La guerre contre Gaza : si nous devons mourir, nos récits doivent vivre

Tandis qu’une tragédie se déroule sous nos yeux, chaque mort devient un appel lancé aux vivants pour qu’ils deviennent des porteurs de récits, qu’ils portent témoignage d’une souffrance qui transcende les générations

Khan Younis, ma ville natale, présentée initialement comme une zone sûre, fait l’objet aujourd’hui d’une campagne génocidaire, recevant jour après jour des bombes qui pleuvent du ciel et de la mer, et envahie par des troupes terrestres qui se livrent à des atrocités contre les civils de la ville et du camp de réfugiés.

Au milieu de cette horreur impitoyable, ma chère amie Abeer Barakat, chargée de cours en anglais à l’institut universitaire de Sciences appliquées à Gaza, a posté un message sur les réseaux sociaux.

Réagissant à la demande d’une voisine qui cherchait des médicaments antidouleur (en anglais, les analgésiques sont appelés « painkillers » = tueurs de douleur), Abeer a répondu : « À Gaza, nous n’avons rien pour tuer la douleur. À Gaza, nous avons les tueurs, et nous avons la douleur. » 

Des médicaments essentiels, notamment les analgésiques, se sont transformés en produits de luxe à Gaza.

Les personnes atteintes de pathologies chroniques comme le cancer ou les problèmes hépatiques, ainsi que celles pour qui les dialyses sont indispensables, se retrouvent abandonnées sans avoir accès aux soins nécessaires ou même au plus exigu des espaces hospitaliers. 

Le nombre de blessés, selon le décompte donné par le ministère de la Santé de Gaza, s’élève maintenant à plus de 50 000. Ne pouvant recevoir un traitement correct, ils sont exposés à la mort sur le sol ou dans les couloirs des hôpitaux, en raison du manque extrême de médicaments, de place, de soins.

Depuis le déclenchement de la guerre israélienne contre Gaza, à peine 400 personnes, moins d’un pour cent du total des blessés, ont été autorisés à quitter Gaza en vue d’un traitement. 

L’enfer sur terre

Mon frère, médecin à l’hôpital Nasser à Khan Younis, fait un tableau horrifiant des multiples amputations effectuées sur des enfants et des adultes en raison d’infections, et décrit l’hôpital comme un enfer sur terre.

L’établissement reçoit chaque jour des centaines de blessés, submergeant sa capacité de dispenser des soins appropriés, déjà limitée et poussée à son maximum. L’hôpital s’est transformé en une sorte de camp de concentration, où les blessés et les malades succombent au manque de soins et où les soignants font face à leur propre impuissance.

À Gaza, les femmes enceintes accouchent dans des domiciles privés, des abris ou même dans la rue sans bénéficier des soins nécessaires.

Voyez le cas de Rawan, petite-fille de mon beau-frère. Craignant pour, sa sécurité, elle a quitté le camp de réfugiés de la Plage et a cherché un refuge dans la maison de son grand-père à Khan Younis, accompagnée de sa famille et de Majdiya, sa tante âgée de 78 ans.

Dans l’espace limité d’une maison de trois pièces qui accueillait déjà plus de 30 personnes déplacées, le grand-père de Rawan a proposé d’utiliser le garage comme abri de fortune.

La semaine dernière, sous des bombardements intenses, Rawan est entrée en travail après minuit. Elle était piégée – il était impossible d’atteindre l’hôpital Nasser, à cinq minutes de là en voiture, ou d’appeler une ambulance, ce qui est aussi désormais un luxe à Gaza, et ses cris se sont mêlés à l’explosion des bombes.

Les femmes de la famille, dont sa tante Majdiya, qui avait décidé de dormir dans la maison en raison de maux de tête violents et en l’absence d’analgésiques, ne pouvaient pas se rendre au garage pour fournir leur aide.

Il ne restait que son mari, désemparé, en larmes, ainsi que son père et trois enfants qui partageaient le garage.

Dans l’obscurité, sous les bombes, le père de Rawan, Hassan, qui élève et dresse des chiens et des chevaux, a utilisé son expérience d’aide apportée à la mise au monde das petits chiens. Majdiya communiquait avec lui en criant des conseils, puisqu’elle ne pouvait pas les rejoindre physiquement.

À l’aube, le voisinage a appris la naissance de la fille de Rawan, les nouvelles se répandant au moyen de conversations criées.

Les voisins sont venus apporter leurs félicitations, et ils ont vu que Rawan était fragile et intimidée, exprimant sa gratitude d’avoir pu mettre son bébé au monde dans l’obscurité car elle avait échappé ainsi à la gêne de se trouver face à son père.

Au moment où j’écris ces mots, Rawan est toujours traumatisée, malade, affamée – la nourriture est rare -, et c’est sa tante Majdiya qui prend soin du bébé. 

Nos récits doivent survivre 

Majdiya vient de al-Swafeer, un village ravagé au cours de la Nakba, en 1948.

La nouveau-née sur ses genoux, Majdiya raconte comment, quand elle avait trois ans, elle et les membres de sa famille, dont son frère aîné Abu Issam, âgé de presque 13 ans, et le plus jeuner, Abu Walid, un an, ont été forcés de quitter al-Swafeer.

Ils ont pris la route en quête de sécurité, trouvant d’abord un refuge au village de Hamama. Exposés à de nouvelles attaques, ils ont continué jusqu’à al-Sdud, al-Majdal, Beit Hanoun et Jabalia, avant de s’installer au camp de la Plage.

Dans cette réalité catastrophique, face à la faim, à de maigres rations alimentaires, à des quantités d’eau potable limitées et à la propagation des maladies, Majdiya réagit par la narration.

Tandis que les gens de Gaza sont quotidiennement face à la mort, son récit d’autrefois, de 1948, qu’elle partage maintenant avec les enfants et les adultes, a pour but de veiller à ce que les histoires survivent et que survive leur place dans la grande histoire, même si elle-même ne survit pas.

La détermination de Majdiya à maintenir en vie le récit palestinien était également présente chez Rifaat al-Araeer, un collègue, professeur de littérature, écrivain et poète.

Rifaat a été tué ainsi que sa femme, ses enfants et sa famille pendant qu’il cherchait un refuge chez sa sœur au camp de Jabalia, le 7 décembre. 

Voici son dernier poème : 

Si je dois mourir,

tu dois vivre

pour raconter mon histoire

pour vendre mes affaires

et acheter un morceau de tissu

et de la ficelle

(fais un cerf-volant blanc avec une longue queue)

pour qu’un enfant, quelque part à Gaza

qui regarde le ciel dans les yeux

attendant son père parti en flammes,

sans dire adieu à personne,

pas même à sa chair,

pas même à lui-même,

voie le cerf-volant que tu as fait pour moi planer loin au-dessus,

et pense pour un instant qu’un ange est là-haut

qui rapporte l’amour

si je dois mourir

que cela apporte l’espoir,

que ce soit un conte

Tandis que nous assistons à la tragédie actuelle, chaque mort devient un appel aux vivants pour qu’ils deviennent des conteurs, qu’ils soient les témoins d’une douleur qui transcende les générations.

Si nous devons mourir, que cela apporte l’espoir, et que nos récits soient un témoignage de résilience face à une oppression impitoyable.

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La Dr Ghada Ageel est professeur invité au département de Science Politique de l’université d’Alberta (Edmonton, Canada), chercheuse indépendante, et membre active de Faculty4Palestine-Alberta.