Harvard fait marche arrière sur le défenseur des droits de l’homme qui a critiqué Israël

L’annonce que l’université avait bloqué une bourse pour l’ancien président de Human Rights Watch a suscité le débat sur la liberté académique et l’influence des donateurs.

L’École Kennedy de Harvard a fait marche arrière jeudi et a dit qu’elle offrirait une bourse à un grand défenseur des droits de l’homme qu’elle avait auparavant rejeté, après avoir appris que la décision avait déclenché un tollé général concernant la liberté académique, l’influence des donateurs et les limites de la critique d’Israël.

La controverse a jailli au début du mois quand The Nation a publié un long article révélant que,l’été dernier, le doyen de l’école, Douglas Elmendorf, avait opposé son veto à une proposition du Centre Carr pour la Politique des Droits de l’Homme de cette école d’offrir une bourse d’un an à Kenneth Roth, récemment retraité de son rôle de directeur exécutif de Human Rights Watch. A l’époque, Elmendorf avait dit à ses collègues qu’il était inquiet à cause de l’impression que Human Rights Watch avait un parti pris contre Israël, d’après deux membres du corps professoral.

Cette révélation a suscité de vives critiques de la part d’éminentes associations de libre expression ; une lettre signée par plus de 1.000 étudiants, professeurs et membres de Harvard critiquant ce qu’elle appelait « une décision honteuse de mettre Kenneth Roth sur liste noire » ; et de plaintes personnelles de membres du corps professoral.

Dans un courriel de jeudi à la communauté de l’École Kennedy, Elmendorf a dit que sa décision avait été une « erreur » et que l’école allait envoyer une invitation à Roth.

Elmendorf, économiste qui a été directeur du bureau du budget du Congrès américain de 2009 à 2015, a également repoussé l’accusation comme quoi les donateurs avaient influencé sa décision initiale, comme cela avait été suggéré dans l’article de la Nation et réitéré par Roth dans des déclarations publiques.

« Les donateurs n’ont pas d’influence sur notre façon de considérer les sujets universitaires », a-t-il dit dans sa déclaration. « Ma décision n’a pas non plus été prise pour limiter le débat à l’École Kennedy sur les droits de l’homme dans quelque pays que ce soit. »

Il n’a pas non plus spécifié pourquoi il avait rejeté l’admission de Mr. Roth, sauf pour dire qu’elle était « fondée sur mon évaluation de ses potentielles contributions à l’école ».

Quant à Roth qui, après la volte-face de Harvard, a accepté une offre de l’université de Pennsylvanie, où il est maintenant membre de Perry World House, Elmendorf a dit : « J’espère que notre communauté sera en capacité de bénéficier de sa grande expérience dans un large éventail de questions relatives aux droits de l’homme. »

L’incident a été la dernière flambée dans le débat actuel pour savoir quand la critique d’Israël se glisse dans l’antisémitisme, et quand les accusations d’antisémitisme, à leur tour, sont utilisées pour faire taire la critique.

Dans des interviews (et sur Twitter), Roth, juif dont le père a fui l’Allemagne nazie dans son enfance, a dit que la décision initiale d’Elmendorf reflétait l’influence de ceux qui cherchent à délégitimer Human Rights Watch, qui a contrôlé les violations commises dans plus de 100 pays, en tant qu’observateur impartial d’Israël. Et il l’a décrit comme un cas de « censure dictée par les donateurs », tout en disant qu’il n’en avait pas de preuve.

« On dirait tout à fait que c’est l’influence des donateurs qui sape l’indépendance intellectuelle », a-t-il dit la semaine dernière dans une interview avec le New York Times.

(Un porte-parole de Harvard a dit que l’université et son président, Lawrence Bacow, n’avaient aucun commentaire à faire.)

L’influence des donateurs peut être obscure, les détails des conversations tenues derrière des portes closes remontant rarement à la surface. Mais Israël a été un sujet inflammatoire ces dernières années, alors que certains donateurs, inquiets de ce qu’ils perçoivent comme des tendances antisémites ou anti-Israël dans l’académie, ont cherché à annuler des donations ou à influer sur des décisions d’embauche.

En 2020, l’université de Toronto a interrompu l’embauche de Valentina Arazova en tant que directrice du programme des droits de l’homme de l’école de droit après qu’un important donateur ait contacté un administrateur pour exprimer son inquiétude à propos de son travail universitaire critiquant le dossier d’Israël sur les droits de l’homme. (A la suite d’un tollé général, l’université a offert le poste à Azarova dans le cadre de la protection de la liberté académique, mais elle l’a refusé.)

L’année dernière, l’université de Washington a rendu un don de 5 millions $ après qu’un important donateur de son programme d’Études israéliennes ait exprimé son mécontentement à l’encontre d’un professeur qui s’était joint à d’autres spécialistes des études juives et israéliennes pour signer une lettre ouverte qui critiquait la conduite du gouvernement israélien envers les Palestiniens et les Arabes dans le pays et dans les territoires palestiniens. D’après l’université, le donateur avait demandé que le contrat de donation soit amendé pour interdire aux enseignants soutenus par cette donation de faire des déclarations « perçues comme hostiles à Israël ».

L’École Kennedy, confédération de 12 centres et de dizaines d’autres initiatives, est l’une des principales écoles de politique publique de la nation. Elle n’est par ailleurs pas étrangère à la controverse, venant souvent non pas de ses enseignants habituels mais de ses plus de 750 membres invités, parmi lesquels on trouve d’éminents personnages de la politique, du gouvernement et des médias.

En 2017, Elmendorf a annulé une bourse d’études offerte à Chelsea Manning, ancienne analyste du renseignement militaire qui, en 2010, a fait fuiter des archives des documents militaires et diplomatiques vers Wikileaks à la suite de critiques de la part de Mike Pompeo, alors directeur de la C.I.A., et d’autres de la communauté du renseignement. En 2019, Rick Snyder, ancien gouverneur du Michigan, s’est retiré d’une nomination après qu’elle ait déclenché un tollé sur les réseaux sociaux et de la part d’étudiants qui ont évoqué son rôle dans la crise de l’eau à Flint.

Quant aux voix prenant parti sur le conflit israélo-palestinien, l’école a accueilli ces dernières années toutes sortes de membres, dont Amos Yadlin, grand général israélien à la retraite, et Saeb Erekat, alors principal négociateur palestinien et secrétaire général de l’Organisation de Libération de la Palestine.

Roth avait été recruté pour être membre boursier, rôle qui ne comporte pas d’obligation d’enseigner, par Mathias Risse, directeur du Centre Carr. Dans un courriel aux étudiants, membres du corps enseignant, boursiers, anciens élèves et autres à la suite de l’article dans la Nation, Risse a dit de Roth qu’il était « l’un des plus éminents responsables des droits de l’homme de notre temps » et que le refus de sa bourse était « l’un des pires moments de ma vie professionnelle ».

Dans des interviews et des messages échangés avec le Times, Risse et une autre professeure, Kathryn Sikkink, ont dit que, en expliquant son renvoi de Roth, Elmendorf avait évoqué son impression que Human Rights Watch était « de parti pris » contre Israël. Il leur a dit qu’il avait pris conscience de la question à la suite de discussions avec des personnes dans l’université, qu’il n’a pas nommées.

Les donateurs, ont-ils dit, n’ont pas été mentionnés. Mais ils ont ajouté qu’un rapport de 2021 de Human Rights Watch, qui en était arrivé à la conclusion que la politique d’Israël envers les Palestiniens dans les territoires occupés répondait à la définition juridique du « crime d’apartheid », avait été discuté.

Savoir si Human Rights Watch est impartial envers Israël a longtemps été une source de débat, dans et hors de l’organisation. Dans un article d’opinion du Times, Robert Bernstein, l’un des fondateurs de l’association, a dénoncé le fait que ses critiques d’Israël venaient « en aide à ceux qui souhaitent faire d’Israël un État paria ».

En 2019, Israël a expulsé le directeur de l’association pour Israël et la Palestine et le principal chercheur et auteur du rapport de 2021, Omar Shakir, selon une loi qui interdit les étrangers qui soutiennent un boycott d’Israël ou de ses territoires. A l’époque, Shakir a nié que lui-même ou Human Rights Watch aient appelé à un boycott massif des consommateurs d’Israël ou de ses colonies.

Avec son rapport de 2021, intitulé « Un seuil a été franchi », Human Rights Watch est devenue la première grande association internationale de défense des droits de l’homme à appliquer le mot « apartheid » à la conduite israélienne. Six mois plus tard, Amnesty International a fait de même dans son propre rapport. (En 2022, la Clinique Internationale des Droits de l’Homme de la Faculté de Droit de Harvard a émis un rapport similaire, moins remarqué.)

Sarah Leah Whitson, ancienne directrice Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch, a dit que la désignation d’« apartheid » était sortie après un débat interne « douloureux ».

« Nous avons dû travailler pendant des années pour que les hauts responsables de l’organisation commencent à penser qu’il était important d’aller jusque là », a dit Whitson, actuel directeur exécutif de Démocratie dans le Monde Arabe Maintenant, ou DAWN. Il y avait la crainte « que, si vous traversiez ces lignes rouges, ils essaieraient de vous décapiter en tant que véritable groupe de pression ».

Le rapport de Human Rights Watch a été attaqué par Israël, dont l’ambassadeur aux États-Unis a dit qu’il frisait l’antisémitisme. Le Comité Juif Américain a dit de lui que c’était « un travail à la hache » et a accusé Roth d’entretenir une « animosité personnelle envers Israël ». Certaines associations juives progressistes, qui ont exprimé leur préoccupation devant les « attaques au vitriol » contre le rapport, ont également mentionné leur propre désaccord avec le terme « apartheid ».

Le rapport n’a pas, comme l’ont fait certains (dont quelques associations israéliennes), caractérisé Israël, d’« Etat d’apartheid ». Il a utilisé ce mot pour faire référence, non pas au caractère du gouvernement israélien, mais à la politique discriminatoire spécifique dans les territoires occupés, dont il a dit qu’il répondait à la définition de « crime d’apartheid » énoncée dans les interdictions juridiques internationalement ratifiées, adoptées par les Nations Unies et la Cour Pénale Internationale.

Roth a dit que l’objet du rapport, « sur la rédaction duquel il avait personnellement passé un temps énorme », n’était pas de mettre en équation Israël et l’ancien régime raciste d’Afrique du Sud, mais d’appliquer des définitions juridiques. Et cela reflétait la réalité, dit-il, que le processus de paix était « mort ».

Il n’y a aucune preuve que ce qui se passe aujourd’hui puisse disparaître », a-t-il dit. « C’est ce qui nous a tous amenés à réaliser que nous devions changer de paradigme. »

Pour certains sur le campus, la question concerne moins Roth ou Human Rights Watch que l’équilibre du discours sur le campus.

« Du point de vue de la libre expression, oui, il devrait avoir le droit à une bourse » si le Centre Carr jugeait bon de l’inviter, a dit Nathalie Kahn, cadre au Collège de Harvard et coprésidente des Étudiants de Harvard pour Israël. « Je pense vraiment, cependant, qu’il y a tant de gens à Harvard qui défendent des idées anti-Israël que nous n’avons vraiment pas besoin d’un de plus. »

Ahmed Moor, diplômé de 2013 de l’École Kennedy qui a aidé à préparer une lettre ouverte des anciens élèves palestiniens qui dénonçait la décision initiale d’Elmendorf, a fait remarquer que l’école avait accueilli Yadlin, général israélien, mais aussi « des gens comme moi ».

« C’est très bien et approprié pour ce genre d’institution », parce que représenter de nombreux points de vue fait partie de l’objectif d’un « programme de politique publique de premier plan ».

Avec la décision initiale, a-t-il ajouté, « c’est là que le doyen actuel a tout gâché ».