Columbia mène la guerre à la contestation

L’université est sous pression en vue d’éliminer tout étudiant ou enseignant critique d’Israël – et elle a déjà cédé.

Pas un jour ne passe sans que quelqu’un me dise : « Mais qu’est-ce qu’il se passe à Columbia » ?  Je suis dans la communauté universitaire à l’Université Columbia et à Barnard College depuis plus de 45 ans – comme étudiante de premier cycle à Barnard à la fin des années 1970 et au début des années 1980 puis comme professeur à la faculté de droit depuis 1999. Mais depuis le 7 octobre, je ne reconnais plus cette institution. Je ne peux qu’en conclure qu’elle s’est égarée.

Mon choix de Barnard pour le premier cycle reposait en bonne part sur le fait que l’établissement  était réputé pour la présence d’étudiants politiquement engagés et une direction qui permettait, sinon accueillait volontiers, l’engagement des étudiants dans les événements politiques du moment. Comme étudiante j’ai autant appris des séances d’information et des manifestations sur le campus que des cours de mes professeurs. Les actions politiques menées par les étudiants sur le campus, souvent sur les marches de la Bibliothèque Low, le bâtiment où se trouvaient les bureaux du président et du vice-recteur, m’ont exposée à de nouvelles idées et informations sur l’intervention militaire américaine en Amérique centrale, sur le mouvement pour mettre fin à l’apartheid en Afrique du Sud, sur les débats entre féministes sur le rôle de la pornographie dans l’oppression sexuelle des femmes et bien plus encore.

Le campus de Columbia a une histoire de protestation étudiante radicale : les bâtiments ont été occupés pendant des semaines dans le cadre d’une revendication de création d’un département d’études ethniques  en 1996 et à forcer l’université à désinvestir d’entreprises exploitant des énergies fossiles  en 2016. Les étudiants ont édifié des baraques de bidonville sur les marches de la Bibliothèque Low en signe de protestation des liens de l’université avec l’Afrique du Sud en 1986. Une étudiante de premier cycle a protesté  contre le manquement de l’université à s’occuper des attaques et de la violence sexuels sur le campus en portant un matelas pesant plus de 22 kg en cours et à toutes les activités sur le campus, y compris à sa remise de diplôme, en 2015. Pourtant, au cours des derniers mois, Columbia a tenté d’aseptiser l’engagement étudiant sur Israël/Palestine – prétendant que les protestations étudiantes mettent mal à l’aise (certains) étudiants juifs.

C’en est arrivé au point que nos étudiants solidaires des Palestiniens se trouvent tellement contraints par un réseau de règles encadrant leur façon de parler et de se comporter —avec une bureaucratie déterminée à appliquer ces règles de façon abusive – qu’ils ont perdu toute confiance dans le véritable engagement de l’université sur les principes de la liberté académique et d’un débat d’idées robuste. Il est alors difficile d’éviter de tirer la conclusion que l’université voit désormais la primauté de sa base constitutionnelle, envers laquelle elle a un devoir de loyauté, dans des acteurs institutionnels extérieurs tels les comités du Congrès, des gouvernements étrangers, des ONG et des financeurs de ces entités, et non parmi ses étudiants et ses enseignants.

Quelques exemples vont clarifier pour nos étudiants cette brèche dans la loyauté. Dans les semaines qui ont suivi l’attaque du 7 octobre, un certain nombre d’étudiants ont accroché des drapeaux aux fenêtres de leurs chambres ; certains ont accroché des drapeaux palestiniens et d’autres des drapeaux israéliens, afin de montrer leur soutien aux Gazaouis ou à Israël. Barnard College a déposé une accusation d’infraction à la discipline contre trois étudiants pour avoir accroché un drapeau palestinien à leur fenêtre, en citant un décret municipal qui interdit d’accrocher quoi que ce soit à la fenêtre d’une habitation. Alors que je les aidais à préparer leur défense contre ces accusations, j’ai essayé de trouver ce décret ; or, il s’est avéré que non seulement la ville n’a pas pris un tel décret, mais qu’elle avait une loi protégeant spécifiquement l’accrochage de drapeaux aux fenêtres, y compris à une fenêtre de résidence universitaire.  Lorsque nous avons soumis ce problème à Barnard, ils ont admis avoir fait une erreur, ont rédigé une nouvelle loi interdisant l’accrochage de drapeaux aux fenêtres de la résidence universitaire et l’ont appliquée rétroactivement à ces étudiants en les punissant en vertu de cette nouvelle loi.

Une autre étudiante a participé à une manifestation propalestinienne sur le campus (celle où les manifestants ont été arrosés d’eau pestilentielle  – un liquide horrible, toxique qui cause des problèmes dans les voies respiratoires supérieures , des maux de tête et la perte de cheveux) et elle a enveloppé la statue d’Alma Mater sur les marches de la Bibliothèque Low d’un drapeau palestinien, en déplaçant une barrière autour de la statue pour pouvoir le faire. L’université l’a déclarée coupable de graves violations des Règles de Conduite de l’établissement, pour lesquelles ils l’ont sanctionnée de deux ans de probation académique, 50 heures de service communautaire et l’obligation d’écrire un essai sur ce qui peur tourner mal dans une manifestation. Cette sanction était à des lieues des normes par lesquelles l’université a traité des actions similaires par le passé. Des responsables de l’union des étudiants de second cycle et des étudiants protestant contre la faible application des lois sur les agressions sexuelles, par exemple, avaient souvent « décoré » l’Alma Mater dans le cadre de leurs manifestations sur le campus. Aucun d’eux n’a été puni pour cela.

En fait, des activistes de Black Lives Matter sur le campus ont aussi décoré la statue en soutien à leurs protestations – et Columbia a utilisé cette photo dans le Columbia Magazine pour illustrer comment la communauté Columbia/Barnard était engagée dans cet important mouvement de justice raciale.

Peut-être le pire dans cette sanction de l’étudiante par l’université a résidé dans le fait que trois jours avant qu’ils lui envoient la lettre l’informant de la condamnation et de la sanction, elle avait prévenu l’établissement qu’elle devait se retirer de l’université pour des raisons de santé mentale et qu’elle partait déjà avec ses parents dans un autre État.

Un dernier exemple est encore plus choquant. Au début de février, un groupe d’étudiants a décidé de manifester lors d’une conférence qu’Hillary Clinton donnait à Columbia sur la violence genrée dans les conflits armés, en mettant en scène une sortie silencieuse de la salle de conférence. Ils ont choisi de protester contre cet événement à cause du soutien de longue date de Clinton au gouvernement israélien et sur la façon dont des accusations de violence sexuelle  ont été utilisées dans la structuration de la culpabilité et de l’innocence  depuis le 7 octobre.  Depuis des décennies, les étudiants s’engagent dans ce type de protestation sans que l’université n’en fasse matière disciplinaire. Ironiquement, Clinton elle-même a fait des déclarations sur les réseaux sociaux applaudissant les étudiants  qui ont organisé des sorties silencieuses de salles dans d’autres contextes. L’histoire mise à part, de nombreux étudiants ont été accusés de violations multiples du code disciplinaire pour avoir quitté la salle de cette conférence. Une étudiante, qui a reçu une lettre très ferme la menaçant du conseil de discipline, s’était levée et avait quitté la salle calmement parce qu’elle souffrait d’une grave crise d’asthme. Son amie est partie avec elle, préoccupée de la santé de l’étudiante. Une vidéo de sécurité montre l’étudiante récupérant son sac après avoir quitté la salle et en sortant son respirateur. Lorsqu’elle a écrit au bureau disciplinaire en demandant que l’accusation soit levée étant donné qu’elle ne faisait pas partie de la protestation et qu’au contraire elle avait eu un problème de santé, ils lui ont répondu par écrit que sa version des événements était « une description incomplète et fallacieuse de ce qui était arrivé ». Elle leur a répondu : « Vous ayant fait part de mon problème médical… comme explication de bonne foi pour ma conduite le 9 février 2024, pour que cette explication reçoive ensuite une réponse aussi hostile de (l’université), il est difficile d’éviter l’impression que je fais l’objet de représailles pour ma maladie ; c’est clairement de la part de Columbia la violation de sa propre politique d’EOAA (politique pour l’égalité des chances et de discrimination positive) de même que du droit local, de l’État et fédéral ».

Ce changement dans la réaction de Columbia aux protestations étudiantes a commencé au début de novembre lorsque l’université a pris une mesure sans précédent de  suspension de deux groupes d’étudiants, Jewish Voice for Peace (Voix Juive pour la Paix) et Students for Justice in Palestine (Étudiants pour la Justice en Palestine). (Le Syndicat de New York pour les Libertés Civiles et Palestine Legal ont récemment intenté une action en justice qui conteste la suspension des groupes). Peu après, la présidente de l’université, Minouche Shafik, a créé un groupe de travail sur l’antisémitisme  pour enquêter sur des cas d’antisémitisme sur notre campus et faire des recommandations pour des réponses institutionnelles à ce phénomène. (La promesse de monter un groupe de travail en vue d’enquêter sur des cas de biais envers les Musulmans, Arabes ou Palestiniens ne s’est pas matérialisée). Il a été demandé à plusieurs reprises au groupe de travail de clarifier sur quelle définition de l’antisémitisme il s’appuie dans son travail, mais il a refusé de répondre. Ce groupe est présidé par des personnes parmi les plus ardents sionistes des membres du corps enseignant de notre campus , l’ancien recteur de la faculté de droit, David Schizer, l’ancien directeur de l’école de journalisme Nicholas Lehman, et la professeure d’affaires publiques et de sciences politiques, Esther Fuchs ; et aucun de ses membres n’a une quelconque expertise académique dans l’étude de l’antisémitisme ni sur la façon dont les lois anti discrimination s’appliquent en contexte universitaire. Ces lacunes dans les connaissances sont pleinement mises en évidence dans le rapport que le groupe de travail vient de publier, dans lequel ils citent de façon erronée la loi anti-discrimination s’appliquant aux universités (Titre VI de la Loi sur les Droits Civils de 1964). Le rapport recommande avec force d’appliquer des mesures disciplinaires à tout discours ressenti par des étudiants juifs comme biaisé ou haineux, quelle qu’ait été l’intention de celui qui l’a porté ou quelle que soit la signification objective de la déclaration (s’agissant de « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre » par exemple). Cette norme est beaucoup plus stricte et donc plus contraignante en ce qui concerne la liberté de parole que le texte de la loi. Le Département de l’Éducation a clairement et récemment déclaré  que pour prouver la discrimination ou le harcèlement, il faut plus que montrer simplement que le discours était vécu comme douloureux par l’étudiant porteur de la plainte ; il faut au contraire que le discours soit « basé sur la totalité des circonstances (un discours ou une conduite de harcèlement, nécessairement), qu’il soit offensif subjectivement et objectivement et qu’il soit grave et généralisant au point de limiter ou nier la capacité de la personne à participer au programme ou à l’activité éducative du bénéficiaire ou en bénéficier ».

Des pressions très fortes pèsent sur Columbia pour que l’université soit encore plus agressive qu’elle ne l’a déjà été en disciplinant des mots et des conduites relevant de Ia définition de l’antisémitisme de l’Alliance Internationale pour la Mémoire de l’Holocauste , qui fait l’objet depuis longtemps de critiques  pour son amalgame entre la critique d’Israël et l’antisémitisme. En décembre dernier, trois présidents d’université ont été convoqués par un comité du Congrès et sommés de s’expliquer sur la raison pour laquelle ils ne sanctionnaient pas plus fortement le discours propalestinien sur leurs campus, que la présidente du comité, Élise Stefanik (de New York) considérait antisémite. La présidente de Harvard, Claudine Gay et la présidente de l’Université de Pennsylvanie, Liz McGill ont perdu leur emploi après cette audience. Le même comité a convoqué le Président Shafik de Columbia pour qu’il témoigne à la mi-avril, accompagné des coprésidents du conseil d’administration de Columbia. Parallèlement, deux procédures judiciaires distinctes ont été engagées contre Columbia et Barnard au motif que ces établissements n’ont pas travaillé suffisamment à combattre ce que la procédure nomme des « manifestations de foule, sit-ins et poursuite de manifestations féroces », citant que « des foules d’étudiants et d’enseignants pro-Hamas (qui) ont défilé par centaines sur le campus de Columbia ». Afin d’éviter toute mauvaise interprétation, (je précise 🙂 il n’y a eu aucune foule ( de quelque sorte que ce soit) sur notre campus et aucun des étudiants ou enseignants ayant exprimé leur solidarité avec les Palestiniens de façon générale ou avec les habitants de Gaza en particulier, n’a exprimé de soutien au Hamas.

Succombant à cette pression, Columbia s’est mis à poursuivre des membres de son corps enseignant, initiant des plaintes pour discrimination interne contre des enseignants propalestiniens, contrôlant les programmes pour censurer ce que les professeurs enseignent et les relevant de leur enseignement en cas de plaintes d’étudiants contre des professeurs employant des termes tels que « colonialisme de peuplement » ou « apartheid » au contexte israélien.

Tout cela montre clairement que Columbia est sous le poids d’un conflit d’intérêts persistant : d’un côté l’université est accusée dans deux procédures et par le Congrès de laisser s’installer un environnement horriblement antisémite (de leur point de vue) sur notre campus et des allégations selon lesquelles elle aurait sous- appliqué ses propres règles de conduite et la loi anti discrimination. D’un autre côté, l’université est responsable d’enquêter de façon impartiale et de statuer sur les accusations disciplinaires portées contre les étudiants et enseignants en lien avec leurs discours et manifestations propalestiniens. Ainsi, l’établissement est fortement incité, au vu des procédures et de la pression du Congrès, à sur-appliquer les règles contre les membres propalestiniens de notre communauté – afin de prouver qu’il fait tout ce qu’il peut pour éradiquer le discours et la conduite vécus par certains étudiants comme offensifs ou douloureux. Piégée par ces deux forces de gravitation, Columbia risque de violer ses propres principes fondamentaux, clairement inscrits sur le site de l’université : « Mais le rôle de l’Université n’est pas de protéger des individus de positions qu’ils trouvent importunes. L’Université est plutôt un lieu où la sagesse reçue et des points de vue fermement défendus sont à tester et à re tester, de façon que les membres de la communauté universitaire puissent écouter et se lancer mutuellement des défis. »

Maintenant plus que jamais, les universités devraient protéger et défendre leur rôle unique dans la société comme lieux pouvant générer et tenir des engagements dans des histoires complexes et des politiques qui sous-tendent la violence actuelle en Israël et à Gaza. Mais pas à Columbia et Barnard. Ce qui m’effraie plus que tout est ce que nous pourrions voir à un an d’ici, avec le retour de Trump à la Maison Blanche. Il a été clair sur une de ses premières priorités qui est de détruire les universités progressistes. Si cela se produit, l’administration de Columbia, les enseignants et les étudiants devront combattre ensemble – et ce combat sera largement plus difficile que ce à quoi chacun de nous est confronté aujourd’hui. Cela me fait mal, tout simplement, d’imaginer comment nous pouvons aller de là où nous sommes aujourd’hui – où Columbia et Barnard ont lancé la guerre contre leurs étudiants – jusqu’à former un front uni pour la défense de l’idée même d’université.

Katherine Franke est le professeur de droit de la chaire James L. Dohr de l’Université Columbia et la fondatrice et directrice du projet Le Droit, les Droits et la Religion.