Frappes sur des humanitaires à Gaza: la « grave erreur » d’Israël

Sept employés d’une organisation d’aide alimentaire américaine ont été tués par des tirs israéliens, un événement qui ravive la crainte des ONG

Jérusalem – correspondance – Dans une vidéo relayée sur les réseaux sociaux, le toit d’un véhicule de l’ONG américaine World Central Kitchen (WCK) apparaît percé d’un trou béant, à l’endroit de son logo en forme de poêle : l’impact d’un tir de drone qui n’aurait pas explosé. Un autre véhicule est complètement carbonisé.

Lundi 1er avril, au centre de la bande de Gaza, sept membres de différentes nationalités de l’organisation de distribution de nourriture ont été tués dans une frappe israélienne. Selon le quotidien israélien Haaretz, citant des sources sécuritaires, trois missiles ont été tirés, coup sur coup, contre le convoi de WCK: après la première frappe, le groupe d’humanitaires visés se serait réfugié dans le second véhicule, avant qu’il ne soit frappé à son tour. Blessés, les volontaires ont été tués par une troisième frappe alors qu’ils tentaient de se protéger dans la dernière voiture du convoi.

Dans un premier temps, l’armée israélienne a indiqué avoir visé un homme armé, que les militaires auraient repéré dans le hangar de l’ONG, mais qui n’aurait ensuite jamais rejoint le trajet. Mercredi, le chef de l’état-major israélien, le général Herzi Halevi, a reconnu, dans un message vidéo, que son armée avait commis « une grave erreur(…) qui a suivi une mauvaise identification de nuit, pendant une guerre, dans des conditions très complexes. Cela n’aurait pas dû se produire », a-t-il ajouté. La veille, le porte-parole de l’armée israélienne, Daniel Hagari, avait annoncé une « enquête au plus haut niveau » pour éclaircir les circonstances de ce qu’il désignait comme un « tragique accident».

Ces frappes sont validées par des salles de commandement où siègent militaires et juristes estimant le risque de dommages collatéraux. Les tirs mortels de lundi sont intervenus alors que le respect du droit humanitaire de la guerre par Israël a été interrogé ces dernières semaines devant la Cour internationale de justice de La Haye. La frappe a suscité des condamnations de la communauté internationale et ravivé les craintes des ONG venant en aide aux Palestiniens dans l’enclave. Mardi, le premier ministre, Benyamin Netanyahou, avait admis que l’armée israélienne avait « frappé des innocents de manière non intentionnelle », avant d’ajouter : « Cela peut arriver pendant une guerre. »

Coordonnées GPS transmises

« Notre convoi a été touché alors qu’il quittait l’entrepôt de Deir Al-Balah, où notre équipe avait déchargé plus de 100 tonnes d’aide humanitaire apportée à Gaza par le couloir maritime », a décrit l’organisation dans un communiqué publié sur son site, en précisant que ses coordonnées GPS avaient été transmises à l’armée israélienne pour que le convoi puisse être identifié sur le terrain. Les trois véhicules, dont deux blindés, se dirigeaient vers le centre logistique de WCK à Rafah, à la frontière entre la bande de Gaza et l’Egypte, précise Sean Carroll, le PDG d’Anera, partenaire de l’organisation dans la zone, joint par téléphone à Amman, en Jordanie.

En quelques mois, WCK, créée par le célèbre chef étoilé José Andrés en 2011, est devenue l’un des principaux acteurs humanitaires dans la bande de Gaza où plus de 32 000 Palestiniens ont été tués depuis le 7 octobre. Quelques jours après l’attaque du Hamas, l’organisation a installé son principal centre d’opérations au Caire, en Egypte, d’où ses membres ont commencé à piloter l’envoi d’aide par camions, à travers la région du Sinaï et le passage de Rafah. « Ils ont des ressources opérationnelles que je n’avais jamais vues jusque-là », précise Sean Carroll.

L’humanitaire américain raconte comment José Andrés et World Central Kitchen lui ont fourni une aide financière « à sept chiffres » moins d’une semaine après le début de la guerre, pour accélérer la distribution de repas. Depuis, les deux partenaires ont distribué « deux millions de repas par semaine dans toute la bande de Gaza », selon Sean Carroll.

Le 15 mars, l’ONG américaine a aussi livré pour la première fois de l’aide humanitaire par la mer. La construction d’une jetée de fortune, au sud de la ville de Gaza, doit permettre aux bateaux de l’ONG espagnole Open Arms, partenaire de l’opération, de délivrer quelques centaines de tonnes de nourriture. Mardi, suite à la mort des personnels de WCK, un deuxième navire chargé d’aide, qui se dirigeait vers l’enclave, a fait demi-tour vers Chypre.

Sur place, l’organisation du chef aurait « vingt fois plus de personnel » – environ dix employés et contractuels étrangers en rotation, et plus d’une centaine de volontaires locaux que d’autres ONG, dont Médecins sans frontières, raconte une humanitaire européenne, régulièrement présente dans la bande de Gaza et qui souhaite conserver l’anonymat.

Pour des discussions sur la logistique, WCK a plusieurs fois sollicité l’entreprise de sécurité privée Fogbow, sans forcément coordonner ses livraisons de nourriture avec cette structure proche du Pentagone. Composée d’anciens agents de la CIA ou de vétérans de l’armée américaine, la firme, qui facilite et sécurise des opérations humanitaires dans la zone depuis fin octobre, a mis l’ONG américaine en contact avec le Cogat (l’administration civile israélienne dans les territoires palestiniens occupés).

Pour mener à bien ses opérations humanitaires, José Andrés a établi des liens de confiance avec toutes les parties prenantes. Grâce à la distribution de nourriture aux déplacés israéliens qui ont fui les zones frontalières de la bande de Gaza après le 7 octobre, le chef hispano-américains’est imposé comme un interlocuteur privilégié pour l’Etat hébreu. Dans la bande de Gaza, une partie de ses contacts ont été noués à l’aide de l’ONG Anera. « WCK a beaucoup de facilités pour obtenir des autorisations en quelques heures alors que ça peut prendre des jours à d’autres structures », précise l’humanitaire européenne.

Ses meilleurs contacts, l’ONG les a développés à Washington, où José Andrés a construit son empire gastronomique composé d’une vingtaine de restaurants: ami de nombreux élus, démocrates et républicains, comme de Ron Klain, l’ancien directeur de cabinet du président Joe Biden, jusqu’en 2023, le chef étoilé peut « joindre directement, par texto » Antony Blinken, le secrétaire d’Etat américain, explique un ancien employé de I’ONG. D’autres contacts, auprès des autorités jordaniennes ou égyptiennes, lui permettent une efficacité sur le terrain. Mardi, depuis Paris où il était en visite, Antony Blinken a exhorté Israël à mener une enquête « rapide, complète et impartiale », insistant sur l’importance d’une protection pour le personnel humanitaire dans la bande de Gaza.

L’incident de lundi est survenu alors que la famine est imminente dans le nord de l’enclave, où 300 000 personnes restent encore bloquées, selon un communiqué du PAM du 18 mars. Cette zone, largement coupée du monde depuis l’offensive terrestre israélienne commencée fin octobre, subit de plein fouet la crise alimentaire. Celle-ci se trouve aggravée par un vide politique, avec l’élimination du Hamas en tant que gouvernement à Gaza,et par un vide humanitaire, car Israël limite sa coopération avec les ONG et institutions onusiennes.

« Situation de famine massive »

Le 26 mars, les autorités israéliennes ont annoncé qu’elles n’approuveraient plus le passage des convois alimentaires de l’UNRWA, l’agence onusienne d’aide aux réfugiés palestiniens, vers le nord de Gaza. Israël accuse des membres de l’organisation d’avoir participé à l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023.

Mais l’UNRWA n’est pas la seule touchée. Selon l’OCHA, autre agence de l’ONU qui coordonne l’aide humanitaire, les autorités ne laissent passer qu’une partie des missions d’aide au nord de l’enclave. Entre le 16 et le 29 mars, seule la moitié d’entre elles ont été autorisées à y accéder. « Pour Israël, il s’agit du démantèlement d’une entité – le Hamas – qui gouverne Gaza depuis près de vingt ans. Mais même si Israël levait toutes ses restrictions sur l’aide, cela serait insuffisant, surtout s’il n’y a pas de coordination avec toutes les organisations humanitaires, en premier lieu avec l’UNRWA. En conséquence, Gaza se retrouve dans cette situation de famine massive », estime Mairav Zonszein, analyste pour le groupe de réflexion International Crisis Group sur Israël-Palestine.

Après l’attaque de lundi, l’ONG américaine a annoncé la suspension immédiate de ses activités, tout comme Anera. « La pause durera le temps qu’il faut pour que notre personnel puisse se sentir en sécurité », précise Sean Carroll.

La mort de personnels humanitaires sous les frappes israéliennes s’est produite à plusieurs reprises depuis le début de la guerre. Anera, Médecins sans frontières ou encore le Croissant-Rouge palestinien ont perdu plusieurs employés ces derniers mois. Par ailleurs, 176 personnels de l’UNRWA ont été tués dans l’exercice de leurs fonctions ou à leur domicile.

« Il s’agit du plus grand nombre de travailleurs humanitaires tués dans un conflit depuis la seconde guerre mondiale », selon Juliette Touma, de l’UNRWA, pour qui « personne n’est en sécurité à Gaza. Toutes les lignes rouges ont été franchies dans cette guerre et par toutes les parties au conflit ».