Gaza : « Nous avons face à nous tous les signes avant-coureurs d’un génocide »

Pour Amnesty International, qui publie mercredi 24 avril son rapport annuel, la guerre à Gaza est emblématique d’un ordre mondial « au bord de la rupture ». Entretien avec la chercheuse Budour Hassan, qui enquête pour l’ONG sur les exactions commises par Israël.

Reculs démocratiques, multiplication de conflits meurtriers pour les populations civiles et qui bafouent le droit international, grand retour en arrière sur la « justice de genre », aggravation des conséquences du chaos climatique, développement vertigineux de l’intelligence artificielle et des instruments de surveillance numérique… L’ONG Amnesty International publie mercredi 24 avril son rapport annuel, accablant, sur les droits humains dans le monde. 

Le document égrène sur 500 pages la litanie des violations flagrantes des règles par des gouvernements, des entreprises, qui marquent « un tournant dans l’histoire du droit international ». L’ordre mondial bâti après 1945 est « au bord de la rupture », alerte la secrétaire générale Agnès Callamard. 

La guerre d’Israël à Gaza depuis plus de six mois, en réponse aux « crimes monstrueux du Hamas » dans le sud du pays le 7 octobre 2023, qui s’est muée « en une expédition punitive contre toute une population », marquée par « de nombreux signes avant-coureurs d’un génocide », selon l’ONG, en est l’une des illustrations les plus terribles. 

Entretien avec Budour Hassan, la chercheuse palestinienne d’Amnesty International sur Israël et les territoires palestiniens occupés, basée dans la ville de Jérusalem-Est occupée ainsi qu’à Ramallah, à l’occasion de son passage à Paris.

Mediapart : En quoi les événements qui se déroulent à Gaza depuis plus de six mois symbolisent-ils « l’échec moral absolu de nombreux architectes du système établi après la Seconde Guerre mondiale » ?

Budour Hassan : Il ne s’agit pas simplement d’une extinction du droit international, de l’affaissement d’un ordre mondial fondé sur des règles. C’est aussi un coup dur porté à la légitimité du droit international, et des droits humains en tant que concept. Quand on voit des êtres déshumanisés au point de ne pas être reconnus comme des humains, que reste-t-il des droits humains ?

Le peuple palestinien endure à Gaza une répétition de la Nakba [la catastrophe de 1948, soit le déplacement de force de plus de 750 000 Palestiniennes et Palestiniens – ndlr] en pire. Nous avons face à nous tous les signes avant-coureurs d’un génocide : un blocus illégal dévastateur affame la population, la majorité des habitants ont été déplacés, de haut représentants du gouvernement israélien tiennent des propos génocidaires, plus de 34 000 personnes sont mortes, majoritairement des civils, des femmes et des enfants ; des camps de réfugiés, des infrastructures essentielles, des hôpitaux, des écoles, des universités sont détruits, etc. 

Mais Israël continue de bénéficier d’une impunité de la part de la communauté internationale, des plus grandes puissances, au premier plan son allié historique, les États-Unis, qui se présentent comme garants de l’ordre juridique mondial mais qui, en réalité, aident activement Israël, lui fournissent la logistique, l’armement, le soutien politique, diplomatique, militaire pour mener à bien ces attaques. 

Que signifient le droit international, le droit de la guerre, les règles de proportionnalité, les principes de protection des civils lorsqu’ils sont bafoués chaque jour sans répercussions ? Ce n’est pas faute d’outils. Le problème est le manque de volonté d’utiliser ces outils.

Voyez ce qu’il s’est produit lorsque Israël a accusé douze des treize mille employé·es de l’Unrwa dans la bande de Gaza d’avoir participé aux massacres du 7 octobre 2023. Des dizaines de pays se sont basés sur son rapport, qui ne présentait aucune preuve, pour rompre ou suspendre leurs financements. Or, ces accusations ne sont pas fondées. Un rapport indépendant vient de le prouver. Israël a menti encore une fois. 

Nous parlons d’un pays présenté comme une démocratie, la seule démocratie du Moyen-Orient. Mais si c’est une démocratie, pourquoi bafoue-t-elle ainsi le droit international ? Pourquoi ne permet-elle pas aux enquêteurs, aux journalistes d’entrer à Gaza ? La seule réponse est : Israël a quelque chose à cacher. 

Amnesty International dénonce un deux poids, deux mesures…

Oui, les droits humains, le droit international apparaissent de manière flagrante sélectifs, utilisés contre les pays auxquels les États-Unis sont opposés, pas lorsqu’il s’agit de pays soutenus par les États-Unis.

En plus du double standard, des intérêts militaires et technologiques avec Israël, on ne peut pas non plus éliminer le racisme du tableau : le racisme antipalestinien, anti-arabe, le fait de ne pas considérer les Palestiniens comme pleinement humains.

Les Nations unies réclament une enquête internationale indépendante sur les fosses communes découvertes dans les deux principaux hôpitaux de la bande de Gaza, le complexe médical Nasser, à Khan Younès, et le plus grand hôpital de Gaza, Al-Shifa. Parvenez-vous à enquêter sur ces charniers ? 

Il faudra des années pour saisir toute l’ampleur de ce qui se passe depuis le 7 octobre 2023 à Gaza, comme il a fallu des décennies pour réaliser ce qui s’est produit au Chili, en Argentine, sous Franco en Espagne…

Enquêter sur ces charniers, récolter des preuves de ces crimes de masse est quasi impossible à cause des entraves des autorités israéliennes. Les médecins légistes sont rares. La plupart des médecins qui entrent à Gaza le font pour sauver des vies. 

Comment, pourquoi ces personnes ont-elles été tuées ? Qui sont-elles ? Ont-elles été tuées lors d’affrontements ou exécutées ? S’agit-il de patients morts à cause du blocus israélien ou leur situation était-elle déjà désespérée ? Ont-elles été torturées, agressées sexuellement ? 

En enterrant ainsi les corps, Israël détruit les preuves de ses crimes. Sans compter la violence supplémentaire pour les familles qui ne peuvent offrir un enterrement digne à leurs proches, ce qui en islam, comme dans d’autres religions, est central. 

Nous craignons la découverte de charniers similaires dans de nombreux endroits de Gaza. À l’hôpital Al-Shifa, nous avons discuté avec les médecins chargés de l’extraction et de l’identification des corps. 

Ils nous racontent en pleurant à quel point c’est difficile pour eux parce qu’ils n’ont pas le matériel adéquat. Ils ne disposent même pas de tests ADN. La seule façon d’identifier un corps reste aléatoire : un membre de la famille se manifeste et reconnaît l’un des siens, à ses habits par exemple.

Israël doit laisser entrer à Gaza les experts, les enquêteurs en droits humains, les journalistes. Sans cela, nous ne connaîtrons pas la vérité. Il y a le travail formidable des journalistes palestiniens, mais il ne suffit pas à documenter l’ampleur des crimes de masse. Tout cela nécessite un effort multidisciplinaire. Travailler sur des vidéos en sources ouvertes est utile, mais cela ne remplacera jamais les enquêtes sur le terrain, les entretiens en personne. 

La situation est également critique en Cisjordanie, où Amnesty International dénonce l’usage « indigne » et généralisé par Israël de la reconnaissance faciale, « pour renforcer les restrictions du droit de circuler librement et maintenir son système d’apartheid ». Comment analysez-vous cela ? 

Entre le 12 et le 16 avril, des centaines de colons israéliens se sont livrés à des raids violents contre des villages palestiniens, notamment à Al-Mughayyer, Duma, Deir Dibwan, Beitin et Aqraba, en représailles à la disparition d’un adolescent retrouvé mort. Des colons ont mis le feu à des habitations, des arbres et des véhicules, et plusieurs Palestiniens ont été tués par des colons ou par les forces israéliennes.

La violence est inhérente à l’installation et à l’expansion de ces colonies, ainsi qu’au maintien de l’apartheid. Il est temps que le monde le reconnaisse et fasse pression sur les autorités israéliennes pour qu’elles respectent le droit international en cessant d’agrandir les colonies et en démantelant toutes les colonies existantes. C’est un crime de guerre.

Depuis le 7 octobre, la violence coloniale a considérablement augmenté, les colonies n’en finissent pas de s’étendre. Les attaques de colons sont quotidiennes, envers les bergers, les agriculteurs palestiniens, ils volent les terres, les moutons, l’eau, brûlent les maisons avec la protection de l’armée. Des bases militaires sont brutalement devenues des colonies. Quiconque vient en Cisjordanie ne reconnaît plus le territoire. 

Un nouveau rapport de l’Unrwa révèle les tortures et les violences sexuelles infligées aux Palestinien·nes détenu·es à Gaza par les forces israéliennes. Êtes-vous confrontée à des témoignages similaires ? 

Nous préparons un rapport sur les prisonniers soumis à la torture à Gaza, voire à la mort en détention. La déshumanisation actuelle dans les prisons israéliennes est totale. Depuis le 7 octobre, au moins une trentaine de Palestiniens de Gaza sont morts en détention, au moins quatorze en Cisjordanie.

Depuis le 7 octobre également, Israël refuse au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) tout accès aux prisons. Il refuse également aux Palestiniens de Gaza détenus toute visite familiale, tout contact avec les familles, ainsi que toute consultation juridique. Ils ne peuvent même pas écrire une lettre.

Certes, ce n’est pas une surprise, le ministre de la sécurité nationale israélien, Itamar Ben Gvir, ayant promis de rendre encore plus difficiles les conditions de vie des prisonniers palestiniens après le 7 octobre. Mais je reste frappée par l’ampleur des tortures et des violences perpétrées, psychiques, physiques, les coups, les menottes toute la journée, les attaques de chiens, la privation de nourriture, d’eau, d’accès aux toilettes, etc. 

Avant le 7 octobre, les détenus pouvaient étudier, avoir des livres, une radio voire un téléviseur dans leur cellule, faire du sport, grâce à de longues décennies de lutte, aux grèves de la faim. Tous ces droits leur sont aujourd’hui totalement refusés, même un traitement médical pour ceux qui sont malades. 

Les violences sexuelles font évidemment partie du schéma de torture systématique, surtout depuis le 7 octobre. Elles concernent hommes et femmes mais elles sont encore plus taboues chez les hommes. 

Plusieurs détenus libérés, parmi lesquels des médecins, des enfants, des femmes qui ont été torturés, nous ont montré des cicatrices de brûlures de cigarettes sur leurs jambes, près de leurs oreilles. Plusieurs ont eu besoin d’une hospitalisation. 

Lors du décompte des prisonniers, qui a lieu plusieurs fois par jour, si quelqu’un ne respecte pas l’ordre de s’asseoir d’une certaine manière, s’il relève la tête au lieu de la baisser, il peut être brutalement battu. C’est ce qui arrive aussi aux prisonniers qui refusent d’embrasser le drapeau israélien.

Nombre de détenus, des pères, des mères, y compris allaitantes, nous racontent la douleur d’être séparés de leurs familles, de leurs enfants. Un père tenait son enfant par la main lorsqu’il a été arrêté à un point de contrôle. Il a lâché la main de son fils qui s’est enfui pendant qu’il était conduit en prison où il croupit.

Rachida El Azzouzi