Un rapport du gouvernement, que Mediapart publie en exclusivité, révèle que la France a livré 30 millions d’euros d’armes à Israël en 2023. Le gouvernement français refuse toujours de dire si certaines livraisons ont eu lieu après le début de la guerre à Gaza, et ont pu servir à cibler des civils.
Le Royaume-Uni a annoncé le 2 septembre, par la voix de son ministre des affaires étrangères, David Lammy, suspendre partiellement ses licences d’exportation d’armes vers Israël. La mesure fait suite à un examen détaillé par le gouvernement travailliste (élu début juillet) des autorisations accordées jusqu’ici par l’exécutif conservateur.
« Il existe un risque clair [que certaines armes britanniques] puissent être utilisées pour commettre ou faciliter une violation grave du droit humanitaire international », a expliqué le ministre pour justifier sa décision, qui concerne environ un dixième des licences d’exportation accordées par Londres. Cesseront notamment d’être livrés « d’importants composants utilisés dans des avions militaires, notamment des avions de chasse, des hélicoptères et des drones, ainsi que des pièces qui facilitent le ciblage au sol ».
La France, comme le Royaume-Uni, a signé plusieurs textes (dont le Traité sur le commerce des armes) lui interdisant de livrer des armes s’il existe un risque qu’elles soient utilisées pour commettre des crimes de guerre ou des attaques dirigées contre des civils. Mais elle n’en tire visiblement pas les mêmes conclusions.
Malgré les preuves qui s’accumulent de possibles crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis par l’armée israélienne à Gaza depuis l’automne 2023 après les massacres du 7 octobre, elle n’a jamais prononcé d’embargo, total ou partiel, sur ses livraisons d’armes à Israël.
Le gouvernement français assure ne livrer à Israël que des armes à vocation défensive. Mais il ne donne aucun moyen de le vérifier : malgré les demandes répétées de médias et d’ONG, la liste précise des armes vendues et/ou livrées à Israël par la France n’est toujours pas connue.
Plus surprenant encore : le gouvernement ne respecte même pas les quelques règles qu’il s’est lui-même fixées afin d’assurer une (relative) transparence sur ses ventes d’armes. Alors que l’exécutif français a l’obligation de rendre chaque année avant le 1er juin un rapport au Parlement sur les exportations d’armes françaises, celui de 2024 (portant sur les exportations de 2023) n’a toujours pas été officiellement présenté dans l’hémicycle, ni rendu public.
Mediapart, qui a pu se le procurer, le publie aujourd’hui en intégralité. Ce document de 135 pages débute par un long texte d’autosatisfaction, vantant une politique d’exportation « cohérente » et rigoureusement contrôlée, qui reprend au passage les chiffres sciemment gonflés de l’aide militaire française à l’Ukraine.
Ventes d’armes françaises en baisse
Ce rapport révèle d’abord que les ventes d’armes françaises sont en baisse : 8,2 milliards d’euros de commandes enregistrées en 2023, contre 27 milliards en 2022. Une évolution qui s’explique par les ventes exceptionnelles (notamment de Rafale aux Émirats arabes unis) de 2022, et qui ne surprend pas Léo Péria-Peigné, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri).
« La base du commerce de l’armement est faite de contrats à moins de 200 millions d’euros, qui couvrent de petites quantités de matériel, des pièces, de la maintenance, de l’entraînement, etc. Les pics les plus importants, eux, sont faits par des contrats à plus de 200 millions d’euros, liés à l’achat de plateformes importantes et, dans le cas de la France, très avancées donc très coûteuses comme le Rafale. Le commerce de l’armement est rarement une constante, mais comprend régulièrement des pics qui font varier les classements d’exportateurs d’une année à l’autre »,rappelle le chercheur, auteur de Géopolitique de l’armement (Le Cavalier bleu, 2024).
Le vrai intérêt de ce rapport réside en réalité dans ses annexes, et plus précisément dans les longs tableaux récapitulant, pour chaque pays client, le nombre et le montant des licences d’exportation (document sans lequel toute vente d’arme est impossible) octroyées par le gouvernement français, ainsi que le montant en euros des matériels effectivement livrés pour l’année concernée – car chaque licence ne débouche pas nécessairement sur une vente, et en cas de vente, la livraison peut n’être effective que des années plus tard.
On y croise, pour ce rapport 2024, plusieurs bizarreries que le débat au Parlement, s’il a lieu un jour, permettra peut-être d’éclairer : une licence pour une « formation opérationnelle » accordée au Rwanda pour un montant de 600 000 euros, alors que l’armée rwandaise, à travers le mouvement rebelle du M23, combat et commet des crimes à l’est de la République démocratique du Congo ; une autre licence (de 20 000 euros) pour de la « technologie » militaire octroyée à l’Éthiopie d’Abiy Ahmed, dont l’armée est pourtant complice d’un nettoyage ethnique au Tigré de l’Ouest…
75 licences d’exportation vers Israël pour un total de 176 millions d’euros
Sur le continent européen, la relation avec la Hongrie de Victor Orbán, en dépit des condamnations officielles par Paris de ce régime illibéral, ne semble pas aller si mal : l’exécutif français a donné en 2023 son feu vert à la vente à Budapest de divers équipements militaires de catégories ML4 (« bombes, torpilles, roquettes, missiles, autres dispositifs et charges explosifs » et leurs composants) etML10 (aéronefs ou drones), ainsi que de « logiciels » et autres « technologie[s] » militaires pour un total de 174 millions d’euros.
Mais surtout, le document lève une partie du voile sur la politique française d’exportation d’armes vers Israël. On y apprend qu’en 2023, la France y a livré 30 millions d’euros de matériel militaire. Les mois concernés n’étant pas précisés, impossible de savoir si ces livraisons se sont poursuivies après le lancement des brutales représailles israéliennes dans la bande de Gaza. Interrogé sur ce point, le ministère des armées ne nous a pas répondu au moment où nous publions cet article.
La France a par ailleurs, toujours en 2023, validé pour 20 millions d’euros de commandes israéliennes auprès d’industriels français, et a accordé 75 licences d’exportation vers Israël, pour un total de 176 millions d’euros. Ces licences concernent notamment les catégories de matériel dites ML2 (« armes à canon lisse d’un calibre égal ou supérieur à 20 mm […] et leurs composants »), ML4 (« bombes, torpilles, roquettes, missiles, autres dispositifs et charges explosifs […] et leurs composants »), ML6 (« véhicules terrestres et leurs composants »), ML10 (aéronefs, drones et leurs composants) ou AMA 1 (« satellites de détection, de renseignement » et leurs composants).
Toutes ces licences ne déboucheront pas sur des ventes. Mais il n’empêche : sans plus de précisions des autorités françaises, il est difficile de comprendre comment Paris a pu obtenir la garantie que rien, dans cet arsenal, ne pourrait servir à commettre des crimes à Gaza.
S’agissant des « bombes » et autres « roquettes », Léo Péria-Peigné précise : « La catégorie ML4 est une catégorie bâtarde et très large car elle peut englober des munitions comme des pièces détachées ou des composants qui leur sont liés : cela peut aller de la bombe de 500 kilos à la puce électronique interne, détaille-t-il. Les licences en question pourraient ainsi concerner des composants électroniques de mise à feu, ou d’autres équipements de ce type. L’armée israélienne utilisant en majorité des véhicules terrestres, aériens et navals de conception nationale ou américaine, il est très peu probable qu’il s’agisse de munitions complètes, mais plutôt de composants à destination de l’industrie de défense locale. »
19 millions d’euros de « capteurs et lasers »
Il faut encore y ajouter un second aspect de la vente de matériel militaire : les biens dits « à double usage », soit des produits considérés comme sensibles car ils peuvent être utilisés aussi bien à des fins civiles que militaires. Ils sont de nature très variée : drones qui peuvent être utilisés pour des loisirs ou pour larguer des munitions, souches virales qui peuvent être utilisées pour la recherche médicale ou pour mettre au point une arme bactériologique, joints utilisés dans une usine civile ou dans une centrale nucléaire…
Comme pour les armes, leur exportation doit faire l’objet d’autorisations spécifiques, et le gouvernement français doit tenir un rapport annuel sur ces exportations. Celui de l’année 2024 n’a pas été rendu public. Mediapart le publie également. Il pose, lui aussi, de nombreuses questions sur la politique française d’exportation vers Israël.
Les licences autorisant l’exportation de biens à double usage vers Israël ont en effet augmenté de manière exponentielle en 2023 : elles représentent un total de 192,2 millions d’euros, contre 34 millions d’euros pour l’année 2022. Ces licences concernent de l’électronique, des télécommunications, mais également des « capteurs et lasers » (pour un montant de 19 millions d’euros), et de la « navigation et aéro-électronique » (pour un montant de 3,8 millions d’euros).
De quoi interpeller Tony Fortin, chargé d’étude à l’Observatoire des armements : « C’est inquiétant, car on sait bien que l’armée israélienne est en demande de capteurs et d’électronique pour concevoir son armement aujourd’hui », note-t-il. Il rappelle qu’en 2014, un de ces « biens à double usage », un capteur de position français, avait été retrouvé dans un missile qui avait tué trois jeunes garçons à Gaza.
« Ces licences ont-elles été délivrées avant ou après le 7 octobre ? Quels types de capteurs sont concernés ? Pour quel usage ? Qui est le destinataire final ? Aucune information à ce sujet ne figure dans la documentation officielle. Vu la sensibilité du sujet, il faudrait une explication de texte, et il faudrait surtout arrêter de délivrer des licences vers Israël au vu de ce qui se passe actuellement à Gaza », poursuit Tony Fortin.
Le député Aurélien Saintoul (La France insoumise), membre de la commission de défense de l’Assemblée, fait le même constat. « C’est le même genre d’opacité que pour les matériels de guerre : on ne sait pas ce qui est effectivement livré », et il n’y a « aucune visibilité sur les contrôles » effectués a posteriori pour s’assurer que des biens n’ont pas été exportés sans autorisation.
Promise depuis de nombreuses années, une commission parlementaire chargée d’analyser et de contrôler les exportations d’armes françaises a finalement été mise en place en 2024. Ses membres ont été nommés en avril. Depuis la dissolution surprise décidée par Emmanuel Macron, elle est portée disparue.