En se mobilisant pour Gaza, les étudiants états-uniens ont révélé les limites de la liberté d’expression

Sur les campus américains, nous constatons que les jeunes refusent pour des raisons morales d’être complices d’une violence acceptée par leurs aînés

Et voilà… le stéréotype a changé. Il n’y a encore pas longtemps, les “Gen Z”, y compris les étudiants des pays occidentaux, se faisaient qualifier railleusement de “flocons de neige” dépourvus de dynamisme et d’ambition, trop préoccupés par la création de “safe spaces” (espaces sécurisés, accueillant des groupes opprimés) pour affronter des idées dérangeantes ou s’engager dans des directions difficiles. Aujourd’hui, le problème est plutôt celui-ci : ces mêmes jeunes gens ne souhaitent pas trouver la paix dans un baratin réconfortant, ou dans une autosatisfaction indifférente à l’injustice. Ils et elles ont rejeté la conviction que les choses sont comme elles devraient être et que nos dirigeants politiques sont animés par les meilleures intentions. 

Tandis que les protestations contre la guerre livrée par Israël à Gaza occupée se propageaient dans tous les États-Unis au long des jours récents, les étudiants qui y participaient ont été transformés par leurs détracteurs en rien de moins que des ennemis de l’État, cherchant à provoquer l’effondrement de la civilisation occidentale elle-même. Un pontife libéral s’est offusqué : les étudiants avaient été endoctrinés par trois sorcières, choisies un peu au hasard—la théorie critique, les études postcoloniales et les politiques identitaires—qui ont ruiné l’université occidentale. Moyennant un autre détournement coutumier, les étudiants qui protestent contre la violence meurtrière infligée par l’État d’Israël, bien armé et bien financé, à des dizaines de milliers de civils gazaouis pris au piège, sont accusés à leur tour d’être antisémites, même s’il y a parmi eux de nombreux étudiants juifs qui refusent avec colère cette violence infligée en leur nom. 

Dans des dizaines d’universités, la réponse des autorités universitaires à ces sit-in n’a pas été moins étonnante. Quelques heures après avoir installé leurs “campements” (des tentes) dans les cours et sur les pelouses des campus, de façon particulièrement médiatisée à l’université Columbia à New York, les étudiants de plusieurs campus ont subi une répression féroce et manifestement disproportionnée : déploiement de forces de sécurité utilisant une force excessive, arrestations, expulsions, usage de gaz lacrymogène, usage de gaz poivre, suspensions, recours au Taser, interdictions d’accès au campus, menaces d’action disciplinaire et, dans certains cas, véhicules blindés, snipers et policiers anti-émeutes lourdement armés. Il n’est pas inconcevable qu’une de ces nombreuses armes soit, dans un délai assez bref, réellement utilisée pour ouvrir le feu et qu’il s’ensuive une tragédie américaine de plus. 

À l’instar des étudiants, certains professeurs ont reçu des avertissements et des menaces d’action disciplinaire de la part de leurs employeurs pour être restés aux côtés, ou même simplement à proximité, de leurs étudiants. Eux aussi ont été arrêtés et brutalisés, dans certains cas – quelle ironie ! – parce qu’ils avaient demandé pourquoi cette force excessive était utilisée contre les étudiants. Une vidéo virale de l’université Emory à Atlanta, Géorgie, montre une professeure de sciences économiques projetée à terre par deux policiers robustes et menottée tandis que ses lunettes tombent au sol. 

Par un retournement ironique de l’accusation lancée ordinairement contre les étudiants, l’exigence d’“espaces sécurisés” émane maintenant des autorités

Les réponses brutales et apparemment coordonnées des autorités universitaires auraient pu relever d’une logique habituelle si les évènements avaient pu, d’une manière ou d’une autre, être introduits au chausse-pied dans la catégorie des “émeutes” ou même d’une sorte de trouble violent. Étant donné la nature pacifique et bien organisée dont font preuve les protestations dans leur immense majorité, et que les médias et les témoins oculaires décrivent, les universités et la police lancent des accusations bizarres comme “intrusion rebelle”, mises en œuvre quelques secondes après avoir demandé aux personnes de quitter le secteur. En l’espace d’un instant, ce qui aurait dû normalement avoir un rôle d’espace collectif partagé est transformé en propriété privée exclusive, si bien que ses occupants habituels peuvent se muer en criminels et voir leur dossier sali pour toujours. 

Aucune raison réellement valable n’a été fournie pour un tel niveau de répression. En revanche, par un retournement ironique de l’accusation lancée ordinairement contre les étudiants, l’exigence d’“espaces sécurisés” émane maintenant des autorités qui affirment que les campements et les sit-in rendent les universités peu sûres—même si on ne voit pas clairement de quelle manière. 

Dans ces dernières journées, j’ai visité un sit-in à l’université de Princeton, dans le New Jersey, où des arrestations ont eu lieu quelques minutes après que les tentes ont été montées. La police a fait enlever les tentes immédiatement, mais le sit-in continue et grandit. Il y a des piles d’oreillers et de couvertures, des provisions alimentaires, des médicaments vendus sans ordonnance et une petite bibliothèque garnie de livres. Les manifestants sont assis tout autour et bavardent, dessinent, lisent, travaillent sur leurs ordinateurs ou écoutent des orateurs invités. 

À chacune de mes visites, j’ai été frappée non seulement par l’aspect pacifique—et l’affabilité—des personnes présentes mais aussi par l’attention et les efforts extraordinaires apportés à la création d’espaces résolument inclusifs et à orientation collective. Il existe là une vision des collectivités universitaires telles qu’elles devraient être, et de nombreux gestionnaires auraient intérêt à s’en inspirer. Les lignes directrices soulignent le droit d’adhérer à différentes croyances ou fois tout en détenant une “humanité partagée” au sein de cette diversité. Elles enjoignent aussi à “ne pas jeter de détritus”, n’utiliser ni drogues ni alcool, et à respecter les limites déterminées par chacun·e. Pour faire en sorte qu’aucun affrontement malencontreux n’ait lieu, les manifestants se voient demander de ne pas entrer en rapport avec des contre-manifestants, qui sont présents en petit nombre. Des repas de Shabbat se tiennent au camp, ainsi que des prières islamiques. J’ai participé à un office dominical chrétien lors duquel Chris Hedges, journaliste et prêtre ordonné, a prononcé un sermon stimulant qui plaçait le combat contre l’injustice au cœur des aspirations de ces manifestations, rappelant à l’assemblée le devoir de refuser la complicité et soulignant qu’il valait mieux “supporter qu’un mal soit commis plutôt que de commettre un mal.” 

Des étudiants qui soutiennent les Palestiniens protestent près d’un évènement pro-israélien organisé par GWU for Israel à l’université George Washington (GWU), Washington, le 18 avril. Photo : © Aaron Schwartz/ZUMA Press Wire

Un refus profondément moral et doté d’un objectif est au cœur de ces soulèvements des campus. C’est un refus d’être complice de l’injustice d’un nettoyage ethnique horrifiant fortement financé et armé par le gouvernement des États-Unis, qui cherche aussi maintenant à protéger les dirigeants israéliens des poursuites pour crimes de guerre par la Cour pénale internationale. C’est un refus des jeunes qui ne veulent pas reproduire la posture apathique de nombre de leurs aînés, notamment les dirigeants des universités, alors que chacune des douze universités de Gaza a été bombardée délibérément et sans justification, certaines ayant subi de graves dégâts et d’autres réduites en gravats. Cette fois-ci on n’entend aucune déclaration vibrante d’inquiétude, et encore moins d’offres de soutien à des “universitaires en danger”, alors que nombre d’universitaires, y compris des intellectuels à la renommée internationale, ont trouvé la mort à Gaza. Un nombre relativement faible d’universitaires s’est élevé contre ce “scolasticide”, et assurément aucun dirigeant d’université. 

Les étudiants refusent ce silence répréhensible. Les sit-in, qui se multiplient de minute en minute, sont aussi un refus de la part des jeunes gens d’occuper la position d’impuissance que nombre d’électeurs bien intentionnés manifestent, et que l’on peut comprendre à l’heure où les gouvernements dédaignent les majorités populaires clairement favorables à un cessez-le-feu et à la fin de la violence. Ils refusent de traiter la moralité comme un joli slogan sans aucune relation avec nos institutions et leurs sources de financement.

Le refus de dire que « les affaires continuent » a abouti à des exigences lucides et robustes sur le plan éthique, même si les détails peuvent varier selon les institutions et les groupes. Dans la plupart des cas, les manifestants étudiants demandent que leurs institutions, qui détiennent souvent de vastes portefeuilles de placement correspondant à d’énormes dotations, rendent publics leurs actifs et désinvestissent des fabricants d’armes et de matériel technologique ayant des liens avec l’armée israélienne. Il s’agit notamment de compagnies comme BAE Systems, Lockheed Martin et Raytheon, et aussi d’Amazon et d’Alphabet, société mère de Google. 

Ces étudiantes et étudiants veulent que les universités, auxquelles ils versent des frais d’inscription, rompent leurs liens avec les champs de massacre de Gaza. Ils veulent que leurs institutions s’associent aux appels pour qu’un cessez-le-feu soit instauré, mettant fin aux massacres sans relâche dont nous avons été témoins sur nos écrans, et pour que les otages soient rendus à leur famille. Ils sont nombreux à demander également aux universités de participer au mouvement de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) contre Israël ; ce faisant, ils se font l’écho d’une génération antérieure d’étudiants qui demandaient précisément de telles mesures contre l’Afrique du Sud de l’apartheid—et connurent un succès final, mettant fin à l’apartheid. Les boycotts et le désinvestissement sont des instruments éprouvés pour entraîner un changement non violent ; quant aux sanctions, elles sont régulièrement utilisées contre les gouvernements qui enfreignent le droit international, comme l’a fait Israël à de multiples reprises. Il n’est guère utile de condamner la violence qui sévit dans des régions occupées s’il n’existe aucune volonté de mettre en œuvre des mesures non violentes puissantes pesant sur les occupants et leur violence.

Les protestations sont parvenues à montrer à Gaza—et au reste du monde—que de nombreux Américains sont horrifiés de ce qui se commet en leur nom et avec leur argent

Certes, les demandes présentées sont importantes, mais le succès ou l’échec des protestations ne dépend pas d’elles. La vérité, c’est que les protestations ont déjà réussi. Elles ont attiré l’attention du pays et du monde entier sur les insuffisances et les faussetés profondes d’un narratif médiatique qui, dans l’ensemble, n’a pas contraint les puissants, politiciens et lobbies, à répondre de leurs actes. Qu’on en fasse l’éloge ou qu’on les dénonce, voici ce que les protestataires ont rendu évident : la politique états-unienne consistant à aider et faciliter le massacre commis à l’échelle industrielle par Israël en utilisant une portion énorme de l’argent des contribuables américains n’est pas menée avec le consentement unanime des citoyens des États-Unis. 

Les protestations sont parvenues à montrer à Gaza—et au reste du monde—que de nombreux Américains sont horrifiés de ce qui se commet en leur nom et avec leur argent, et qu’ils veulent que cela cesse. Les États-Unis d’Amérique ne sont pas un monolithe, pas plus qu’aucun autre lieu, quel que soit le consensus que fabriquent les politiciens entre eux et qu’ils essaient d’imposer à leurs concitoyens au moyen de médias dociles. 

À Rafah, à Gaza, une fillette examine un message de remerciements à l’intention des étudiants américains. Photo : ©Xinhua-Alamy Stock Photo

Les protestations ont aussi remporté un succès important, même s’il est déprimant. Elles nous ont montré que la brutalité tournée vers l’extérieur peut et sera retournée vers l’intérieur en une fraction de seconde. Un État fortement militarisé qui utilise ou facilite le recours à la force contre des civils dans d’autres pays ne respectera pas, en dernière instance, ses propres civils. Le choix de déployer du personnel armé et des armes contre des jeunes gens et leurs professeurs a mis en lumière un déficit démocratique flagrant, qui était déjà évident au niveau de politiques étatiques mais prend aujourd’hui la forme de mesures punitives contre les dissidents. 

Ces évènements nous rappellent aussi, comme le souligne l’historien Asheesh Kapur Siddique, que, loin d’être des camps d’endoctrinement gauchiste, les universités américaines ont à leur tête des administrateurs et conseils d’administration regorgeant de banquiers, de financiers et de grandes sociétés, dont la plupart se situent politiquement à droite. La répression de ces protestations a mis en lumière la sombre réalité d’une démocratie creusée de l’intérieur et d’un autoritarisme banalisé, intégré trop profondément et dangereusement pour qu’on puisse l’attribuer de façon commode à un seul parti politique ou à un seul personnage tel Donald Trump.

La “liberté d’expression” a toujours été soumise à une condition : ne pas menacer spécifiquement le statu quo

Certains ont souligné à juste titre qu’une “exception palestinienne” s’appliquait à la liberté d’expression sur les campus, mais le degré de répression que nous constatons indique également que la “liberté d’expression” a toujours été soumise à une condition : ne pas menacer spécifiquement le statu quo. C’est pourquoi, dans bien des cas, les voix qui affirment habituellement leur soutien à la liberté d’expression ne se sont pas fait entendre sur la répression actuelle des protestations. Il est trop facile, par ailleurs, de regarder cette répression effrayante et de croire qu’il s’agit d’une erreur commise par les responsables de l’enseignement supérieur. Pas du tout. Il y a là une intention :  envoyer un message, explicite et sonore, selon lequel, sur les questions ayant une importance matérielle pour les puissants—par exemple, le profit à tirer du commerce d’armes meurtrières—la dissidence ne sera pas tolérée. 

Les étudiants des États-Unis—et aussi du Canada, maintenant—se mobilisent et veulent être pris en compte à l’heure où il est très important que le fassent toutes les personnes de conscience. Ils passent à l’action en employant des méthodes pacifiques et perturbantes dans une période où les récits à base de clichés doivent être contestés. Ils savent que “le pouvoir ne concède rien en l’absence d’une exigence”. Quant à ceux qui se disent “libéraux” mais s’opposent à ces protestations, le grand abolitionniste américain Frederick Douglass aurait répondu : “Ceux qui prétendent être favorables à la liberté tout en déplorant l’agitation sont des hommes qui veulent obtenir des récoltes sans labourer le sol ; ils veulent de la pluie sans tonnerre ni éclairs. Ils veulent l’océan sans le rugissement terrible de ses flots multiples.” À l’heure où les aînés imaginent que du temps de Douglass ou, par la suite, dans d’autres moments terribles, ils se seraient dressés contre l’oppression, nous avons beaucoup de chance car, dans la génération suivante, nombreux sont ceux qui veulent réellement le faire. Soyez à leurs côtés.