Subhi Bahloul a étudié l’hébreu à l’université de Tel Aviv et l’a enseigné à Gaza. Il a raconté à son fils Muhammad qu’il avait des amis en Israël. Le 23 mars, Muhammad, un bénévole pour le Croissant-rouge, a fait partie des 15 travailleurs de l’aide humanitaire abattus par des soldats à Rafah.
« Je n’ai jamais imaginé que des équipes médicales seraient assassinées », dit son père dans une interview avec Local Call.

« Ils ont assassiné mon fils de sang-froid et l’ont enterré dans une fosse. J’ai élevé mes enfants sur une base de paix qui commence à la maison — c’est ce que j’ai appris en Israël et c’est la manière dont ils ont été élevés et éduqués. Et quel était donc le crime de mon fils ? Pourquoi a-t-il été assassiné de sang froid dans un tel lynchage ? Son crime est-il qu’il voulait sauver des gens ? »
Subhi Bahloul est le père de Muhammad, 34 ans, un bénévole du Croissant-rouge et l’un des 15 auxiliaires médicaux et travailleurs de la défense civile palestiniens tués par des soldats dans le quartier de Tel al-Sultan de Rafah le 23 mars, quelques jours après la rupture du cessez-le-feu par Israël— dans ce qui apparaît de plus en plus comme une exécution.
Les preuves croissantes que les Palestiniens ont été tués de très près et que certains ont été attachés avant ont renforcé la conviction que les soldats savaient clairement qu’ils avaient affaire à des ambulances et des véhicules de secours — contrairement aux affirmations initiales du porte-parole des Forces de défense israéliennes (FDI). Une vidéo filmée par un des auxiliaires tués, Rifaat Radwan, et obtenue par The New York Times, montre clairement que les ambulances et le camion de pompier avaient leurs gyrophares allumés, ce qui aurait dû les rendre reconnaissables.
Pourtant dans cette terrible tragédie, l’histoire de Subhi, 63 ans, est exceptionnelle. Cet enseignant d’hébreu — ainsi que d’arabe et d’anglais — a conduit des délégations d’Israéliens à Gaza dans la période post-Oslo et a obtenu un master d’hébreu à l’université de Tel Aviv, un exploit extraordinaire en lui-même. C’est en hébreu, qu’il parle couramment, qu’il a décrit de son abri à Khan Younis ce qui est arrivé à son fils.
« Ils sont allés à Tel al-Sultan pour secourir des blessés » raconte Subhi. « Et les forces là — les forces de défense israéliennes — les ont piégés, ont capturé cinq ambulances, et les ont assassinés de sang-froid, comme on dit. Ils les ont tous mis dans une fosse. Voilà l’histoire de Muhammad et de ses collègues — l’équipe entière qui était avec lui. Muhammad n’a jamais blessé un seul soldat, il n’a même jamais jeté une pierre de sa vie — c’est la manière dont je l’ai élevé. Ils savent que son père a étudié à l’université de Tel Aviv et a des amis là-bas [en Israël – O. Z] »
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L’incident s’est produit, comme indiqué, le matin du dimanche 23 mars. Une ambulance du Croissant rouge a été envoyée pour évacuer les victimes d’une frappe aérienne dans la zone connue comme Khashshin à Tel al-Sultan, dans la partie ouest de Rafah. L’équipe a demandé l’assistance d’une deuxième ambulance. La première est retournée à l’hôpital, mais le contact avec la deuxième a été perdu vers midi. Après la perte de contact, quatre ambulances supplémentaires, un camion de pompiers et des véhicules des Nations Unies ont été envoyés sur la scène.
La communication avec les travailleurs humanitaires a été coupée et pendant plusieurs jours leur sort est resté inconnu. Mercredi, trois jours après l’incident, Local Call a contacté l’unité des porte-paroles des FDI pour demander si les travailleurs humanitaires avaient été tués ou arrêtés. Les FDI n’ont pas répondu directement à leur question et ont seulement rendu publique une déclaration disant que les « véhicules » s’étaient approchés « d’une force [militaire] de manière suspecte » et qu’une « enquête préliminaire indique qu’ils se déplaçaient sans coordination et sans phares ni lumières d’urgence ». Selon la déclaration, la force armée a tiré « sur les véhicules suspects et a neutralisé plusieurs terroristes …Un examen préliminaire a révélé que quelques-uns des véhicules suspects étaient des ambulances et un camion de pompiers ». Cependant, une vidéo publiée hier montrant les ambulances et le camion de pompiers avec les gyrophares clignotant semble contredire cette version.
« Dès le premier jour, il y a eu des rumeurs qu’ils les avaient tous tués, mais il y a toujours de l’espoir — nous ne voulions pas croire cette rumeur », dit Subhi. « Nous espérions qu’il s’était échappé ou avait été arrêté et emmené dans une prison en Israël. Le premier jour de congé (Eid al-Fitr, dimanche dernier), la permission a été accordée à des ambulances et à la Croix rouge pour entrer et enlever tous les corps de la zone ».
Les équipes de secours ont trouvé les 15 personnes disparues enterrées dans le sable à côté de leurs véhicules de secours. Au sommet d’un des tas de sables il y avait une lumière clignotante d’un véhicule de secours. Selon les sauveteurs, l’armée les a dirigés à l’emplacement exact où les corps avaient été enterrés et leur a dit d’apporter de l’équipement pour creuser.
Selon The Guardian, un pathologiste qui a examiné les corps de plusieurs des 15 victimes a dit qu’il avait des preuves que les Palestiniens avaient été exécutés, sur la base de l’emplacement « spécifique et délibérée » des blessures des tirs, qui semblent avoir été infligés à courte distance.
Abed Munther, un auxiliaire médical qui était dans la première ambulance à arriver sur la scène et qui a survécu, a dit à The Guardian que son ambulance avait aussi essuyé des tirs. Il est sorti, a été déshabillé par les soldats qui sont arrivés, il a été frappé et humilité. Plus tard, il a vu les lumières rouges des ambulances et entendu la fusillade », a-t-il témoigné. « Cinq minutes de plus ont passé, et une troisième ambulance est venue de la direction de Khan Younis — la même direction que celle dont vous venions. Elle s’est arrêtée près de notre véhicule et elle aussi s’est fait tirer dessus, exactement comme les autres. »
Selon le récit de Munther, alors que le soleil se levait, des tanks, un bulldozer et une excavatrice sont arrivés sur les lieux. « Ils ont commencé à creuser une grande fosse et ont jeté dedans les ambulances et le véhicule de la défense civile, les ont enterrés et ont recouvert la fosse ».
Lundi dernier, un jour après la découverte des corps, le porte-parole des FDI a réitéré à Local Call l’affirmation que les véhicules palestiniens « ont approché les forces de défense israéliennes de manière suspecte, sans phares, ni signalisation d’urgence et sans coordination préalable ». La déclaration disait aussi que « les forces ont éliminé Muhammad Amin Ibrahim Shubakhi, un agent militaire du Hamas, ainsi que huit agents des organisations terroristes du Hamas et du Jihad islamique ».
Cependant, le nom d’Ibrahim Shubakhi n’apparaît pas sur la liste des morts fournie par les Palestiniens. Le porte-parole des FDI n’a pas répondu aux questions de Local Call sur la connexion de Shubakhi avec l’incident, ni sur leurs preuves que huit des morts étaient des agents du Hamas et du Jihad islamique. Hier, deux semaines après l’incident — et après la diffusion d’une vidéo contredisant l’allégation des FDI que les ambulances conduisaient sans gyrophares — les FDI ont affirmé que « l’incident des tirs impliquant un convoi d’ambulances dans Tel al-Sultan le 23 mars est l’objet d’une enquête approfondie. Toutes les allégations, dont les images publiées, seront examinées minutieusement et de manière approfondie pour comprendre la conduite pendant l’incident. »
Il n’a pas dit aux enfants
Subhi Bahloul dit que quand le corps de son fils est arrivé à l’hôpital avec les corps de ses collègues, il n’y avait pas de signes visibles de liens sur lui— mais « des témoins ont dit que quelques-uns avaient été attachés, certains par les mains. J’ai vu quatre balles dans la poitrine de mon fils. Muhammad a apparemment essayé de lever la main — la balle a traversé sa paume et est entrée dans sa poitrine. Aucune balle dans l’estomac ou les jambes — seulement dans la poitrine. Cela prouve que c’était un assassinat intentionnel. C’est un crime. D’autres ont reçu une balle dans le front. À bout portant. »
Pouvez-vous nous parler de Muhammad ?
« Il était marié et père de cinq enfants. Son fils aîné est en 5e année d’école, et le plus jeune est né au Nouvel An, il y a juste trois mois. Muhammad souriait tout le temps, faisait rire tout le monde, aimait aider les autres. Il était auxiliaire médical et ambulancier depuis 15 ans, et depuis 2018 il était bénévole pour le Croissant-rouge. Il était toujours le premier à arriver, sans peur. À n’importe quel moment, n’importe où, il se précipitait toujours pour aider. »
A-t-il été actif comme bénévole pendant toutes les guerres à Gaza ?
« Muhammad avait été dans ce domaine depuis la guerre de 2008, et il était toujours là. Même dans cette guerre, alors que tous les sauveteurs — conducteurs, auxiliaires médicaux— savent qu’ils sont ciblés, il n’avait jamais peur, il n’hésitait jamais. Il sortait toujours pour sauver les gens. Il n’a jamais dit à ses jeunes fils ce qu’il faisait. En un an et demi de guerre, je ne l’ai vu que quatre ou cinq fois. Il était toujours à l’hôpital. Il n’y avait ni jour ni nuit.
« Je n’ai jamais de toute ma vie imaginé que des équipes médicales seraient assassinées. Ce qui se produit maintenant est une indication que ce qui se passe est un génocide — en plus de la destruction de l’infrastructure de Gaza : les hôpitaux, les écoles, les universités, les installations d’approvisionnement en eau. Tout est détruit, tout est en ruines. »
Le signal ne marche pas toujours, Internet n’est disponible que quelques heures par jour et recharger son téléphone est un défi. Mais pour Bahalul, il est important d’expliquer aux Israéliens la réalité impossible dans laquelle les Gazaouis ont vécu pendant cette dernière année et demie. Malgré la catastrophe qui s’est abattue sur lui, il parle lentement et calmement, répondant à chaque question sans hésitation, espérant que quelqu’un de l’autre côté est prêt à écouter.
Pouvez-vous décrire la vie quotidienne à Gaza pendant la dernière année et demie ?
« Il y a tellement de problèmes. Muhammad travaillait avec le Croissant rouge à Khan Younis. Il ne pouvait pas revenir à la maison avec moi à Rafah, même si c’est seulement à cinq ou sept kilomètres —il ne pouvait pas revenir le soir.
« Il n’y a pas de pain, pas de gaz pour la cuisine. Depuis le début du Ramadan, la frontière a été fermée et rien n’est entré. Pour faire du café, nous brûlons du carton et des morceaux de bois que nous trouvons ici ou là. Même chose pour la cuisine. Il n’y a pas de nourriture au marché. Nous avons vécu de boîtes de conserve depuis un an et demi. Un kilo de tomates coûte de 40 à 50 shekels [de 9,5 à 12 euros], et c’est pareil pour les concombres. Vous voyez à peine des légumes et nous avons oublié à quoi ressemblent les fruits. Et en ce qui concerne le poulet ou la viande — vous les voyez seulement dans les films.
« En tant qu’adulte, vous pouvez vous débrouiller. Mais qu’est-ce que vous dites aux petits enfants ? Qu’il n’y pas de tomates au marché ? Pas de bananes, pas de pommes, pas de poulet, pas de viande, pas d’aubergines ?
« Il n’y a pas d’eau potable, pas d’eau pour la cuisine ou le bain. Pendant des mois, nous avons dû marcher deux ou trois kilomètres pour remplir un container de 18 litres — pour boire et pour tout le reste. Il n’y a pas d’électricité. J’ai une batterie de 18 volts que j’ai achetée avant la guerre pour 150 shekels [35 euros]. Maintenant elle coûte mille dollars [880 euros]. Une cigarette coûte 150 shekels.
« Les billets se délabrent à force d’être utilisés. Aucun argent n’est entré dans Gaza depuis plus d’un an. Il y a quelques mois, il y a même eu des rumeurs que les pièces de dix shekels [c. 2,40 euros] étaient contrefaites, et les gens ont cessé de les accepter ».
Qu’est-ce qui se passe si votre téléphone se casse ou est endommagé — pouvez-vous le faire réparer ?
« C’est très dur. Vous ne trouverez probablement personne. Vous prenez plus soin de votre téléphone que de votre propre enfant. Sans téléphone, c’est comme vivre sans eau. Nous sommes restés des mois sans internet, jusqu’à ce qu’ils commencent à réparer les réseaux de téléphonie et d’internet à Khan Younis. »
Combien de fois avez-vous failli être frappé par des bombardements ?
« Il y a juste une semaine, alors j’étais à la maison à Rafah, une maison de l’autre côté de la rue a été bombardée —à vingt mètres. Dix-huit personnes ont été tuées dans cette maison. La fenêtre a volé au-dessus de ma femme et moi pendant que nous dormions. Et il y a seulement deux nuits, après minuit, un missile a frappé une maison détruite à dix mètres seulement de l’appartement que je louais à Khan Younis. À chaque minute, nous nous attendons à ce qu’un missile tombe sur nos têtes ou qu’un bombardement commence. Il n’y a aucun endroit sûr. Quand vous marchez dans la rue, vos yeux sont toujours tournés vers le ciel, car vous êtes terrifié que quelque chose pourrait en tomber. Beaucoup de gens sont morts juste en marchant sur la route.
« À chaque seconde, c’est attendu — comme de respirer. Vous vivez dans la peur 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Ce n’est pas comme en Israël, où il y a des alertes et vous pouvez courir dans des abris. Nous n’avons pas d’abris. Notre abri est le ciel. La plupart des gens vivent dans des tentes, parce que 70% des bâtiments ont été détruits.
« La plupart des gens à Gaza sont des musulmans. Ils croient que si quelqu’un meurt, il devient un martyr. Cela rend les choses un peu plus faciles à supporter, mais ce n’est pas comme si les gens les acceptaient avec joie. »
Combien de fois avez-vous dû vous déplacer pendant la guerre ?
« Il y a une semaine, j’ai quitté ma maison à Rafah pour la dernière fois. Après le début du cessez-le-feu le 17 janvier, je suis revenu à la maison — mais il n’a pas fallu longtemps pour que le cessez-le-feu s’effondre. C’est la septième fois que j’ai dû partir. Cette fois, nous sommes partis pour Khan Younis. Tout ce déplacement est incroyablement difficile. Il n’y a pas d’essence, pas de gaz. Vous voyagez avec un âne et une charrette, et il n’y a pas assez de charrettes, donc vous devez marcher. Vous devez décider quoi prendre et quoi laisser derrière vous — ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. Vous quittez les lieux sous les tirs. »
À quoi ressemblait votre maison à Khan Younis quand vous y êtes retourné pendant le cessez-le-feu ?
« Ma maison était à moitié détruite et à moitié brûlée. C’est la nouvelle tendance dans cette guerre — brûler les maisons. L’appartement de Muhammad a été brulé. J’ai réussi à réparer deux pièces dans ma maison, et nous sommes tous restés là, jusqu’à ce que les bombardements recommencent. »
Israël affirme que les bombardements sont destinés à faire pression sur les civils afin que vous fassiez pression sur le Hamas pour libérer les otages. Qu’en pensez-vous ?
« Cela ne fait aucun sens. Ce n’est pas comme cela que cela marche. Vous ne pouvez pas faire pression sur des gens quand ils passent 24 heures par jour rien qu’à chercher de l’eau et de la nourriture.
« Les membres du Hamas ne viennent pas d’une autre planète. Ils sont aussi de Gaza. Ils ont des familles, des enfants, des bébés, des métiers, des moyens d’existence. Ce qui est arrivé le 7 octobre ne veut pas dire que la population entière de Gaza devrait être punie. Les gens ici comprennent très clairement que ce que le gouvernement d’Israël essaie de faire maintenant est de déraciner la population palestinienne entière. Ce n’est pas à propos du Hamas — c’est un génocide.
« Les gens disent que même si le Hamas libère les prisonniers, abandonne toutes ses armes et part complètement de Gaza — la destruction ne s’arrêtera pas. Gaza ne deviendra pas une Riviera. C’est un mensonge. »
Dans les dernières semaines, il y a eu des manifestations à Gaza contre la guerre.
« Les gens en ont eu assez. Il n’y a rien eu d’organisé — aucun groupe derrière cela. Les gens en ont marre. Ils veulent que le Hamas abandonne tout. Mais en même temps, ils savent que même si le Hamas se rend, ce ne sera pas fini. »
Une expérience formidable à Tel Aviv
Comment en êtes-vous arrivé à étudier à l’université de Tel Aviv ?
« Après que l’Autorité palestinienne est arrivée à Gaza en 1994, les universitaires d’Israël ont commencé à y venir. À l’époque, j’enseignais déjà l’hébreu à Khan Younis et à Gaza. J’ai rencontré deux enseignants du département de philosophie. Ils ont vu que mon hébreu était décent et m’ont demandé pourquoi je n’avais pas essayé d’obtenir un diplôme de master ou un doctorat. Je leur ai dit que j’avais déjà commencé un diplôme de master à Gaza et ils ont demandé : « Qu’est-ce que vous penseriez d’étudier avec nous à Tel Aviv ? » Je n’avais jamais rêvé de quelque chose comme cela. J’ai dit : oui, absolument — j’aimerais être le premier Gazaoui à étudier à l’université de Tel Aviv. »
« J’ai dit, d’accord, essayons. Je suis parti par le checkpoint d’Erez. J’ai obtenu la permission d’aller à l’université, j’ai passé les examens d’entrée et j’ai obtenu un diplôme de master en enseignement des langues. Je ne suis pas allé jusqu’à une thèse, parce que la situation est devenue difficile et que j’ai commencé à travailler dans des universités ici et à écrire des livres. »
À qui ressemblait votre expérience là-bas ?
« Au checkpoint d’Erez, les soldats me voyaient chaque semaine. Ils disaient ‘Hello, Dr. Subhi’ et nous sommes devenus amis. Une fois il y a eu une fermeture du checkpoint et je devais vraiment aller à l’université. Ils ont ouvert le checkpoint juste pour moi et m’ont laissé passer tout seul. Je suis tombé une fois sur l’un des soldats sur la rue Allenby ou la rue Dizengoff [à Tel Aviv], allant avec son père acheter un costume pour son mariage. Il m’a présenté à son père.
« Après ma première année, on m’a donné un permis pour un semestre entier. C’était une expérience incroyable — une joie — d’étudier là, d’être parmi des amis et des supporters. À une fête de Pessa’h, ma femme et moi avons célébré le séder avec un de nos amis de l’université. Je me souviens qu’un des enseignants m’a dit : ‘si jamais il y a la paix entre nous, je promets que tu seras le premier ambassadeur palestinien à Tel Aviv ‘. Cela n’est jamais arrivé. »
Vous avez grandi à un moment où il y avait moins de séparation — physiquement et psychologiquement. Comment voyez-vous les choses aujourd’hui ?
« Avant la Première Intifada en 1987, le marché aux légumes à Rafah ressemblait au marché du Carmel [à Tel Aviv]. Les Israéliens y venaient faire leurs courses. Je ne dirais pas que nous vivions ensemble, mais les gens de Gaza étaient habitués à voir des juifs. Nos travailleurs étaient employés en Israël. Il y avait des espèces d’amitiés. Pour le mariage d’un ami à Rafah, son patron et ses collègues israéliens sont venus. Ce n’était pas considéré comme étrange.
« Même pendant la Première Intifada, je me souviens qu’il y avait des permis spéciaux pour les travailleurs. Même pendant les couvre-feux, les soldats appelaient par hauts-parleurs : ‘Travailleurs — venez travailler !’ Il y avait même de la cordialité avec les soldats.
« Tout a changé pendant la Deuxième Intifada. Les choses sont devenues plus violentes. Les sentiments ont changé, même parmi les travailleurs qui avaient passé des années en Israël et y avaient beaucoup d’amis. En 2008, la première guerre a commencé et tout est devenu sombre. Mais j’ai conservé toutes mes amitiés avec mes amis juifs.
« Pendant la guerre de 2014, cela été très difficile. Cinquante et un jours. J’ai quitté ma maison à Rafah et je suis allé à Tel al-Sultan — là où cette terrible chose est arrivée (la mort de son fils). Ma maison est dans la partie est de Rafah, près de la rue Salah al-Din et du passage de Rafah, près de la frontière. J’ai choisi un endroit tranquille, loin de la foule, mais je ne savais pas que cela deviendrait dangereux. Qui aurait imaginé une telle guerre ? »
« La séparation a tout anéanti. La façon dont les soldats nous traitent est devenue bien pire. Tout ce qui avions bâti au fil des années s’est écroulé — tout s’est effondré. Je ne dis pas que la séparation physique n’est pas sérieuse, mais la séparation psychologique est encore plus importante. Cela a vraiment changé les sentiments des gens ».
En tant que personne qui a vécu en Israël et connaît le langage et la société, quel est votre message à la société israélienne ?
« Mon petit message est que nous devons nous accrocher à ce qui reste — et que c’est possible de recommencer. J’ai rêvé, cru et espéré que nous pourrions vivre ensemble, les deux peuples, côte à côté, sans bain de sang, ni conflit, ni destruction. À la fin, nous perdons tous — beaucoup de gens sont morts de notre côté, et beaucoup de l’autre côté aussi. Quelle est notre faute ou la vôtre ? Nous sommes seulement des civils ordinaires.
« La guerre a toujours une excuse — combattre le terrorisme. Mais Gaza n’est pas entièrement terroriste. Nous gaspillons notre temps. Allons-nous passer toutes nos vies comme cela, en guerre ? Quand aurons-nous un moment pour respirer, reprendre notre souffle ? Nous avons vécu ensemble pendant de nombreuses années. Il y avait de l’amitié entre nous. Nous pouvons raviver cela. Il peut y avoir la paix entre nous. Ce n’est pas si difficile. La paix est faite entre des ennemis — pas entre amis »
Est-ce que vous pensiez que la guerre durerait si longtemps ?
« Le plus dur est que nous pensions que cela durerait un mois, peut-être deux, en exagérant. Quand nous sommes partis, nous n’avons rien pris de la maison. C’est comme en 1948. Mon père, qu’il repose en paix, m’a dit que quand ils ont quitté Yavne, ils n’avaient rien pris avec eux — ils ont même laissé les papiers d’enregistrement des terres parce qu’on leur avait dit qu’ils reviendraient d’ici quelques jours. Cela s’est produit à nouveau. L’histoire se répète. Lors de la dernière évacuation de Rafah, personne n’a été laissé sur place. »
Que pensez-vous du plan de Netanyahou et de Trump de vider Gaza de ses résidents ?
« Les gens ont peur que quelque chose comme cela n’arrive. Ils (Israël) disent que ce sera une migration volontaire, pour ceux qui veulent partir, mais ce n’est pas vrai. Je prie qu’il n’y ait pas une expulsion de tous les résidents vers le Sinaï. Avec ce gouvernement d’extrême-droite, cela pourrait arriver et Trump soutient cela avec ses propres plans. Mais beaucoup de gens préféreraient mourir sous les décombres de leurs maisons que de quitter Gaza, et j’en fais partie.
« Il y a aussi des gens prêts à partir parce qu’ils en ont juste marre. Ils ont été déplacés des dizaines de fois, d’un endroit à un autre, leurs maisons ont été détruites — tout ce qu’ils ont bâti pendant des années est parti en une seconde et ils ont l’impression qu’il ne leur reste plus rien ici. Il y a quelques personnes qui sont prêts à partir après avoir perdu la moitié de leur famille ou même toute leur famille, mais ils ne sont pas nombreux. La plupart des gens préfèrent mourir ici sous les décombres plutôt que de partir contre leur volonté. »
- Photo : « Je l’ai trouvé avec quatre balles dans le corps ». Mohammad Bahloul, un auxiliaire médical palestinien, a été tué avec 14 de ses collègues par des tirs de l’armée à Rafah, le 23 mars 2025.
(Photo : Avec la permission de la famille)