Des médecins gazaouis affirment être torturés et affamés dans les prisons israéliennes

La branche israélienne de l’ONG Physicians for Human Rights publie un rapport réunissant les témoignages de 24 soignants de la bande de Gaza, dont la plupart sont encore en détention.

Khaled Alser a été arrêté en mars 2024, lorsque l’armée israélienne a ordonné l’évacuation de l’hôpital Nasser, le plus important du sud de la bande de Gaza. Les soldats « nous ont forcés à nous déshabiller devant tout le monde et à marcher nus », raconte le chirurgien de 32 ans. Le long récit détaillé de sa détention a été publié dans un rapport de la branche israélienne de l’ONG Physicians for Human Rights (PHRI) le 26 février, avec 23 autres témoignages similaires de soignants de Gaza arrêtés par Israël. Un document au titre éloquent : « Détenus illégalement, torturés et affamés : le sort des travailleurs médicaux de Gaza en détention en Israël ».

La plupart des Palestiniens qui y sont cités sont encore en prison. Aux avocats de l’ONG israélienne, qui ont recueilli leurs propos entre juillet et décembre 2024, ils ont confié avoir subi des tortures, des humiliations, et avoir été privés de nourriture et de soins. Leurs témoignages ont été anonymisés pour éviter des représailles. Khaled Alser, lui, a été libéré après sept mois de détention, en octobre 2024, sans qu’aucune charge n’ait été retenue contre lui.
Après son arrestation, le trentenaire, aux mains ligotées par des liens en plastique qui lui cisaillent les poignets, est interrogé par l’armée israélienne, dans une maison voisine de l’hôpital, avec plusieurs de ses collègues. Les questions portent sur son activité de médecin, ce qu’il faisait le 7 octobre 2023, et s’il a soigné des otages ou vu des tunnels. Il est conduit à deux reprises dans l’hôpital pour montrer aux soldats la pièce où se trouvent le générateur électrique et les salles d’opération.

Le chirurgien est ensuite transféré hors de Gaza, dans le centre de détention Sde Teiman, dans le désert israélien du Néguev, où des ONG ont documenté violences et tortures. Il y est détenu les yeux bandés et les mains menottées en permanence, avec l’obligation de garder le silence. A intervalles réguliers, raconte-t-il, les soldats attaquent les prisonniers avec des chiens, leur lancent des grenades assourdissantes, les frappent et leur aspergent le visage de spray au poivre. Khaled est blessé « aux testicules, à la poitrine et aux yeux ».

« Agressions sexuelles »

Il rapporte « plusieurs cas d’agressions sexuelles, notamment avec des matraques ou des bâtons électriques introduits dans l’anus. J’ai entendu parler d’au moins dix cas de ce type et j’ai personnellement examiné trois victimes de ce type d’agression ». En juillet 2024, neuf réservistes de l’armée israélienne en poste à Sde Teiman ont été arrêtés, pour le viol présumé d’un détenu palestinien que ses blessures ont rendu incapable de marcher. L’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) a également publié des témoignages de détenus palestiniens rapportant des viols lors de leur détention en Israël.

Khaled Alser reste quatre-vingt-cinq jours à Sde Teiman. Il n’y est interrogé qu’une seule fois, le dernier jour. Les questions sont les mêmes qu’à Gaza. Puis il est transféré dans un autre centre de détention, celui d’Ofer, dans le centre de la Cisjordanie occupée. Il finit par voir un juge, mais sans avocat pour le défendre. Les 24 professionnels de santé gazaouis qui témoignent dans le rapport de PHRI affirment tous avoir été sévèrement battus et insultés. Certains disent avoir été forcés d’imiter des bruits d’animaux. Les chiens qui attaquaient les prisonniers ont parfois fait leurs besoins sur eux.

Un infirmier du Croissant-Rouge palestinien rapporte avoir été « suspendu au plafond par les poignets, les jambes retenues en arrière, laissé dans cette position pendant des heures », dans un centre d’interrogation à Petah Tikva, dans le centre d’Israël. Un médecin de l’hôpital Nasser évoque, lui, une « salle de discothèque », où était diffusée une musique assourdissante. Il a été torturé pendant six jours à Sde Teiman, les mains et pieds liés à une chaise, derrière son dos, frappé au ventre et giflé. Transféré à Ashkelon, dans le sud d’Israël, ce

Gazaoui de 30 ans, qui souffre d’une hernie, tente de raisonner le confrère israélien qui est censé l’ausculter : « Je lui ai dit : “Nous sommes des collègues, tu dois me traiter humainement. » En entendant cela, il m’a giflé alors que j’avais encore les yeux bandés et m’a dit : « Tu es un terroriste. » » répondu l’armée

« Tout mauvais traitement infligé aux détenus, que ce soit pendant la détention ou l’interrogatoire, est strictement interdit et constitue une violation du droit israélien et international », israélienne au Monde, affirmant enquêter « minutieusement » sur les allégations de violence. Les militaires n’ont pas répondu sur le nombre d’investigations ouvertes ni sur les sanctions prononcées.

« Des combattants illégaux » pour Israël

En septembre 2024, l’organisation Healthcare Workers Watch a recensé plus de 250 membres du personnel de santé de Gaza arrêtés par l’armée israélienne depuis octobre 2023. A l’heure de la publication du rapport de PHRI, 180 d’entre eux sont toujours détenus, sans savoir s’ils seront libérés ni quand. Vingt des vingt- quatre médecins qui ont témoigné auprès de PHRI ont été arrêtés sur leur lieu de travail, comme le docteur Alser. Les professionnels de santé bénéficient pourtant de protections spéciales dans le droit humanitaire international, du fait de leur métier. Mais Israël considère les prisonniers de Gaza comme des « combattants illégaux », un statut hors du droit international.

L’armée souligne avoir procédé à des arrestations « lors d’opérations dans des installations médicales utilisées par le Hamas et d’autres organisations terroristes à des fins militaires. Parmi les personnes arrêtées figuraient également des membres du personnel médical ou des individus se faisant passer pour tels, qui se sont révélés impliqués dans des activités terroristes ».

Un pédiatre de l’hôpital pour enfants Mohammed-Al-Durrah raconte que les médecins ou universitaires reçoivent un traitement << plus brutal » que les autres catégories de prisonniers. Un autre soignant, identifié par les initiales K. J., assure avoir été battu lors d’un transfert et menacé : « Nous allons te couper les doigts parce que tu es un dentiste. » Les interrogatoires semblent majoritairement destinés à recueillir du renseignement. Plusieurs soignants interrogés par PHRI ont raconté aux soldats avoir soigné des otages israéliens, dans le cadre de leur mission médicale.

Les audiences avec le juge se tenaient par téléphone ou appel vidéo. Sur les 24 médecins et infirmiers qui se sont confiés à l’ONG, un seul a pu être assisté d’un avocat. Dix d’entre eux ont aussi affirmé avoir été contraints de signer des papiers en hébreu, langue qu’ils ne comprennent pas, à l’issue d’interrogatoires pourtant menés en arabe.

En plus des violences physiques et psychologiques, les détenus affirment avoir été privés de soins et affamés : les rations de nourriture sont insuffisantes et pauvres en vitamines, avec du pain, du sucre, occasionnellement de la viande de piètre qualité – quasiment jamais de fruits et légumes. L’armée réfute catégoriquement ces accusations, affirmant que les prisonniers reçoivent trois repas par jour et sont examinés par un médecin dès leur arrivée dans un centre de détention. Depuis octobre 2023, plus de 70 Palestiniens sont morts alors qu’ils étaient détenus par Israël, rapporte PHRI, dont quatre professionnels de santé de Gaza: le docteur Adnan Al-Bursh, chirurgien orthopédiste renommé de l’enclave, décédé après quatre mois de détention à Ofer, les médecins lyad Al-Rantisi et Ziad Al-Dalou, et le secouriste Hamdan Abou Inaba.

Le sort de Hussam Abou Safiya, ex-directeur de l’hôpital Kamal-Adwan, dans le nord de la bande côtière, qui a été investi et incendié par l’armée israélienne fin décembre, reste aujourd’hui incertain. Des rumeurs ont laissé penser que ce pédiatre, arrêté par les soldats, serait libéré dans le cadre des échanges de prisonniers palestiniens et d’otages israéliens. Mais cela n’a pas été le cas. Celui que les autorités israéliennes qualifient d’« opérateur terroriste du Hamas » est brièvement apparu sur une vidéo filmée par la chaîne israélienne 13, enchaîné, le crâne rasé et amaigri, encadré par des membres des forces israéliennes masqués. Sa famille a dénoncé ces images sur X, y voyant une « forme de terrorisme psychologique, s’ajoutant à la torture qu’il a endurée ces deux derniers mois ».

« Les professionnels de santé ne devraient jamais être pris pour cible, détenus ou torturés pour avoir fourni des soins qui sauvent des vies. Israël doit libérer immédiatement tout le personnel médical détenu et la communauté internationale doit exiger qu’il rende des comptes », a déclaré Naji Abbas, responsable du dossier des prisonniers au sein de PHRI. Après un jugement de la Cour suprême israélienne en octobre 2024 et une campagne de pression médiatique internationale, les conditions de détention à Sde Teiman « se sont un tout petit peu améliorées, explique-t-il au Monde. Mais, désormais, nous faisons face à des conditions horribles dans le camp militaire d’Ofer, qui était censé remplacer Sde Teiman ». PHRI a déposé un recours auprès de la Cour suprême la semaine dernière, alertant sur les négligences médicales et les privations de nourriture dont sont victimes les prisonniers dans ce lieu de détention.