« Gaza, une guerre coloniale » : inscrire le 7-Octobre et la guerre contre le Hamas dans l’histoire

L’ouvrage collectif dirigé par l’anthropologue Véronique Bontemps et l’historienne Stéphanie Latte Abdallah étudie, sous le prisme colonial, l’emprise israélienne sur l’enclave palestinienne.

Livre. « Domicide », « urbicide », « culturicide », « futuricide », « génocide » ? Comment qualifier la guerre de Gaza ? Peut-on d’ailleurs parler de guerre dans la mesure où la partie palestinienne, depuis plusieurs mois déjà, n’est pas à même d’opposer la moindre résistance armée à l’invasion israélienne? Chacun des auteurs du livre collectif Gaza, une guerre coloniale (Actes Sud et Institut d’études palestiniennes, 320 pages, 23 euros) est libre de qualifier comme il le souhaite le conflit en cours.

Mais une même approche les rassemble tous : le prisme colonial. « Si le 7-Octobre fait événement, il s’inscrit néanmoins dans des continuités sociales et politiques en lien avec le processus colonial et l’importance de la question palestinienne », écrivent les deux coordinatrices de l’ouvrage, Véronique Bontemps, anthropologue, et Stéphanie Latte Abdallah, historienne et politiste.

Elles se réfèrent toutes deux à la théorie du settler colonialism (« colonialisme de peuplement » ou « d’expropriation »), définie par l’historien britannique Patrick Wolfe (1949-2016), qui travailla la plus grande partie de sa vie en Australie. « L’apport heuristique de ces approches est de considérer la Nakba de 1948 [l’expulsion de 850 000 réfugiés palestiniens et la destruction de plus de 500 villages] non simplement comme un événement fondateur, mais comme un processus permanent à l’œuvre, sous des modalités différentes, dans les territoires de la Palestine », ajoutent les deux autrices.

Un centre urbain et agricole

L’entreprise coloniale israélienne à Gaza n’a de fait pas « recommencé » après le 7 octobre 2023, à la faveur des attaques terroristes menées par le Hamas et ses alliés dans le sud d’Israël. Elle n’a jamais cessé. Car, contrairement à ce qui est communément dit et écrit, le « retrait » israélien de Gaza, ordonné par Ariel Sharon, en 2005, n’a mis fin ni à l’occupation ni à la colonisation de l’enclave palestinienne. En contrôlant toutes les frontières terrestre, maritime et aérienne de la bande de Gaza et toutes les entrées, des personnes comme des marchandises et des services, Israël n’a fait que poursuivre une politique de contrôle, de modelage et d’étranglement, destinée à y rendre la vie aussi pénible que possible. 

Il est d’ailleurs dommage qu’un chapitre n’ait pas été entièrement consacré à Gaza avant l’occupation israélienne, qui a débuté en 1967. On apprend cependant au détour d’un texte du sociologue Abaher El- Sakka, que Gaza ne comptait que 80 000 habitants lors de la guerre de 1948, auxquels 200 000 réfugiés sont venus s’ajouter, que la région a perdu 70 % de ses terres et 50 villages en raison de cette guerre. Que Gaza comptait déjà plus de 50 hôpitaux et sept cinémas, qu’il ne s’agissait nullement d’une enclave surpeuplée et coupée du monde, mais d’un centre urbain et agricole développé au carrefour de plusieurs routes commerciales.

L’ouvrage regarde au-delà du présent conflit, différents contributeurs s’intéressant à des logiques déjà à l’œuvre, tant au sein du Hamas que dans la société israélienne, ou encore sur la scène politique palestinienne. Dans le chapitre consacré aux dynamiques internes du Hamas, la politiste Leila Seurat bat en brèche le distinguo, aussi facile que caricatural, entre une direction à l’étranger censée être pragmatique et un leadership de l’intérieur décrit abusivement comme purement militaire et extrémiste.

Amélie Férey, politiste, insiste, pour sa part, sur la bulle cognitive dans laquelle vit la société israélienne : « L’incompréhension de la société israélienne vis-à-vis des critiques de son emploi de la force s’explique en partie par une asymétrie fondamentale de l’information, qui affecte profondément la perception que les Israéliens ont de la guerre. » A quelques exceptions près, la sphère médiatique israélienne donne une vision tronquée du conflit. Cette bulle cognitive affecte essentiellement les Israéliens juifs, car « la guerre contre la bande de Gaza a démontré la fragilité de la citoyenneté accordée aux Palestiniens en Israël et sa subordination aux exigences de la supériorité juive et du consens sioniste », note le chercheur Antoine Shalhat.

Contrôle des corps

L’article de Stéphanie Latte Abdallah, « Un futuricide en Palestine », est celui qui rend le mieux compte de la continuité du « processus d’effacement et de destruction » à l’œuvre depuis plusieurs décennies, et de manière radicalement destructrice depuis le lendemain des attaques du 7-Octobre. Elle tisse un fil continu entre la politique carcérale d’Israël, de contrôle des corps de l’ennemi, et celle, urbaine, menée à coups de bulldozer qui remodèlent la bande de Gaza en vue de l’instauration d’un ordre sécuritaro-néolibéral. La mise en place chaotique d’un nouveau système de distribution humanitaire en donne la plus triste illustration.

La politiste décrit en outre le fonctionnement de l’algorithme d’intelligence artificielle qui établit les listes de cibles, matérielles comme humaines, suivies par l’armée israélienne dans son entreprise de destruction de tout futur possible à Gaza, autre qu’un asservissement des individus.

D’autres chapitres examinent les conséquences du conflit en cours sur les pays de la région, comme l’Egypte et les pétromonarchies du Golfe, ainsi que l’impact et les limites de la justice internationale. Quant à Israël, Amélie Férey s’interroge sur l’impact de la façon dont est menée la guerre à Gaza : « Assiste-t-on à une forme de coup d’Etat sans coup d’Etat, supprimant tous les potentiels contre-pouvoirs et tuant de l’intérieur la démocratie israélienne ? » Cette interrogation présage des jours encore plus sombres dans la région. 

« Gaza, une guerre coloniale », sous la direction de Véronique Bontemps et Stéphanie Latte Abdallah Sindbad, Actes Sud et Institut d’études palestiniennes, 320 pages, 23 euros.