Une historienne qui a dénoncé le silence du New England Journal of Medicine au sujet des atrocités nazies a mis en cause le traitement accordé par la revue à la question de Gaza au cours d’un colloque à Harvard.
Au début de cette année, deux historiens de la médecine de l’université Harvard ont publié un article au sujet de l’ignorance délibérée dont a fait preuve une grande revue médicale américaine quant aux atrocités nazies des années 1930 et 40. L’article constatait que le New England Journal of Medicine, publication médicale d’un très haut niveau national par sa longévité et son prestige, avait choisi de ne pas aborder les politiques sanitaires, les massacres massifs et les expérimentations médicales racistes et antisémites du régime nazi et même, dans un cas, avait fait l’éloge du système de soins de santé nazi en raison de sa conception de la santé publique.
Le New England Journal of Medicine a réuni mercredi [16 octobre] une conférence lors duquel les auteurs, Joelle M. Abi-Rached et Allan M. Brandt, ont pu présenter leurs résultats — et Abi-Rached a saisi cette occasion de souligner que la revue réitère aujourd’hui ses erreurs.
“Le silence de la revue en ce qui concerne la pulvérisation du système de soins de santé à Gaza, les attaques sans relâche menées par Israël contre le personnel de santé, la création d’une catastrophe en matière humanitaire et de santé publique, ainsi que l’utilisation de la famine comme arme, tout cela est-il à rapprocher ou à distinguer de son silence pendant la Shoah ?” a demandé Abi-Rached vers la fin de son intervention, faite à distance depuis Paris. “Qu’est-ce qui explique l’effacement des tourments des Palestiniens dans les pages de la revue ? Que signifient pour nous les déterminants politiques de la santé si nous ignorons justement le sort, la santé, le bien-être de populations marginalisées et vulnérables ?”
Abi-Rached, qui a récemment fui la campagne de bombardements d’Israël au Liban, où elle a grandi et où elle a enseigné, se demandait pourquoi la revue n’avait encore publié aucun article sur les Palestiniens et sur Gaza.
Au cours de son intervention, Abi-Rached a souligné que la destruction de Gaza constitue un élément d’“une érosion significative” du droit international humanitaire et de son ensemble de règles, nés à l’issue de la seconde guerre mondiale et après les atrocités de la Shoah. Elle a noté ensuite que personne ne devait être surpris que son article co-signé avec Brandt, publié en pleine guerre de Gaza, ait “suscité des réactions aussi vives parmi les médecins, les experts en santé publique et d’autres membres du personnel de santé, et aussi le grand public, consternés à juste titre par le silence de la revue au sujet des souffrances des Palestiniens.”
C’est, dit-elle, le rôle des historiens, des revues médicales et des universités d’élever la voix et de soulever de telles questions en tenant compte à la fois du passé et du présent. Selon elle, la guerre d’Israël à Gaza est “la crise morale la plus aveuglante de notre temps.”
“Ce qui se déroule aujourd’hui à Gaza est sans précédent. Cela dépasse de loin les violations de la neutralité médicale vues au Salvador, au Chili, au Nicaragua, au Guatemala, en Syrie, au Soudan ou en Ukraine”, a continué Abi-Rached. “Nous assistons aujourd’hui au même ciblage délibéré et systématique du personnel de santé, non seulement à Gaza, mais aussi au Liban où le conflit s’est déplacé et a évolué.” (Le terme “neutralité médicale” se réfère au principe de la préservation de l’accès aux soins médicaux en temps de guerre.)
Les remarques d’Abi-Rached arrivent au moment où de nombreux membres des professions médicales élèvent la voix au sujet des atrocités commises par l’armée israélienne, ce mouvement étant en grande partie impulsé par des membres du personnel médical qui ont traité des patients dans les hôpitaux de Gaza pendant l’année qui vient de s’écouler.
Tout récemment, Feroze Sidhwa, un chirurgien qui a travaillé à l’Hôpital européen de Khan Younis, Gaza, pendant deux semaines en mars et en avril, a écrit pour le New York Times un article basé sur les observations de 65 médecins et membres du personnel infirmier et paramédical ayant examiné des patients pendant la guerre. Les médecins ont présenté des radios montrant des balles logées dans le crâne ou les vertèbres des patients. Beaucoup d’entre eux ont signalé qu’ils avaient soigné à plusieurs reprises des enfants, âgés souvent de moins de 12 ans, qui avaient reçu des tirs dans la tête ou la poitrine. Les critiques pro-Israël ont écarté ces éléments de preuve, assurant qu’ils étaient “modifiés numériquement ou complètement mensongers”, et le Times a pris une mesure inhabituelle en publiant une note affirmant que le journal maintenait les informations rapportées après avoir mené “un travail additionnel de réexamen de [ses] constatations antérieures”.
Pendant toute la guerre à Gaza, l’armée israélienne a ciblé des hôpitaux au moyen de frappes aériennes et d’opérations terrestres répétées. Au début de la semaine, on a vu Shaban al-Dalou, étudiant palestinien de 19 ans , brûler vif alors qu’il était branché à une perfusion intraveineuse après qu’une frappe aérienne israélienne sur l’hôpital Al-Aqsa avait mis le feu aux tentes de centaines de personnes déplacées qui s’y abritaient.
Plus de 800 membres du personnel de santé ont été tués à Gaza pendant cette dernière année, et la majorité de ses hôpitaux ont été détruits par des frappes israéliennes ou éprouvent de grandes difficultés à fonctionner en raison d’un manque de ressources dans le contexte d’un blocus constant sur les fournitures médicales.
Au Liban, où Israël a récemment intensifié ses attaques en déchaînant des explosions et frappes aériennes massives, environ la moitié des centres et dispensaires médicaux ont été fermés au cours de ces dernières semaines en raison de dégâts structurels ou de leur proximité avec les bombardements.
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Vue des dégâts après que l’armée israélienne a frappé le département pédiatrique de l’hôpital Nasser à Khan Younis, Gaza, le 17 décembre 2023. Photo : Belal Khaled/Anadolu/Getty Images
L’article d’Abi-Rached et Brandt “Nazism and the Journal” (Le nazisme et le Journal) a fait l’objet d’une grande attention après sa publication en mars, en étant notamment commenté dans le New York Times. Même à l’époque, l’omission par l’article de la guerre menée par Israël à Gaza et son incapacité à mettre en rapport la Shoah et ce que des experts ont appelé un génocide progressif des Palestiniens ont été critiquées par d’autres experts médicaux.
Après l’intervention d’Abi-Rached mercredi, des applaudissements ont éclaté, venus des quelques dizaines de personnes réunies dans l’auditorium de la Countway Library, à Harvard.
Eric Rubin, rédacteur en chef du New England Journal of Medicine, a répondu aux propos d’Abi-Rached en reconnaissant que la revue n’avait pour l’instant rien publié au sujet de Gaza. “Cela ne veut pas dire que nous ne publierons rien sur Gaza”, a-t-il poursuivi, ajoutant qu’il était ouvert à cette idée. Il a cependant indiqué qu’il était difficile de faire entendre une voix spécifique sur ce sujet.
“À mon avis, il ne suffit pas de dire ‘Ce n’est pas bien d’attaquer les hôpitaux’. On a entendu cela partout, nous n’avons pas une voix spécifique quand nous le disons. Il n’est pas suffisant de dire que la neutralité médicale est une valeur importante”, a continué Rubin. “Que pouvons-nous dire qui va changer la façon de penser des gens ?”
“D’ailleurs, je ne sais pas trop ce que c’est, et nous aimerions beaucoup être capables de créer une perspective spécifique”, a-t-il ajouté. “Je ne crois pas que nous ayons encore vu cela, et je crois que c’est cela que nous cherchons.”
Il a également reconnu la possibilité de réactions négatives. Après la publication du numéro consacré aux injustices historiques, qui comportait l’article d’Abi-Rached et Brandt, un certain nombre de lecteurs ont résilié leur abonnement en signe de protestation, a déclaré Rubin. Gaza suscite encore plus de tensions, a-t-il conclu.
“Nous avons entendu dans la salle qu’il existe des controverses légitimes, qui ne sont pas si claires”, a souligné Rubin, évoquant une question posée par un participant.
Avant que Rubin ne prenne la parole, un participant, qui avait précisé que sa famille vivait en Israël depuis sa création en 1948 et que sa fille avait perdu un ami lors des attaques du 7 octobre, avait affirmé que la neutralité médicale était “détruite par les deux côtés ” et mis en avant le rejet par le Hamas de services médicaux proposés par la Croix-Rouge, comme le prévoit le droit international. Il avait aussi mentionné l’allégation selon laquelle le Hamas utiliserait les hôpitaux comme “couverture pour activités militaires”. Les autorités israéliennes et états-uniennes affirment souvent que le Hamas utilise les hôpitaux et d’autres infrastructures civiles comme boucliers, mais il a été démontré que ces allégations étaient exagérées ou sans fondement.
Ce membre de l’assistance s’est identifié comme co-président du Jewish Employee Resource Group (groupe de ressources des employés juifs) à Mass General Brigham (vaste établissement hospitalier et de recherche médicale), et a ajouté qu’une enquête menée auprès du personnel juif de l’hôpital montrait qu’un quart d’entre eux éprouve de la peur en travaillant à l’hôpital et que plus des deux-tiers “se sentent incapables de manifester leur identité dans sa pleine authenticité sur leur lieu de travail”.
“Dans ces deux contextes, nous aimerions beaucoup qu’il y ait de la neutralité autour de tout cela, afin que le personnel juif n’ait pas ce sentiment, et de façon similaire, dans la guerre, que les équipements sanitaires et les soins de santé soient considérés comme un espace neutre, par les différents côtés, dans le contexte du conflit”, a-t-il dit.
Brandt, le co-auteur d’Abi-Rached, a répondu en déplorant ce qu’il estimait être une érosion des Conventions de Genève dans les divers conflits en cours dans le monde et a parlé de la nécessité de rétablir la confiance en ces normes institutionnelles.
Abi-Rached a contesté alors l’argument des « deux côtés » avancé par l’intervenant, expliquant que sa logique était “un peu dangereuse”.
Il existe une idée selon laquelle “la seule présence de combattants ou militants armés soignés à l’hôpital constituerait une justification ou un prétexte pour le bombarder, cet acte causant encore plus de mal — il faut se rappeler que c’est précisément ce que les fascistes ont utilisé historiquement comme argument”, a-t-elle souligné, en donnant pour référence une citation du dictateur italien Benito Mussolini qui justifiait ainsi sa campagne de bombardements des hôpitaux éthiopiens dans les années 1930.
Abi-Rached avait décrit antérieurement les effets des guerres d’Israël contre le système de soins de santé au Liban dans un article de la Boston Review publié au début de ce mois. Elle y détaillait les moments où des dizaines de blessés des attaques israéliennes par bipeurs explosifs ont afflué dans l’hôpital de Beyrouth où elle travaillait.
“Nous sommes devenus les sujets d’une expérience morbide”, écrivait-elle. “On teste, on étudie, on perfectionne de nouvelles armes sur des êtres vivants considérés comme non nécessaires, avec l’approbation des démocraties les plus puissantes de l’Occident.”
“La guerre qui se déploie participe-t-elle de l’expansion d’Eretz Israël, avec des colonies illégales de plus en plus nombreuses, sous l’impulsion du messianisme du gouvernement d’extrême-droite de Benjamin Netanyahou ?” continuait Abi-Rached. “Pourrait-on l’expliquer par le traumatisme durable de la Shoah, qui persiste encore après plusieurs générations, avec un report troublant de la haine des Nazis sur la haine des ‘Arabes’, lesquels n’ont rien eu à voir avec la Shoah au point de départ ?”
- Photo : Le 14 octobre 2024, après un bombardement israélien, le feu se propage dans les tentes, dans la cour de l’hôpital des Martyrs d’Al-Aqsa, où de nombreux Palestiniens déplacés se sont réfugiés dans un camp de fortune à Deir al-Balah, Gaza. Photo : Abdel Kareem Hana/AP