Amir Hassan a 27 ans. Il a grandi dans un camp de réfugiés en Palestine avant de devenir assistant d’arabe au lycée Henri-IV à Paris il y a cinq ans. Il raconte le sentiment d’inquiétude et de culpabilité qui tenaille les Palestiniens de l’extérieur, et l’impossibilité, malgré l’exil, d’oublier la guerre.
En juillet 2014, quelques mois après mon arrivée en France et suite à une période difficile à Paris (la découverte d’une nouvelle société, les complications de l’administration française, la prise de conscience du monde du travail et beaucoup d’autres choses), je prends le train pour Milan, premier voyage de vacances de ma vie. J’arrive à Milan, Israël attaque Gaza et commence à bombarder les grands immeubles, je ne sais pas quoi faire, rentrer à Paris ou continuer le voyage. Je reste à Milan et je regarde les informations à la télévision italienne. Ils avaient une envoyée spéciale à Gaza, qui nous montraient les images en direct. L’attaque était très violente, 2 000 morts et 10 000 blessés. Le jour où j’arrive à Venise, à la gare, ma mère m’appelle en pleurant et me dit : «C’est fini, ils vont bombarder notre immeuble, prie pour nous, on va mourir, on ne sait pas où aller.»
Je ne sais pas quoi lui répondre, je lui dis : «Que Dieu vous protège, ça va passer.» Je sors de la gare de Venise, face au grand canal. Je m’assois sur les quais, je n’arrive plus à marcher, je reprends le train, je rentre à Milan, puis à Paris. J’ai gardé un mauvais souvenir de Venise, j’y ai senti l’odeur de la mort. C’est à ce moment-là que j’ai finalement appris ce que ça voulait dire «être Palestinien». Ça veut dire qu’on ne sera jamais tranquille.
C’était notre vie, et on ne s’étonne pas de sa vie
Je pense à cela aujourd’hui parce qu’il y a quelques jours, l’aviation israélienne a bombardé à côté de notre maison, et mon petit frère a eu un choc. Le lendemain matin je lis la presse palestinienne, j’apprends qu’un monsieur et son fils de 10 ans ont été tués dans une explosion en bas de notre immeuble, le monsieur s’appelait Hassan. C’est mon nom de famille, je pense tout de suite à mon père et mon frère. Il s’avère, plus tard, que ce ne sont pas eux.
C’est vrai que certains Palestiniens nous reprochent parfois à nous, les Palestiniens de l’étranger, de faire le jeu des Israéliens en quittant la Palestine. Ce qui les arrange pour vider la Palestine de ses habitants. Quand je suis parti de Gaza, je n’ai pas pensé à cela du tout. Je n’étais pas du tout politisé. Je ne savais même pas ce que voulait dire le mot «occupation», car c’était notre vie sur trois générations et on ne s’étonne pas de sa vie. Mais lorsque j’ai voyagé pour la première fois en dehors de Gaza, j’ai compris que notre vie n’était pas normale.
Le reproche de certains par rapport à ce que j’ai fait (quitter la Palestine) est compréhensible, mais ce que ne savent pas la majorité des Palestiniens de l’intérieur, c’est que les Palestiniens de l’extérieur sont aussi victimes de l’occupation israélienne qui arrête, blesse, assiège et tue leurs familles. Comment jouir d’une vie tranquille en Europe ou en Amérique lorsque votre famille n’a plus à manger, est bombardée et assiégée ?
Je veux oublier…
Quand on me demande comment ça va, je réponds toujours que j’essaie de tourner la page. La page de Gaza. Oui, je veux oublier ce passé douloureux, violent et noir. Je veux oublier tous ces cadavres que j’ai vu passer sous ma fenêtre. Je veux oublier les scènes de bombardements et comment on ramasse la chair humaine dans des sacs en plastique dans les rues.
Je veux oublier les opérations «Plomb durci» et «Pilier de défense». Je veux oublier les soldats qui ont cassé la porte de la maison quand j’avais 4 ans. Je veux oublier mes camarades de classe tués par les soldats à côté d’une colonie. Je veux oublier la bombe qui est passée au-dessus de ma tête dans ma chambre en 2008.
Je veux tourner la page, mais j’avoue, c’est difficile.
Difficile car cette violence ne s’arrête pas, Gaza est toujours sous les bombes. Toujours sans eau et sans électricité. 90% des Gazaouis vivent sous le seuil de pauvreté et l’administration de Trump vient de couper l’aide versée aux réfugiés palestiniens de Gaza, qui représentent 75% de la population et dont ma grand-mère fait partie. Ma grand-mère touchait tous les trois mois un colis alimentaire de l’ONU qui l’aidait à se nourrir. Avec la coupure de l’aide américaine, elle a peur.
Ma mère, après vingt-cinq ans d’enseignement dans une école publique de la zone frontalière difficile à Gaza, vient de perdre la moitié de son salaire après les mesures de l’Autorité palestinienne pour faire pression sur le Hamas. Ce sont malheureusement les citoyens palestiniens, fonctionnaires même de l’Autorité palestinienne, qui sont les victimes de ces mesures.
Pendant des années en France, je disais à mes amis français : j’ai la chance de ne pas avoir ma famille à charge comme beaucoup d’immigrés arabes ou africains. Et là je ne sais plus.
Tourner la page de Gaza veut dire me débarrasser de ce sentiment de culpabilité que j’ai. Je me sens coupable d’être parti et d’avoir laissé ma famille sous les bombes. Il y a aussi ce sentiment d’impuissance face à ce qui se passe. Comment peut-on arrêter les bombardements de Gaza ?
Lire la presse pour voir les noms des morts
Je n’écris pas ce texte pour dire : nous aussi, on souffre à Paris comme vous souffrez à Gaza. Mais pour dire : nous à Paris, nous ne pourrons jamais oublier Gaza. Chaque soir je pense à Gaza, et chaque matin je pense à Gaza. Cela fait bientôt cinq ans que je me lève le matin à Paris et la première chose que je fais, c’est lire la presse palestinienne pour voir les noms des morts de toutes les nuits à Gaza.
La vie doit triompher sur la mort, la vie doit continuer, ce sont des phrases qu’on dit aux gens qui ont perdu leurs proches et ce sont les mêmes phrases que mes amis me disent, comme si c’était déjà fait. On fait le deuil de Gaza, car personne ne croit à sa survie. On fait le deuil des vivants par ces petites phrases comme : la vie est belle. Oui, la vie est belle, sauf quand des gens déshumanisent les autres pour les tuer dans l’indifférence. La vie est belle quand elle est juste. La vie est belle lorsqu’on n’est pas obligé de faire le deuil des vivants.
Il y a toujours cette fatalité envers les peuples opprimés, comme je l’entends pour Gaza : «Oh, Gaza, c’est triste». Comme si ce commentaire réglait le problème et nous libérait de notre mauvaise conscience. On oublie que les gens ne choisissent jamais leurs malheurs. Je ne dirai plus jamais «Gaza, c’est triste». Je dirai : «Gaza, c’est inacceptable.» A chaque fois que le téléphone sonne, à chaque fois que je reçois un message, j’ai peur que ce soit la nouvelle de la mort de ma famille. Et malgré ça, par conviction, je dis aux gens : il faut aimer la vie, car quand on aime la vie on n’accepte pas que des injustices y soient commises.