Ce projet comporte l’exposition d’œuvres à Gaza mais également l’envoi d’œuvres au-delà des lignes de siège israéliennes, afin qu’elles soient exposées dans le monde entier
Des artistes palestiniens à Gaza prévoient de mettre sur pied une exposition appelée “Biennale”, tel un acte de défi face à l’offensive militaire israélienne, pour attirer l’attention sur le sort terrible des 2,3 millions d’habitants de ce territoire au bout de plus de 13 mois de bombardements.
Une cinquantaine d’artistes de Gaza exposeront leurs œuvres dans la bande côtière assiégée, et cherchent des galeries d’art qui accueilleraient les œuvres dans d’autres pays. Mais pour pouvoir présenter leur travail aux yeux du monde, les artistes affrontent un défi énorme : comment faire parvenir ces œuvres d’art au-delà des lignes de siège israéliennes ?
Environ un quart des exposants sont arrivés à passer en Égypte dans les premiers temps de la guerre. Quant à ceux qui sont restés en arrière, certains essaieront de faire sortir leur travail de Gaza avec des travailleurs humanitaires qui reçoivent sporadiquement l’autorisation de franchir les lignes ; d’autres enverront des peintures et des vidéos sous forme électronique, et quelques-uns s’associeront à des artistes de Cisjordanie pour reconstituer leur travail à distance.
Tasneem Shatat, 26 ans, une jeune femme de Khan Younis qui a participé à l’émergence de cette idée et joue un rôle important dans toute l’initiative, explique pourquoi les artistes ont choisi de rivaliser avec Venise et d’autres grandes villes du monde entier en appelant « biennale » l’exposition prévue.
“Les plus grands évènements artistiques du monde sont dénommés biennales, et accueillent les artistes les plus importants pour aborder les questions les plus importantes du monde au moyen de leur art. Pour nous, aujourd’hui, les artistes les plus importants du monde sont ceux de Gaza”, affirme Shatat.
Ce nom constitue aussi une déclaration d’intention, annonçant que la biennale sera un évènement régulier et que Gaza et ses artistes seront encore là dans deux ans.
Cette idée entend représenter une preuve de vie artistique face à une tentative de dépouiller de leur humanité les Palestiniens de Gaza. Elle a démarré sous la forme d’une conversation entre des artistes qui étaient à la recherche les uns des autres pour vérifier que leurs amis étaient encore en vie et pour comparer leurs expériences, pas seulement sur les moyens de survivre mais sur les moyens de poursuivre une création artistique sous les bombes et en ayant rarement de quoi manger à leur faim.
“La guerre a volé beaucoup de choses, à nous comme à tous les gens de Gaza, et elle continue à tout voler et pourtant le monde garde le silence”, dit Shatat. “Nous voulons que des institutions internationales du monde entier accueillent ces dessins et ces peintures et les exposent. Nous ne raconterons pas les histoires que le monde connaît déjà bien, mais nous vous parlerons de la nouvelle naissance des ténèbres de l’injustice, nous vous parlerons d’une vie au milieu de la mort.”
Les organisateurs soulignent que, s’il se trouve à l’étranger un hôte pour mettre sur pied une Biennale de Gaza, ce sera un évènement sans précédent dans les temps modernes : des artistes assiégés et affamés qui parviennent à mettre sur pied une exposition sur la scène mondiale.
Muhammad al-Hajj, artiste et enseignant de 42 ans aujourd’hui réfugié dans le camp de Nuseirat, dans la zone centrale de la Bande de Gaza, a essayé de continuer à dessiner alors que lui-même et ceux qui l’entourent font de durs efforts pour subvenir aux besoins les plus élémentaires.
“On manque de nourriture et d’eau, il n’y a pas de tentes et l’hiver approche”, dit Hajj. “En même temps, je manque de pinceaux, de couleurs, de peinture. Même si ces produits sont disponibles, leur prix est devenu très élevé.”
Hajj a eu un atelier à Gaza Ville, mais il a tout perdu et se déplace d’un camp de tentes à un autre. Il explique qu’il envisage d’exporter ses œuvres, qui sont souvent des dessins allégoriques de la souffrance palestinienne, soit en collaborant avec un artiste de Cisjordanie qui réinterprèterait ses travaux, soit en les photographiant en haute définition, en les numérisant et en les envoyant pour qu’ils soient imprimés sur des panneaux.
“Au moyen de l’art, nous faisons savoir au monde que nous sommes encore vivants, et tant que nous respirons encore nous pouvons faire briller une lumière sur tout ce qui se passe ici”, dit Hajj.
Tout au début de la guerre, en octobre de l’an dernier, la maison de Rufaida Sehwail a été bombardée et les membres de sa famille, après s’être extirpés péniblement des décombres, ont retrouvé beaucoup de leurs amis et de leurs voisins gisant morts dans une rue du quartier de Rimal, à Gaza Ville.
“Cette épreuve ne prend pas fin après le bombardement – ces moments sont chargés d’un mélange de peur, de choc et d’impuissance, et les cicatrices durent longtemps”, souligne Sehwail, qui était enseignante en arts plastiques avant la guerre.
En raison du bombardement Sehwail a perdu 17 ans de son travail d’artiste et une bibliothèque de presque mille livres, et depuis lors elle ne cesse de bouger, fuyant les bombardements. Elle a connu sept déplacements.
Sehwail, 37 ans, perçoit la perspective d’une Biennale de Gaza comme la possibilité d’un nouveau départ en tant qu’artiste.
“Continuer à créer des œuvres d’art au milieu de la guerre et de l’oppression à Gaza, ce n’est pas seulement un acte de création, c’est en soi un acte de résistance et de survie”, dit-elle. “Pendant qu’Israël fait tous ses efforts pour effacer la vie et la culture à Gaza, ma continuité dans l’art prouve que la vie continue, et que l’identité palestinienne ne sera pas effacée.”
Dans un manifeste de lancement de la Biennale de Gaza, les artistes affirment qu’elle représente “une étape créative pour sortir des cadres traditionnels des expositions. Elle reflète la sensibilité et la spécificité de notre situation, ce qui en fait un évènement urgent et exceptionnel. Au cœur de l’intention artistique, il y a la lutte d’un peuple pour survivre.”
Le projet de la Biennale de Gaza est aux premiers stades et sa réalisation dépend de l’intervention d’une galerie d’art ou d’un musée national à l’étranger. Mais Shatat est optimiste.
“Toutes les œuvres des artistes sortiront”, prédit-elle. “Elles verront le jour, et elles franchiront les barrières, les frontières, les juridictions, et le monde entier les verra. Tel est le pouvoir de l’art.”
- Photo : L’espoir au chômage, d’Ahmed Muhanna, Deir al-Balah, Gaza (2024). La Biennale représente « une étape créative pour sortir des cadres traditionnels des expositions », disent les artistes. Photo : fournie