L’inquisition contre Nemi El-Hassan

La campagne pour « annuler » cette journaliste palestino-allemande ne vise pas à combattre l’antisémitisme, mais à supprimer l’existence politique des Palestiniens.

Nemi El-Hassan devait commencer à animer une émission sur la science en novembre sur WDR, une des institutions audiovisuelles publiques d’Allemagne. Mais le 28 septembre, à peine plus d’un mois avant le début de cette nouvelle mission, WDR a annoncé qu’elle n’aurait finalement pas ce travail. La raison : soupçon d’antisémitisme. La preuve : ses « likes » de posts Instagram d’une organisation juive pro-palestinienne.

El-Hassan est une journaliste primée de 28 ans qui a grandi en Allemagne dans une famille libano-palestinienne de réfugiés. Médecin de formation, elle s’est tournée vers le journalisme dans les dernières années, concentrant son travail sur la dénonciation et la lutte contre le racisme et l’antisémitisme ; un de ses projets a mis en lumière les théories conspirationnistes antisémites circulant dans l’extrême-droite allemande.

Le scandale a commencé le 13 septembre avec un article dans le tabloïde pro-Israël et anti-immigrant Bild. Protestant contre l’annonce de son nouveau job par le radiodiffuseur public, i a fait ressurgir des images d’une El-Hassan de 20 ans en hijab et keffiyeh participant en 2014 à Berlin à la manifestation de la Journée internationale d’Al-Quds — un événement annuel organisé par le gouvernement iranien pour mettre en lumière son prétendu engagement envers la cause palestinienne. L’événement est surtout suivi par des groupes musulmans conservateurs et est notoire en Allemagne comme lieu de slogans antisémites.

L’ONG juive de droite WerteInitiative (« Initiative des valeurs ») a mis la main à la pâte en publiant le même jour une lettre ouverte, appelant à stopper la nomination d’El-Hassan et à lancer une enquête sur la façon dont sa promotion a eu lieu au départ. D’autres voix de l’establishment juif-allemand aligné sur Israël ont aussi empilé rapidement les accusations. Les médias — sociaux ainsi que traditionnels — ont débordé de dénonciations, et WDR a immédiatement suspendu le processus du recrutement en cours d’El-Hassan.

Trois jours après l’article du Bild, Der Spiegel, le plus grand site web d’informations d’Allemagne, a présenté une interview d’une El-Hassan qui s’excusait abondamment. Sous la citation en gros titre « J’ai honte de cette période », l’interviewer a attaqué El-Hassan sur ses nombreux « péchés », remontant jusqu’à une visite qu’elle avait faite à une mosquée de Hambourg, mosquée controversée car alignée avec l’Iran — quand elle avait tout juste 15 ans.

Dans l’interview, El-Hassan reniait emphatiquement ses opinions et ses actions passées et présentait des excuses, soulignant combien elle avait appris et changé depuis sa jeunesse, tout cela sans protester contre l’absurdité et l’indignité de cet interrogatoire tendancieux. Quand on lui a demandé comment nous pouvions savoir que ses excuses n’étaient pas de pure forme, El-Hassan a renvoyé à son travail public comme militante et journaliste. A part son travail contre l’antisémitisme en Allemagne, a-t-elle ajouté, elle a visité Israël deux fois et a écrit favorablement à propos d’Israéliens travaillant à bâtir l’amitié et la paix avec les Palestiniens, dès 2014.

Des « likes » Instagram comme preuve

Pendant ce temps, la dissection publique du caractère d’El-Hassan s’est poursuivie. La presse allemande a continué à se demander si elle pourrait être encore secrètement une « islamiste », tandis que l’extrême-droite applaudissait joyeusement à ces provocations ; un politicien a promis de «  nettoyer le reste » une fois en place (qu’il veuille dire « les Islamistes » ou « les étrangers » au sens large n’est pas clair).

Palestine Speaks [La Palestine parle], un réseau de Palestino-allemands de gauche, a exprimé sa solidarité avec El-Hassan dans une déclaration sur les réseaux sociaux ; il a dénoncé la campagne contre elle comme « raciste et patriarcale », tout en la mettant en garde qu’en faisant des courbettes à ses attaquants, ses excuses ne feraient que provoquer de nouvelles attaques. Les Palestino-Allemands et leurs alliés ont été rejoints par un large spectre de personnalités soutenant publiquement El-Hassan ou critiquant les attaques. Des centaines de gens ont signé une lettre ouverte de solidarité avec elle, dont beaucoup étaient des personnalités de la culture et des médias, y compris des juifs ou des experts sur l’antisémitisme. (Information complète : j’ai signé cette lettre, ainsi que le rédacteur en chef de +972, Edo Konrad.)

Parce que, pour des raisons tactiques, la lettre ouverte mettait en lumière le caractère raciste du débat — illustré par le fait que les médias continuent à publier de vieilles photos d’El-Hassan avec un hijab, bien qu’elle n’en porte plus —, elle ne contestait pas les prémisses des attaques contre elle. Au lieu de cela, elle notait qu’El-Hassan « a clairement admis les erreurs du passé et exposé de manière convaincante le changement qu’elle avait subi ».

La tentative pour « annuler » El-Hassan a créé une étrange coalition de gens venus la défendre, incluant certains qui, autrement, dénigreraient toute forme de solidarité avec la Palestine comme de l’antisémitisme. Par exemple, le journaliste Alan Posener, un défenseur forcené de l’état d’Israël, a recommandé vivement que les excuses d’El-Hassan soient acceptées, qu’on lui donne une chance de se justifier et qu’elle soit autorisée à commencer son nouveau travail. Cela en dépit du fait que, dans le même temps, Posener mettait en question les qualifications d’ El-Hassan et prenait ses distances de manière venimeuse avec la lettre ouverte et ses signataires, qu’il accusait d’instrumentaliser El-Hassan pour légitimer l’anti-sionisme.

Cependant, exactement comme l’avait prédit Palestine Speaks, la droite allemande n’a pas reculé. Moins d’une semaine après l’interview du Spiegel, le 22 septembre, le Bild a lancé une seconde salve de « preuves » qui devait sceller le sort d’El-Hassan : quelques semaines plus tôt seulement, elle avait « liké » plusieurs posts Instagram de Jewish Voice for Peace [JVP, Voix juive pour la paix], une organisation pro-BDS basée aux Etats-Unis.

Plus tard dans la journée, l’important site web Zeit Online a publié un article d’investigation révélant que le « scoop » initial du Bild concernant le défilé de la Journée d’Al-Quds avait une ressemblance suspecte avec des attaques contre El-Hassan lancées un mois plus tôt par Irfan Peci, un YouTubeur d’extrême-droite lié au parti néo-fasciste AfD et au mouvement « identitaire » d’extrême-droite. Si le Bild a nié que Peci était leur source, le tabloïde présentait les images mêmes que Peci affirmait avoir découvertes avec de grands efforts, en épluchant des centaines de photos et de vidéos pour y trouver El-Hassan.

Moins d’une semaine plus tard, le WDR a annoncé sa décision de ne pas mettre El-Hassan devant la caméra. Le responsable qui a fait l’annonce a mis de côté les accusations initiales concernant la participation d’ El-Hassan au défilé de 2014, mais a mentionné à la place ses « likes » plus récents de JVP — particulièrement d’un post célébrant l’évasion palestinienne de la prison de Gilboa en Israël le mois dernier — et les a interprétés comme « exprimant de la joie devant la violence contre Israël », ce qui ne pourrait « en aucune façon être tolérée » par le radiodiffuseur.

Des constellations étranges

La manière moralisatrice, inquisitrice, dans laquelle ce scandale s’est déroulé, et la façon dont les principaux organes de presse allemands ont jaugé si une journaliste engagée dans un travail très visible contre l’antisémitisme pouvait glisser à l’« islamisme » et à la haine des juifs dans la sphère publique — tout cela basé sur les plus faibles des prétextes — est aussi bizarre que toxique. Pourtant ce moment est aussi instructif : les étranges constellations de forces se confrontant dans le débat mettent à jour le rôle particulier que l’«  anti-antisémitisme » joue dans le discours contemporain en Allemagne de nos jours.

A l’offensive, nous voyons une alliance apparente, mais inavouée, entre la frange de l’extrême-droite et les médias établis, même de respectables conservateurs, encouragés par quelques personnalités juives conservatrices. Parallèlement, contrant la campagne de dénigrement, se trouvent des Palestiniens, des militants progressistes, de multiples experts sur le racisme et l’antisémitisme, et des juifs allemands importants de tout le spectre politique.

L’institution de radiodiffusion publique s’est finalement rangée du côté des premiers, citant les accusations d’antisémitisme ; pourtant la transgression qu’il a considérée comme la plus inexcusable s’est trouvée être à la base du soutien d’El-Hassan de la part des militants juifs solidaires de son propre peuple.

Dans ces circonstances, il est clair que rien de cela ne concerne effectivement la protection de la population juive. Meron Mendel — le directeur, né israélien, du Centre éducatif Anne Frank à Francfort, qui avait loué auparavant le bannissement médiatique du mouvement BDS dans le cadre de la lutte contre l’antisémitisme — a averti dans ses commentaires sur l’affaire El-Hassan que caractériser toute solidarité avec la Palestine comme antisémite fait du tort à la lutte contre l’antisémitisme et n’est pas sur le long terme dans les intérêts des Israéliens. « La lutte contre la haine des juifs », a écrit Mendel, « ne doit pas être instrumentalisée pour délégitimer les voix palestiniennes ».

Pourtant dans tout ce débat public, les voix palestiniennes sont demeurées complètement marginalisées, alors même que leurs perspectives et leurs visions sont d’une importance centrale. Et comme il est typique de ces débats en Allemagne, on n’entend presque aucun Palestinien dans les médias établis, alors que Berlin héberge une des plus grandes communautés palestiniennes en dehors du Moyen Orient.

En conséquence de cette marginalisation, le débat autour d’El-Hassan a ignoré un contexte crucial. Un communiqué de Palästina Antikolonial, un groupe de solidarité avec la Palestine de gauche à Münster, a critiqué à la fois les attaquants d’ El-Hassan et la lettre ouverte la soutenant, pour leur omission de l’offensive sur la Bande de Gaza de 2014, qui a amené cette année-là El-Hassan et beaucoup d’autres comme elle au défilé de la Journée internationale d’Al-Quds. Selon le groupe, l’échec perpétuel de la gauche allemande à manifester une quelconque solidarité avec les Palestiniens a longtemps fait de la Journée conservatrice d’Al-Quds le seul espace dans lequel les Palestiniens pouvaient exprimer leur peur, leur chagrin et leur rage face à la mort et à la destruction dans leur pays natal — même s’ils étaient en désaccord avec la politique derrière l’événement.

Dans ce contexte, la tentative pour « annuler » une Palestino-allemande qui met un pied dans une telle manifestation et exprime sa sympathie pour ceux luttant contre les politiques oppressives israéliennes, ne concerne pas la protection des « juifs ». Elle concerne l’existence politique toute entière des Palestiniens.

Beaucoup de gens en Allemagne semblent trop avides de sacrifier les Palestiniens à leurs efforts d’expiation de l’Holocauste, mais ce jeu est dangereux pour toute la société allemande et l’ordre libéral démocratique régnant. Comme beaucoup avant lui, Mendel note qu’une telle instrumentalisation de l’antisémitisme fait directement le jeu des forces néo-fascistes comme le parti AfD, qui a longtemps reconnu qu’en attaquant comme antisémites les Palestiniens et d’autres, codés comme « étrangers » ou « musulmans », ils peuvent brouiller leur propre antisémitisme, distraire de leur racisme et gagner une légitimité publique.

Alors que nous sommes confrontés à ce pacte dangereux, la seule voie en avant est de construire une solidarité entre les minorités en Allemagne et au-delà ; de rassembler une alliance diversifiée qui refuse de s’incliner devant la calomnie raciste, rejette la division semée par des inquisiteurs pro-Israël trop zélés et reconnaisse notre interdépendance et nos intérêts communs. L’annulation de Nemi El-Hassan est un nouveau sommet dans une tendance constante qui a affecté beaucoup d’entre nous auparavant — les Palestiniens, les personnes de couleur, les juifs non-sionistes, et d’autres encore. C’est à nous de résister avant qu’il ne soit trop tard.