la Patrouille des Frontières fait référence à l’opposition politique à la politique des frontières de Trump comme à « une menace ». Christopher M. Seiler, responsable de la Patrouille des Frontières en charge du secteur de la Vallée du Rio Grande (RGV), a adressé un courriel à plus de 30 autres agents de surveillance pour les inviter à « un séminaire pour répondre aux manifestations à grande échelle». Le responsable du séminaire était Paul Laney, l’ancien shérif du comté de Cass, dans le Dakota du Nord, qui a été le principal artisan de la réaction policière militarisée à Standing Rock.

« Le climat politique actuel, l’augmentation des manifestations et des campagnes sur les réseaux sociaux, ainsi que le débat sur l’immigration garantissent presque que la RGV organisera des manifestations à grande échelle » a écrit Seiler. « Ces manifestations constituent une menace pour la frontière, les forces de l’ordre, et nos communautés ».

Tohono O’odham sous occupation

L’impact de la frontière américaine sur la population de Tohono O’odham remonte au milieu du XIXe siècle. Les terres traditionnelles de la nation tribale s’étendaient sur 260 kms à l’intérieur du Mexique avant d’être divisées en 1853 par l’Achat Gadsden, l’acquisition par les États-Unis d’une terre vendue par le gouvernement mexicain. Pas moins de 2.500 membres sur les plus de 30.000 de la tribu vivent toujours du côté mexicain. Le peuple Tohono O’odham avait l’habitude de se déplacer assez aisément entre les États-Unis et le Mexique, sur des routes sans check-points, pour rendre visite à leur famille, organiser des cérémonies ou recevoir des soins médicaux.

Mais c’était avant que n’arrive en masse la Patrouille des Frontières au milieu de l’année 2000, transformant la réserve en quelque chose ressemblant à une zone occupée militairement. Les habitants disent que des agents ont administré des raclées, utilisé du gaz poivré, sorti des personnes de leurs véhicules, tiré sur deux hommes Tohono O’odham dans des circonstances suspectes, et qu’ils sont entrés chez des gens sans aucun mandat.

« C’est l’apartheid ici » dit Ofelia Rivas. « Il nous faut emporter nos papiers avec nous partout. Et tout le monde ici a subi des abus de la Patrouille des Frontières d’une manière ou d’une autre ».

Nellie Jo David affirme que cette surveillance constante a profondément perturbé le tissu culturel de la population Tohono O’odham, en plus d’autres intrusions du gouvernement fédéral telle la base Barry M. Goldwater Air Force Range, (base aérienne d’entraînement pour les bombardements par l’armée de l’air américaine – ndp) construite à proximité de la réserve dans les années 1940.

« Les tours ne sont qu’une cible de plus contre notre culture et notre mode de vie » dit David. « Nous ne pouvons pas vraiment avoir les mêmes cérémonies s’il y a des yeux qui nous observent, depuis une salle de contrôle opérationnelle avec probablement un agent masculin de race blanche cherchant à savoir ce que c’est qu’être O’odham ».

Bien que le conseil tribal de Tohono O’odham ait soutenu les tours fixes intégrées, la majorité de la population vivant près des futurs chantiers de construction s’y est opposée verbalement. Deux des tours sont prévues pour le district de Gu-Vo, ou « Big Pond », où habite Rivas, le district le plus à l’ouest des 11 districts de la réserve. Le conseil de direction de Gu-Vo a voté une résolution contre les tours en 2017, citant une opposition ferme des habitants placés sous une surveillance constante et le désir de protéger les lieux sacrés de sépulture, les lieux de cérémonie, et les terrains de récolte.

Dans le processus d’opposition aux tours, le peuple Tohono O’odham a développé une cause commune avec d’autres communautés qui se battent contre la colonisation et les murs frontaliers. David est l’un de ces nombreux militants des USA et des régions frontalières mexicaines qui ont rejoint en 2017 une délégation vers la Cisjordanie, organisée par Stop the Wall, pour établir des relations et sinformer sur les impacts des systèmes de surveillance d’Elbit.

« Je ne me sens pas en sécurité alors qu’ils prennent le contrôle sur ma communauté, surtout si vous regardez ce qui se passe en Palestine – ils apportent la même chose exactement ici sur cette terre » dit-elle. « Le gouvernement américain va pouvoir surveiller quasiment n’importe qui dans la nation. »