Crimes de guerre et plaies à vif : La doctoresse qui a affronté la ségrégation israélienne

A l’occasion de ses 80 ans, Ruchama Marton, fondatrice de Médecins pour les Droits de l’Homme-Israël, parle des atrocités dont elle a été le témoin pendant son service militaire, de la force permanente du féminisme et des raisons pour lesquelles seule une aide extérieure a une chance de mettre fin au régime militaire israélien qui opprime les Palestiniens.

Ruchama Marton appartient à ce qu’on pourrait appeler la Génération 1,5 des militants anti-occupation en Israël. Elle était un peu trop jeune pour faire partie du petit groupe d’avant-garde qui a créé l’organisation socialiste révolutionnaire Matzpen dans les années 1960, mais assez âgée pour avoir suivi les cours du tellement stimulant professeur Yeshayahu Leibowitz à Jérusalem. C’est là, alors qu’elle était à la faculté de médecine, qu’elle a révolutionné le processus d’admission des étudiantes, qui a abouti à l’abolition des quotas d’entrée. Et lorsqu’elle a découvert que les femmes en pantalon étaient interdites à la faculté de médecine, elle s’est également révoltée contre ce dictat.

Marton a fondé Médecins pour les Droits de l’Homme pendant la Première Intifada, faisant entrer les mots « droits de l’Homme » dans le discours politique israélien. Née en Israël, où elle a vécu toute sa vie, elle a pratiqué la psychiatrie pendant plus de 40 ans. Sa relation avec cet endroit est compliqué et douloureux, presque impossible.

Marton ne mâche pas ses mots quand il s’agit des organisations de gauche et pacifistes, qu’elle perçoit comme une sorte de « société compatissante », ne voyant pas beaucoup d’intérêt à un militantisme qui ne s’attaque pas directement à la violation des droits de l’Homme, au coeur desquels se trouvent les droits politiques.

L’injustice et la ségrégation l’ont indignée toute sa vie. Entre le combat contre le chauvinisme et le patriarcat, et la lutte de toute une vie contre l’occupation, elle refuse de se taire.

J’ai rencontré Marton à l’occasion d’un entretien chez elle à Tel Aviv pour célébrer son 80ème anniversaire. Je supposais que ce ne me serait pas très facile. J’avais raison.

En tant que psychiatre jouissant d’années d’expérience, je veux commencer avec ce que je pense être la question essentielle. Pourquoi sommes nous si obsessionnellement attachés à la déshumanisation des Arabes ? Pourquoi a-t-on l’impression que le plus grand désir ici est de refuser aux Palestiniens quelque reconnaissance ou légitimité que ce soit ? Après tout, cela ne sert à rien à ce stade, nous avons déjà gagné.

« Que voulez-vous dire par cela ne sert à rien ? C’est absurde. Cela sert les intérêts sionistes. Tous sans exception.

Expliquez vous.

« Tout d’abord, nous sommes des colonialistes. Le sionisme est colonialiste. Et la première chose que fait un bon colonialiste, c’est de déposséder. Déposséder de quoi ? De tout ce qu’il peut. De ce qui est important, de ce qui lui est utile. De la terre. Des Ressources naturelles. Et, bien sûr, de l’humanité. Après tout, il est évident que, pour prendre le contrôle sur quelqu’un, il faut le dépouiller de son humanité. »

Mais ce projet n’a-t-il pas pris fin ? Ce n’est pas comme si nous étions en guerre actuellement et prêts à conquérir un nouveau territoire. La Guerre d’Indépendance a pris fin depuis longtemps. Nous l’avons gagnée. Nous avons déjà tracé des frontières. Pourquoi avons nous encore besoin de cette façon de penser ?

« Quelles frontières ? Il n’y a pas de frontières, il n’y aura pas de frontières, et je ne perçois aucune intention d’en tracer maintenant. Mais en outre, la dépossession est une tâche sans fin. Ces populations occupées, ces populations dépossédées, qu’elles soient à l‘intérieur de la Ligne Verte ou en dehors, elles ne sont pas d’accord. Elles n’abdiquent pas. Elles n’acceptent pas d’être dépossédées de leur terre, de leur eau, de leur humanité. Comme l’a dit Hannah Arendt : Sans droits politiques, il n’y a pas d’être humain. Les droits politiques passent avant toute autre chose. Avant le droit de propriété, de circuler, de se réunir. Tous ces droits sont très bien, mais ils sont secondaires. Sans les droits politiques, tout ce que vous faîtes, c’est la charité. Sans les droits politiques, il n’y a rien »

La famille de Ruchama est arrivée en Israël venant d’une région rurale de Pologne. Ses deux parents ont grandi dans des familles religieuses, comme la plupart des Juifs à cette époque, et certainement ceux qui vivaient hors des grandes villes. Son père était tellement fasciné par les idées communistes, dit elle, que, pendant des mois, il a secrètement mis de l’argent de côté pour pouvoir aller en Russie dans les années 1920.

« La nuit avant son départ prévu », dit-elle, « son père est entré dans sa chambre et a dit : ‘Je sais que tu as mis de l’argent de côté et je sais pourquoi. Je veux te demander de me promettre une chose : tu veux partir ? Pars. Va en Amérique, va en Palestine. Simplement promets moi que tu n’iras pas en Russie. Ils te tueront.’ Mon père a promis et a tenu sa promesse. »

Vos parent se sont installés dans le quartier Geula de Jérusalem. Vous êtes née en 1937. Avez vous des souvenirs du mandat britannique à Jérusalem ?

Bien sûr. Je me souviens que des soldats australiens patrouillaient dans les rues et que je marchais vers le mur occidental avec ma grand-mère. Nous traversions la Vieille Ville le long des boutiques arabes ; il n’y avait pas de peur. Il n’y avait pas non plus de véritable amitié, mais il n’y avait pas de peur.

« A Jérusalem, il y avait un couvre-feu tous les soirs. Je me souviens d’une nuit où je suis restée chez une amie après le couvre-feu et où je suis sortie dans la rue et ai commençé à rentrer chez moi. Un soldat australien m’a hélée, mais je ne comprenais pas ce qu’il me disait puisque je ne parlais pas anglais. Il m’a rejointe et a essayé de comprendre ce que je faisais là et où j’allais.

« C’était un géant, probablement 1 m.80. Je ne sais pas comment cela s’est fait, mais il a pris ma main et m’a raccompagnée chez moi. Une petite fille avec un soldat géant australien.

« La grand-mère qui avait l’habitude de m’emmener avec elle au Mur Occidental a été tuée par un obus au début de la Guerre d’Indépendance. Elle était sortie pour porter de l’eau dans un seau à une voisine qui avait de petits enfants et a été frappée par un obus tiré par les Arabes. Un peu plus tard nous avons déménagé à Tel Aviv, un monde complètement différent.

« Tel Aviv était très différent de Jérusalem. On y avait une impression d’étrangeté et d’extravagance. Nous vivions dans une zone à la périphérie de la ville où il n’y avait presque pas de maisons. Elle était entourée de vergers, de jardins et de champs de canne à sucre qui s’étendaient jusqu’à la rivière Yarkon. C’était un autre monde. »

Aviez-vous des amis à Tel Aviv ? Cela n’a pas dû être facile.

« Je n’y connaissais personne, bien sûr. Et dans cette génération, parents et enfants se parlaient à peine. Mais dans la maison de l’autre côté de la rue, la seule maison proche, vivait une famille arabe. Ils avaient un verger, un jardin et un petit troupeau de moutons et de chèvres.

« Ils avaient deux enfants, Zeidin, qui avait environ un an de moins que moi, et Fatima, qui était un peu plus âgée que moi. C’était mes meilleurs amis. Nous jouions ensemble, passions nos journées ensemble dans les vergers et dans la nature. Je les aimais.

« A la fin de 1947, des soldats sont venus et ont chassé la famille. Je me souviens que j’étais là et regardais la scène se dérouler. Ils ont chargé leurs maigres biens et leur grand-mère sur un âne et sont partis vers l’est. Leur maison existe toujours aujourd’hui – elle a été transformée en synagogue. »

Pendant la Guerre du Sinaï en 1965, vous avez aussi vu des choses qui vous ont profondément marquée.

« L’assassinat de prisonniers par les soldats de mon unité, Givati. »

Que s’est-il passé là ?

« Dans les jours qui ont suivi l’invasion de la péninsule du Sinaï par Israël, les soldats égyptiens ont continué à se rendre. Ils sortaient des dunes de sable, parfois pieds nus, brûlés par le soleil du désert, sales et en sueur, les mains en l’air.

« Nos soldats leur ont tiré dessus. Des dizaines d’entre eux, peut-être plus. C’est juste ce que j’ai vu. Ils descendaient des dunes et les soldats ont relevé leurs fusils et les ont tués. »

Et qu’en ont-ils fait ? Les ont-ils simplement laissés sur le sable ?

« Oui. Cela m’a rendue malade. Physiquement malade. J’ai vomi et j’étais dans un état terrible. Je suis allée voir mon commandant et lui ai demandé une permission. Je lui ai dit que c’était à cause de ce qui s’était passé. Inutile de le préciser, il ne ‘savait absolument pas’ de quoi je parlais. Mais il approuvé ma demande de permission et je suis partie chez moi en stop.

« Je voulais parler de ce qui s’était passé. Je voulais le publier, mais personne n’a accepté. Ils m’ont dit de laisser tomber. J’avais des amis qui travaillaient dans des journaux, et je pensais, naïvement, qu’ils pourraient vouloir le publier. Personne n’a voulu y toucher. Quand j’avais 19 ans, je savais déjà que ce qu’on me racontait sur le sionisme et sur l’armée n’était qu’un tas de mensonges. »

Une recherche internet sur le meurtre des prisonniers pendant la Guerre du Sinaï m’a conduit vers plusieurs liens, dont une interview du général de brigade Arieh Biro, qui a admis que lui et ses soldats avaient tué des prisonniers égyptiens pendant cette guerre. Je peux simplement supposer que les meurtres qui ont eu lieu furent bien plus courants et graves que ceux découverts dans l’ « enquête » commandée par Shimon Peres en 1995.

Après l’armée, vous êtes entrée à la faculté de Médecine. A l’époque il y avait des quotas pour les femmes.

« Oui. Il y avait un quota et ils ne voulaient pas que beaucoup de femmes deviennent médecins. Ils les ont donc limitées à un quota de 10 %. Avec d’autres étudiants et des membres de la faculté, j’ai donc engagé un combat contre ce quota, ce qui a conduit à son annulation. Depuis lors, en Israël, les femmes sont admises à la faculté de médecine au vu de leurs qualifications, exactement comme les hommes. »

Après toutes ces années où vous avez travaillé sur la psychologie humaine et le conflit, voyez vous un changement ? Si je vous comprends bien, en dépit des compétences extraordinaires en propagande développées par Israël, en dépit du perpétuel lavage de cerveau, il ressort de ce que vous dîtes que c’était la même chose dans les années 1950.

« Tout d’abord, le sionisme et ce qu’est un être humain sont deux choses qui ne se recoupent pas. Mais il n’y a pas eu de changement essentiel ici. C’est pour ainsi dire identique. Il est vrai que la machine de propagande sioniste emplirait de fierté les soviétiques, mais l’essence des convictions sur les données fondamentales, sur la façon de traiter les Arabes et la place qu’on leur accorde – ces convictions n’ont pas changé. »

Une révolutionnaire de la santé mentale

A 80 ans, Marton est encore une psychiatre en activité. Pendant ses longues années dans la profession, elle a plaidé et fait campagne pour faire sortir la santé mentale des hôpitaux psychiatriques et la ramener dans la communauté.

J’ai été très surpris de trouver quelqu’un qui en Israël parle des soins psychiatriques comme faisant partie de la communauté. Cela veut dire en réalité normaliser la santé mentale.

« Pourquoi n’y aurait-il pas une clinique psychiatrique dans la clinique médicale du quartier ? Il y aurait là un optométriste, un ORL et un psychiatre. Exactement au même endroit, au même étage dans le même couloir, avec le même concept. »

Vous avez cru à ce concept très tôt dans votre carrière et vous avez fait des démarches concrètes pour aider à le réaliser.

« J’ai été la première en Israël à faire cette proposition à l’institution médicale – je suis allée jusqu’à Shimon Peres et les autres et je leur ai dit que les cliniques de santé mentale n’ont pas besoin d’être dans des hôpitaux psychiatriques. C’est un désastre, rien de moins. Les gens portent ce terrible stigmate qui les décourage d’entrer à l’hôpital psychiatrique.

« Il y a eu un directeur, Davidson (professeur Shamai Davidson, directeur de l’hôpital Shalvata de 1973 à 1986. Il était parti de Dublin pour Israël en 1955 – A.M.), c’était vraiment un saint ; il a réellement compris et soutenu l’idée de soins psychiatriques fondés sur la communauté. Le concept de communauté est quelque chose qu’il a rapporté avec lui de la diaspora. Il m’a écouté avec générosité et fut celui qui a réalisé cette révolution et l’a menée jusqu’à l’ouverture d’une clinique psychiatrique à Morasha, puis à Ramat Hasharon, et de là à son expansion.

«  A ce jour, le projet n’est pas achevé. Mais nous avons abattu ce mur initial.

« Savez vous combien de personnes ne demandent pas d’aide parce que la clinique est située à l’intérieur d’un hôpital psychiatrique ? Et alors, que se passe-t-il ? Ils s’effondrent et sont hospitalisés. Formidable ! Nous avons gagné ce que nous voulions. »

J’écoute ce que vous dîtes et ce que vous pensez : la peur qu’ont les gens du système psychiatrique est en partie justifiée. C’est quelque chose qui concerne la perception du système en lui-même et celle du patient – c’est malsain.

« C’est très vrai. C’est ce pourquoi je me suis battue. Mais aujourd’hui, ma période de combat est derrière moi. Après 30 ou 40 ans, j’en ai eu assez. Peut-être que ma réussite n’a pas été totale, mais elle l’a été sur certains points. Et j’en suis très fière. »

Pensez vous au conflit israélo-palestinien, ou à l’histoire du sionisme, en termes psychologiques ? L’histoire de l’assassinat des prisonniers, par exemple, dont j’ai entendu des histoires semblables racontées par des proches, me remplit d’une profonde honte.

« Le sujet de la honte me fascine. C’est l’émotion sur laquelle j’ai le plus travaillé pendant des années. Je crois que, sans la honte, il n’y a pas d’espoir pour ce monde – il n’y a pas d’être humain. Sans la honte, quelqu’un peut faire n’importe quoi. Une des choses qui nous est arrivée, c’est que nous avons perdu toute honte. Les soldats qui ont tiré sur les prisonniers n’avaient pas honte. C’est pourquoi ils ont fait ce qu’ils ont fait. »

Où ailleurs voyez vous des exemples d’une telle absence de honte ?

« Dans ma profession. Les Palestiniens qui sont impliqués dans le terrorisme, ou du moins accusés de l’être, sont soumis à une évaluation psychiatrique. Cela vous surprendrait sûrement, mais il n’y a tout simplement pas de Palestiniens souffrant de maladie mentale – du moins pas le genre de maladie qui les empêcherait d’être jugés par Israël. Les Palestiniens n’ont pas le droit d’être fous. »

Les psychiatres israéliens examinent les prévenus palestiniens en sachant qu’ils souffrent de diverses affections psychiatriques, et pourtant ils les déclarent aptes à soutenir un procès ?

« Bien sûr qu’ils savent. Et comment est-ce que je sais qu’ils savent ? Parce que, après qu’ils aient été jugés et envoyés en prison, ils reçoivent un traitement pour schizophrénie. Et ce ne sont pas des erreurs dues à l’ignorance. Je parle de bons médecins. Et ils délivrent pourtant des diagnostics ridicules et erronés.

« J’y suis allée et j’ai constaté par moi-même. J’ai parlé aux prisonniers. A l’époque j’ai écrit à ce sujet dans le journal. J’ai été sanctionnée par l’Association Médicale Israélienne pour avoir donner le nom des médecins qui étaient impliqués dans ces diagnostics. Ils avaient l’intention de me poursuivre, mais ils ont décidé de laisser courir afin de ne pas exposer au grand jour toutes les sales combines organisées derrière les portes closes. J’ai alors été obligée d’écrire une lettre d’excuses. J’ai écrit la lettre, qui comprenait deux lignes d’excuses suivies d’un rapport complet sur ce dont j’avais connaissance, y compris les diagnostiques erronés et ce qu’ils cachaient. Cette lettre n’a pas été publiée à ce jour. »

Ce ne fut pas la fin des ennuis de Marton et de Médecins pour les Droits de l’Homme-Israël (MDHI) avec l’Association Médicale Israélienne et l’establishment israélien. En 2009, l’Association a annoncé qu’elle rompait ses liens avec MDHI après que cette organisation ait accusé des médecins israéliens de prendre part à la torture. Par ailleurs, l’Administration Fiscale a refusé de renouveler le statut de l’organisation en tant qu’institution publique pour raisons fiscales, dès lors qu’elle a publié un communiqué selon lequel l’occupation est une violation des droits de l’Homme – dont le droit à la santé. Selon l’Administration Fiscale, ces déclarations sont jugées « politiques ».

La médecine est un sujet politique

Comment l’association Médecins pour les Droits de l’Homme a-t-elle débuté ?

« Quand j’ai voulu faire quelque chose de pratique, quelque chose de politique, je me suis servie de ce qui m’était le plus disponible : la médecine. J’ai contacté une organisation médicale palestinienne. Des bénévoles palestiniens avaient l’habitude de traiter les gens sur le terrain, et je les ai rejoints.

« Après quelques temps, j’ai commencé à organisé des bénévoles venus d’Israël. Je devais prier les gens de sortir avec moi le samedi matin. Au début, je suis arrivée à obtenir deux personnes, ce qui m’est apparu comme un formidable succès. Maintenant, environ 30 bénévoles sortent [en Cisjordanie] avec la clinique mobile.

« J’ai créé les règles de l’organisation : c’est toujours nous et les Palestiniens ensemble. Ce n’est jamais une délégation de colonialistes blancs qui sortent pour sauver les indigènes. Nous travaillons ensemble en plein accord avec nos partenaires palestiniens ; ils nous disent où ils ont besoin de nous et, dans l’absolue majorité des cas, c’est là que nous allons. »

Et où travaillez-vous ? Ce n’est pas comme s’ils avaient des cliniques organisées.

« Des cliniques ? Il n’y a pour ainsi dire pas de cliniques dans ces villages, et celles qui existent sont petites et impropres à accueillir de grosses équipes comme les nôtres. Nous utilisons les écoles et les salles de conseil municipal. Et il n’est pas nécessaire de lancer de grosses annonces – le mot circule dans le village et dans les villages environnants. Dès le samedi matin, il y a déjà trop de gens. »

Quels traitements délivrez vous ?

« Tout ce qu’on peut faire sur le terrain, y compris des interventions chirurgicales relativement simples. Nous apportons avec nous des médicaments offerts et nous écrivons des ordonnances pour les médicaments que nous n’avons pas. Quand des examens compliqués sont nécessaires, nous nous adressons aux différents hôpitaux de l’Autorité Palestinienne et d’Israël. Cela aussi a nécessité de nombreuses années de lutte. »

L’État d’Israël ne s’est jamais considéré comme responsable de la santé de ceux qu’il occupe.

« Exact. Mais depuis Oslo, ou depuis la Première Intifada, des hôpitaux palestiniens en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza sont devenus des hôpitaux du gouvernement israélien depuis 1967. Le budget médical était très limité, rien qui ressemble à ce qui existe dans un pays normal. Mais par exemple, il y avait un budget vaccination. Paradoxalement, dans les camps de réfugiés, la situation était bien meilleure puisqu’ils étaient sous la responsabilité de l’UNRWA.

« Lorsque la Première Intifada a éclaté, l’une des décisions prises par le ministre de la Défense Yitzhaq Rabin fut de bloquer le budget pour les services médicaux palestiniens. Quand j’en ai eu connaissance, je me suis envolée pour Londres et ai débarqué dans les bureaux de la BBC. Je leur ai parlé de la situation dans les territoires occupés et ils ont envoyé une équipe pour rédiger un bref article sur cette décision et ses conséquences, à savoir les gens mourant chez eux faute de soins médicaux. Le tollé a convaincu Rabin de restaurer au moins une partie du budget. »

Rentrez chez vous, habillez vous

Quelques jours plus tôt, il y avait dans le journal une photo du chef du Mossad qui rendait visite au conseiller américain à la sécurité nationale. Tous les gens sur la photo étaient des hommes. Je suis vraiment heureuse de dire qu’une telle photo paraît étrange aujourd’hui.

« Cela me ramène à nouveau au sujet de la ségrégation. Voilà comment on apprend aux gens à penser d’eux mêmes. Cette séparation, le fait qu’il y ait une galerie pour les femmes [à la synagogue], et maintenant, ils veulent aussi une séparation dans l’armée et dans les universités. La ségrégation est à la racine de tout le mal.

« Mes premiers combats ne concernaient pas la question palestinienne. Ils étaient féministes, même si je ne les appelais pas ainsi à l’époque. »

Vous êtes une femme fière.

« Pas assez. Je veux dire que je suis trop fière pour demander de la reconnaissance, et parfois, je suis pleine de ressentiment si je ne l’obtiens pas. Par exemple, j’ai été la première à introduire le concept de « droits de l’Homme » dans le discours israélien. Auparavant, il y avait les « droits civiques », mais les droits de l’Homme en tant que concept politique, c’est mon œuvre. »

Pourtant vous n’aimez pas trop exiger de la reconnaissance.

« C’est vrai. Peut-être est-ce le résultat de mon éducation féminine. Pas féministe, féminine. Le genre d’éducation qui dit aux femmes de ne pas se faire remarquer. D’être gentilles, de sourire, de ne pas se mettre en colère. De ne jamais commencer une phrase avec le mot ‘Je’. Voilà comment les femmes sont élevées.

Le chauvinisme vous indigne. Ce n’est pas si différent de votre indignation face à l’occupation.

Toute ma vie, j’ai dû lutter contre les stigmatisations et les règles séparées pour les femmes. Contre le fait que les femmes n’avaient pas le droit de porter des pantalons à l’université de médecine dans la froide Jérusalem. Quand j’y suis arrivée en pantalons, une professeure m’a dit « Jeune femme, rentrez chez vous, habillez vous décemment et revenez. »Je suis rentrée chez moi et je ne suis pas revenue. J’ai remué ciel et terre et, à la fin, j’ai gagné.

Des critiques de toutes les parties

Vous êtes très critique envers la Gauche israélienne et la façon dont elle regarde l’occupation

« Il n’y a pas de Gauche israélienne. Ce que nous devons faire, c’est faire repartir les organisations israéliennes des droits de l’Homme de zéro afin qu’elles veuillent bien engager le combat pour mettre fin à l’apartheid. L’apartheid qui fait une distinction entre ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien. Si elles ne veulent pas entreprendre ce combat, pour quoi se battent-elles ? Pour leur propre image.

« Vous ne pouvez pas combattre le colonialisme, l’occupation, l’apartheid – utilisez le mot que vous voulez – en jouant dans la cour du gouvernement, en suivant l’agenda du gouvernement. Vous devez ouvrir une brèche dans ces frontières. »

En réalité, le Parti Travailliste a maintenu l’occupation pendant 10 bonnes années et n’a rien fait à ce sujet.

« Ne dites pas que le Mapai n’a rien fait. C’est eux qui ont créé les colonies. Begin est le seul leader vertueux que nous ayons eu. Je pense ce que je dis. Sous son autorité, la torture a été complètement interdite. Quand le chef du Shin Bet est venu le voir et lui a demandé ‘Monsieur, même pas une gifle ?’, il a dit : ‘Non. Même pas une gifle.’

« Begin a interdit de détruire les maisons. Il a interdit les expulsions Il a été le seul homme vertueux de Sodome. Il n’y a pas eu un seul homme vertueux, ni avant lui, ni après lui. »

J’ai toujours pensé, et je pense encore, que la Droite Révisionniste normale modérée est le camp qui a le plus de chances de traiter humainement les Arabes.

« Je ne veux pas que l’on traite humainement les Arabes. Je veux les droits politiques. Après, vous pouvez être humain ou quoique ce soit d’autre. Sans les droits civiques, vous continuez à être un colonialiste, un occupant, un défenseur de l’apartheid.

« Une organisation de défense des droits qui ne veut pas engager ce combat hurle à la lune. Cela n’a aucun sens. »

D’une certaine façon, vous parlez aussi de vous. C’est aussi un calcul personnel.

« C’est vrai. Je vous parle après 30 ou peut-être 50 ans de combat contre l’occupation. Nous avons besoin d’une aide extérieure. Et je parle essentiellement d’une chose : BDS. »

Travailler pour cette cause en Israël n’est pas facile.

Elle rit. « Cela concerne les traîtres, et les traîtres d’aujourd’hui sont les héros de demain. Quiconque n’est pas prêt à payer ce prix ne sait pas comment se battre. Si vous n’en payez pas le prix, vous vous battez seulement pour votre propre belle image. Tant que dure l’occupation, tant que dure l’apartheid, peu importe que vous soyez un peu plus ou un peu moins beau. »

Elle s’arrête pour réfléchir un instant.

« Nous devons combattre l’idée de ségrégation, parce qu’elle crée une séparation entre moi et le politique, entre l’Arabe et sa terre, entre l’Arabe et sa dignité humaine. La ségrégation, c’est la plaie. C’est l’axe autour duquel les choses tournent. »

Même si les Juifs ont introduit l’idée de ségrégation ici avec eux. Après tout, il existe toutes sortes de ségrégations chez les juifs eux mêmes, selon des axes ethniques, religieux et politiques.

« Il y a certes de la ségrégation ici à tous les niveaux. Après tout, nous sommes divisés ici en Juifs de première classe et de deuxième classe et, en-dessous d’eux, il y a les citoyens palestiniens d’Israël, et les Palestiniens de Cisjordanie sont encore plus bas. Au plus bas de l’échelle, il y a les demandeurs d’asile et les réfugiés (Médecins pour les Droits de l’Homme tient une ‘Clinique Ouverte’ qui fournit des soins médicaux aux réfugiés et aux demandeurs d’asile, A.M.).

« La ségrégation existe à l’intérieur de notre société comme un principe politique central. Si nous annulons la ségrégation, alors quoi ? Ce sera un désastre politique pour le régime – pas seulement pour la Droite.

« Quand je pense à ce que mon organisation a réalisé – les voyages à Gaza, la distribution de médicaments par solidarité, réussir à briser la ségrégation – voilà notre plus grande réussite. »