Des Palestiniens, qui n’ont parfois pas plus de 12 ans, décrivent comment ils ont été contraints d’inspecter des maisons et des routes pour y chercher tunnels et militants, parfois revêtus de treillis militaires, dans une pratique « largement utilisée » et « systémique », alerte une ONG israélienne. Reportage de Bel Trew, depuis Jérusalem
Sanglotant, terrifié, l’écolier palestinien de 12 ans dit que les soldats israéliens lui ont ordonné, ainsi qu’à ses cousins, de se mettre en sous-vêtements, avant de les forcer à la pointe du fusil à agir comme « des boucliers humains ».
C’était fin décembre 2023 dans le quartier de Tuffah à Gaza, devenu un épicentre de l’attaque féroce d’Israël dans la Bande de Gaza après les attaques du Hamas du 7 octobre. Après l’ordre donnée par l’armée israélienne d’évacuer la zone, les hommes de familles vivant dans le même immeuble sont partis sous une fusillade nourrie, à la recherche d’un abri.
Restaient sur place seulement les femmes et les enfants, tapis dans leurs maisons, quand une dizaine de soldats ont fait une descente dans le bâtiment, a raconté à The Independent Shadi, dont le nom a été changé pour protéger son identité.
« Nous étions si terrifiés quand ils sont entrés, nous criions en essayant de courir d’une pièce à l’autre pour nous cacher », a dit le collégien, maintenant âgé de 13 ans ; il a encore des cauchemars frappants dans lesquels les soldats l’emmènent et il est souvent trop effrayé pour aller seul aux toilettes.
« Ils ont pris un groupe d’entre nous, mes cousins et moi, ils nous ont bandé les yeux et ils ont attaché nos mains. J’étais terrifié. Je tremblais de peur. Ma mère pleurait, mais elle n’a rien pu faire. Ils se tenaient au-dessus de nous avec leurs fusils ».
Par téléphone, The Independent a parlé à deux des garçons, qui avaient entre 11 et 16 ans, et à leurs parents qui disent qu’ils ont été battus, menacés par des chiens et dévêtus, en sous-vêtements, malgré les conditions glaciales de l’hiver.
« Ils nous ont pris, ils nous ont mis sur la route devant leurs véhicules et ensuite ils nous ont demandé si nous en connaissions parmi eux [les militants palestiniens] pour leur dire que nous étions ici », dit un autre garçon, Ahmed, dont le nom a aussi été changé.
Ahmed, le cousin de Shadi, âgé de 16 ans, dit que les garçons ont été frappés de nombreuses dois et attaqués par les chiens en étant forcés de marcher devant les soldats, balayant les maisons à la recherche des militants des fractions armées de Gaza.
« Nous avions les yeux bandés et nos mains étaient attachées derrière notre dos. Ils nous poussaient pour y aller, disant va à droite, va à gauche, ouvre cette porte, entre là », continue Shadi.
« Nous avions si peur d’être tués, à chaque seconde. Ils nous frappaient avec leurs armes en nous disant de continuer à avancer ». Quand elle a été interrogée sur ces témoignages, l’armée israélienne a dit que « les ordres et les directives des Forces de défense israéliennes interdisent l’utilisation de civils gazaouis capturés sur le terrain dans des missions militaires qui les mettent en danger. »
Mais un troisième civil interviewé par The Independent, un homme de 20 ans déplacé du nord de Gaza, décrit avoir été arbitrairement détenu avec plus d’une douzaine de Palestiniens en juin, et dit qu’il a été forcé d’inspecter des maisons et des routes au cours de 15 « missions » pendant une période de deux semaines. il dit qu’il a failli être tué car il était contraint de porter un uniforme de l’armée israélienne et une caméra sur sa poitrine et qu’à cause de cela, il a échappé de justice à des tirs du côté palestinien.
Il décrit comment, en groupes de deux ou trois, des civils palestiniens étaient forcés de ratisser des maisons et des routes, à la recherche de tunnels, placés 100 m en avant des soldats, qui les dirigeaient via un microphone sur un drone militaire.
« Cela arrive partout »
L’utilisation de civils comme boucliers humains par les forces militaires est interdit par les Conventions de Genève et constitue un crime de guerre.
« User d’un bouclier humain » se réfère à l’utilisation délibérée de la présence de civils pour mettre les forces militaires ou des zones à l’abri d’attaques », explique Belkis Wille, de Human Rights Watch.
« Les lois de la guerre interdisent l’utilisation de civils pour protéger des objectifs militaires, y compris des combattants individuels, des attaques. »
Quand elle a été contactée par The Independent, l’armée israélienne a dit que les allégations sur l’utilisation de boucliers humains avaient été transmises pour investigation aux autorités compétentes, sans plus de précisions. Ils ont refusé de dire s’il y aurait une investigation spécifique sur l’utilisation des enfants. Israël a à de nombreuses reprises accusé le Hamas, le groupe militant qui dirige Gaza, d’utiliser des boucliers humains.
Israël a déclenché le bombardement sur Gaza le plus violent de l’histoire et a provoqué un siège paralysant, en représailles pour les attaques sanglantes au sud d’Israël par les militants du Hamas , attaques au cours desquelles ont été tués plus de 1000 personnes et ont été pris plus de 250 otages, selon les rapports israéliens.
Depuis, les autorités palestiniennes de la Santé disent que la campagne de bombardement et l’invasion terrestre d’Israël ont tué plus de 40000 personnes, et qu’au moins 10000 corps supplémentaires sont encore enterrés sous les décombres.
Les Nations Unies ont rapporté qu’Israël détenait arbitrairement des milliers de Palestiniens, y compris du personnel médical, des patients et des résidents fuyant le conflit, en plus des combattants capturés. Beaucoup ont été soumis à la torture et aux mauvais traitements.
Les interviews de The Independent s’accordent au témoignage de vétérans de la guerre donné à Breaking the Silence, une ONG israélienne d’anciens soldats qui documente les maltraitances militaires.
Breaking the Silence dit que ses recherches montrent que l’utilisation de boucliers humains n’est pas limité à quelques incidents isolés, ni à un commandant agissant sur un caprice. « Les témoignages montrent clairement que c’est, à la fois systémiquement et systématiquement, la manière dont les Forces de défense israélienne combattent à Gaza », a dit une récente déclaration.
« Notre premier témoin a rapporté qu’ils avaient utilisé la procédure de bouclier humain en décembre — et le dernier était il y a quelques semaines, cela a lieu partout, dans des unités normales d’infanterie, pas seulement dans les forces spéciales », dit Nadav Weiman, un ancien soldat israélien et directeur adjoint de Breaking the Silence.
Décrivant cela comme « une procédure largement utilisée », il dit que les témoignages qu’ils ont montrent un schéma où les Palestiniens sont rassemblés à des checkpoints dans des couloirs humanitaires ou quand ils sont en déplacement, en train de fuir certaines zones.
« Depuis le 7 octobre, tous les freins ont lâché. La manière dont l’armée israélienne opère à l’intérieur de Gaza — avec des ordres que nous ne pensions pas entendre un jour — est amplifiée et sous stéroïdes », ajoute-t-il.
« Cela fait partie de la déshumanisation des Gazaouis depuis tant d’années : la conviction que la vie d’un soldat est plus importante que les civils ‘de l’ennemi’ ».
« Menottés, les yeux bandés et frappés »
L’organe d’information Al Jazeera diffuse des images de Palestiniens, dont certains revêtus d’un uniforme militaire, envoyés dans des bâtiments détruits en juillet. Le journal israélien Haaretz a aussi documenté la même pratique, avec des soldats donnant même aux Palestiniens contraints à la suivre le surnom de « shawish », un terme familier signifiant « sergent ». Mohammed, 20 ans et qui a été forcé de fuir la camp de Jabalia au nord de Gaza, a dit à The Independent qu’il a été arbitrairement détenu par l’armée en juin pendant sept semaines, et que durant cette période il a été utilisé comme bouclier humain lors de 15 occasions distinctes.
Il dit qu’il a été arrêté par les soldats israéliens au sud de Gaza où il était allé acheter des produits pour les vendre et soutenir sa famille. Ce jour-là, dit-il, l’armée a rassemblé et arrêté plus d’une douzaine de Palestiniens, dont Mohammed. Ils ont été menottés, ils ont eu les yeux bandés et, dit-il, on leur a refusé tout accès à une nourriture réelle pendant les trois premiers jours.
« Après une enquête, ils nous ont emmenés à un grand camp militaire dans l’axe Philadelphi, sous la menace et en nous frappant, pendant deux semaines », continue-t-il, se référant aux régions frontières entre Gaza et l’Égypte que les forces militaires israéliennes contrôlent maintenant. À un moment, des soldats ont même uriné sur eux, dit-il.
Ensuite, on les a mis au travail.
« Ils nous ont fait porter des caméras et des vêtements de l’armée — nous étions accompagnés par des drones à chaque mission, qui nous dirigeaient via des microphones.
« L’armée restait à 100 m de nous. Ils nous ont donné des pinces coupantes pour ouvrir les maisons et nous recevions des ordres pour soulever le tapis, par exemple, ou le lit, particulièrement au rez-de-chaussée, au cas où il y aurait des tunnels. »
Il dit qu’ils étaient d’habitude uniquement nourris de pain, mais « les jours de mission », on leur donnait une boîte de thon en plus. Sa dernière « mission » a été au début d’août quand, dit-il, des soldats l’ont réveillé à 5h du matin, l’ont frappé et l’ont ensuite forcé à photographier un réservoir que l’armée avait abandonné.
Il a refusé initialement mais il a été contraint d’avancer à la pointe du fusil, et quand il a hésité, dit-il, on lui a tiré dessus dans la poitrine, ce qui l’a laissé avec une blessure sérieuse au poumon et des côtes fracturées.
Il a fini par s’évanouir et s’est réveillé dans un hôpital militaire du sud d’Israël. Peu de temps après, il a été relâché dans Gaza.
« Je rêve que des soldats viennent me prendre »
Les garçons de Gaza disent qu’ils ont été utilisés pendant une demi-journée et ont finalement été abandonnés dans une autre partie de la ville de Gaza quand les soldats en ont fini avec eux. Ils ont marché au milieu des combats vers l’hôpital Shifaa — le plus grand établissement médical de la ville de Gaza — et là ils ont demandé de l’aide. Finalement, on les a ramenés à leurs familles terrifiées.
« Mes parents avaient tellement peur quand nous avons été emmenés et qu’ils n’avaient aucune nouvelle. Ma mère était si heureuse quand je suis revenu », continue Ahmed.
Shadi dit qu’il lui a fallu un mois entier pour « comprendre ce qui m’était arrivé ». Son père, qui a aussi parlé à The Independent par téléphone, dit que son fils lutte avec un syndrome de stress post-traumatique.
« J’avais envie d’aller aux toilettes tout le temps, j’avais si peur d’y aller seul. Je rêve que les soldats viennent pour me prendre et me frappent », dit Shadi, ajoutant que tout ce qu’il peut faire maintenant est de prier pour un cessez-le-feu.
« Mon message est que j’espère que la guerre va se terminer, pour que je puisse être heureux et libre ».