La décision de la CIJ sur Gaza consolide un ordre basé sur des règles et met l’Occident à l’épreuve

La décision de la Cour des Nations Unies est dévastatrice pour Israël et embarrassante pour des alliés comme le Royaume-Uni et les États-Unis, qui ont minimisé le dossier de l’Afrique du Sud.

En sollicitant une ordonnance conservatoire de la part de la Cour internationale de justice afin d’empêcher Israël de commettre des actes potentiellement génocidaires à Gaza, l’Afrique du Sud n’a pas seulement mis sur le banc des accusés le traitement par Israël des Palestiniens mais également l’ordre entier, basé sur des règles, de l’après Deuxième Guerre mondiale, y compris l’autorité de la CIJ elle-même. Il n’y a jamais eu d’affaire aussi médiatisée portée à la CIJ au milieu d’un tel conflit sanglant et rarement autant de personnes misant à ce point sur le résultat.

Comme l’a dit l’avocat irlandais Blinne Ní Ghrálaigh, qui a exposé une partie des arguments de l’Afrique du Sud à la Cour, « le risque imminent de mort, de dommages et de destructions auquel les Palestiniens de Gaza sont confrontés aujourd’hui, et qu’ils risquent chaque jour tout au long cette procédure, justifie en tout état de cause l’indication de mesures conservatoires — de fait oblige à cela—. Certains pourraient dire que la réputation même du droit international — sa capacité et sa volonté à lier et à protéger également tous les peuples — est dans la balance. »

Remarquablement, la Cour ne s’est pas dérobée à ce qu’elle considérait comme ses responsabilités. Elle n’a pas ordonné un cessez-le-feu complet mais a accordé des ordonnances protectrices, y compris la fin des assassinats de Palestiniens à Gaza, ce qui allait plus loin que ne le prédisaient beaucoup d’experts juridiques internationaux.

La décision est dévastatrice pour Israël et embarrassante pour des politiciens comme le Secrétaire d’État Anthony Blinken, qui a dit que l’affaire était sans fondement ou le Secrétaire des Affaires étrangères du Royaume-Uni, David Cameron, qui a exhorté l’Afrique du Sud à ne pas brandir en tout sens des mots comme « génocide ».

La plus haute Cour du monde, le sommet des Nations Unies, a trouvé qu’il y avait un risque plausible que le droit des Palestiniens à être protégés d’un génocide soit menacé par les actions d’Israël. L’ironie de cela est évidente. Les concepts de « crimes contre l’humanité » et de « génocide » ont été créés par un professeur de droit juif, Raphael Lemkin.

Pour Israël, une nation née en 1948 en partie des horreurs de l’Holocauste et de siècles de persécution, ce pourrait être un moment de réflexion. Son identité nationale est complètement enchevêtrée avec l’Holocauste, tout comme l’Afrique du Sud est indivisible de l’apartheid.

Beaucoup en Israël rejetteront la décision comme un signe supplémentaire de la nature antisémite des Nations Unies, une organisation qu’Israël déteste depuis des décennies.

Mais le pays reconnait les dommages diplomatiques. Un cable confidentiel du ministre des Affaires étrangères d’Israël, obtenu par Axios il y a un mois, affirmait que l’affaire « pourrait avoir des implications potentielles importantes qui ne sont pas situées seulement dans le monde juridique mais ont des ramifications pratiques bilatérales, multilatérales, économiques et sécuritaires ». 

Elle est aussi un test pour les alliés d’Israël, particulièrement les États-Unis et le Royaume-Uni. Les décisions de la Cour sont contraignantes mais il n’y a pas de mécanisme pour garantir leur application, sauf la pression des pairs, et il n’y a pas de pair plus important que les États-Unis.

À l’occasion, les États-Unis n’ont pas hésité à dénigrer la CIJ. Déjà en 1984, Jeane Kirkpatrick, une ancienne déléguée des États-Unis aux Nations Unies, a décrit la Cour comme « un organisme semi-légal, semi-juridique, semi-politique, que les nations acceptent parfois et parfois non ».

Mais, dans un passé plus récent, il y a eu aussi de nombreuses fois où les États-Unis et le Royaume-Uni ont exhorté des pays comme la Russie et Myanmar à mettre totalement à exécution ce qu’ils ont décrit comme les jugements contraignants de la CIJ. Les États-Unis viennent de dépenser des millions dans une campagne réussie pour garantir que leur dernière candidate hautement qualifiée, Prof. Sarah Cleveland, obtienne un siège à la CIJ. En approuvant sa candidature, Joe Biden a dit que la Cour « demeure une des institutions les plus cruciales de l’humanité pour faire avancer la paix dans le monde ». Il sera difficile de remplir ce rôle crucial si Washington choisit de dédaigner les conclusions de la Cour.

Cela ne veut pas dire que les États-Unis sont obligés d’être d’accord avec les conclusions, mais qu’ils ont sans doute le devoir de les soutenir, en tant que signataires de la convention. Cela exigerait d’exhorter leur allié, Israël, à chercher des moyens de satisfaire aux ordonnances de la Cour. L’incitation à négocier un cessez-le-feu est aussi amplifiée pour Washington.

Si, comme cela semble probable, un pays comme l’Algérie cherche à faire appliquer l’ordonnance de la CIJ grâce à une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies, les États-Unis seront confrontés à un dilemme. Ils pourraient déployer leur veto protecteur et remarquer que d’autres pays, en particulier la Russie, n’ont pas respecté la décision récente de la CIJ sur l’Ukraine — mais en faisant cela, ils offriraient à Moscou, un maitre de la guerre linguistique, un cadeau bien ficelé.

Dans une remarquable conférence cette semaine, Bronwen Maddox, directrice du thinktank Chatham House, a exhorté l’Occident à reconnaître à quel point il était vulnérable à l’accusation d’hypocrisie et pourquoi cela importait.

Elle a dit que l’argument sur les doubles standards « marche de cette façon : l’Occident est soucieux de la démocratie, mais pas quand il veut installer des dirigeants qu’il aime dans d’autres pays. Il respecte la souveraineté, excepté quand il ne le fait pas, comme en Iraq. Il défend l’auto-détermination de Taiwan, pas de la Catalogne. Il soutient les droits humains, mais pas dans les pays dont il veut le pétrole. Il défend les droits humains sauf quand cela devient trop difficile, comme en Afghanistan.

« Ces accusations, si elles restent sans réponse, donnent une arme aux pays qui veulent saper l’Occident, même si leur propre hypocrisie est lumineuse ». Dans ce contexte, un rejet de la CIJ amplifierait le problème.

À la défense d’Israël, des aspects de la décision contiennent des injustices et le Hamas, n’étant pas un acteur-État, ne relève pas de la juridiction de la Cour, qui a seulement à résoudre les différents entre États. Il a largement été laissé de côté.

 On peut aussi estimer que l’Afrique du Sud a utilisé un dispositif détourné — la convention sur le génocide et le seuil bas de plausibilité requis à l’étape préliminaire — pour entrer dans la salle d’audience et y faire entendre des allégations qui seraient mieux décrites comme violations du droit humanitaire international.

Israël peut aussi à juste titre insister sur le fait que le fond de l’affaire — l’existence d’une intention israélienne à commettre un génocide — n’a pas été encore examiné et ne le sera pas avant de nombreuses années.

 La Cour n’a pas non plus accordé l’objectif ultime de l’Afrique du Sud, un cessez-le-feu, comme elle l’a fait contre la Russie dans le cas de l’Ukraine en 2022. Au lieu de cela, elle a ordonné à l’armée israélienne de ne commettre aucun des actes proscrits selon la Convention, dont l’assassinat des Palestiniens, des dommages sérieux, tant corporels que mentaux, et la famine.

Dr Henry Lovat, un enseignant de droit à l’université de Glasgow, a trouvé critique l’absence d’une ordonnance de cessez-le-feu. « Israël a esquivé le spectre d’une ordonnance de cessez-le-feu. Dans l’ensemble, les ordonnances conservatoires se situeront dans la fourchette des résultats escomptés, hors cas les plus défavorables, par la délégation israélienne et probablement en grande partie de ce qui était attendu. L’ordonnance visant à « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour empêcher que ne soient commis les actes entrant dans le cadre de l’article II » est essentiellement une reformulation de la position juridique existante. De même, la demande de faciliter l’aide pouvait être anticipée et elle est dépourvue du mécanisme international permettant d’exiger la coopération que l’Afrique du Sud avait demandée. »

Israël trouvera sans aucun doute des manières d’interpréter les ordonnances pour dire qu’il les respecte déjà. Il n’appréciera pas non plus que la Cour limite la liberté d’expression des hommes politiques en disant à Israël de serrer la vis sur les incitations à la violence.

Pour le Sud global et pour l’Afrique du Sud en particulier, c’est une victoire glorieuse, un moment qui restera dans les mémoires pendants des décennies. La détresse du peuple palestinien à Gaza a été exposée dans un tribunal public et elle a été crue. Les pays africains ont longtemps critiqué les organismes transnationaux comme la Cour internationale de justice parce qu’ils semblaient ne juger que des Africains, au moins dans une large mesure, alors que des crimes haineux avaient lieu dans beaucoup d’endroits. Un peu de foi dans leur valeur a été restaurée.

Si la Cour avait simplement rejeté la requête, en vertu de n’importe quel principe juridique, même sincèrement, le cynisme à l’égard du droit international en tant que moyen possible pour régler les différends se serait aggravé, et ceux qui prônent la résistance violente auraient été stimulés.