Ce que j’ai vu à une conférence du Shin Bet à l’université hébraïque de Jérusalem

Après une séance de recrutement du Shin Bet, tous mes sens, éthiques et acdémiques, me disent qu’une institution universitaire ne devrait pas collaborer avec les services secrets où que ce soit que ce soit— et encore moins en Israël

C’était le troisième jour du semestre d’été. Assis sur les chaises au capitonnage coloré du Mexico Hall, un coquet auditorium du campus du Mont Scopus de l’université hébraïque de Jérusalem, des centaines d’étudiants étaient attentifs.

Les organisateurs firent quelques remarques introductives, exprimant leur satisfaction devant le grand nombre de personnes qui étaient venues à cette conférence. Puis un film d’action effréné fut diffusé sur le large écran derrière l’estrade, mettant en scène des postes de guet, des embuscades et des poursuites dans les collines et les rochers, les vergers et les maisons et les quartiers de Jérusalem.

Ensuite, un homme mince en chemise blanche, ses cheveux grisonnants coupés dans un style juvénile, se leva pour prendre la parole. Il commença par une question : « Est-ce que l’un d’entre vous sait où est Yatta ? »

Avant même que je puisse lever la main et m’écrier : »Je sais ! », il avait déjà répondu avec un sourire malin : « Seuls ceux dont les voitures ont été volées le savent surement ».

Mais lui, comme il le déclara fièrement, ne savait pas seulement où vivent ces voleurs de voitures, il connaissait chaque ruelle de cette ville, et de même à Hébron, sa voisine à l’est, mieux qu’il ne connaissait la rue Dizengoff, une des artères principales de sa ville natale de Tel Aviv.

L’écran dans son dos proclamait en grosses lettres : « Le service municipal de l’emploi pour les diplômés et les étudiants et le service de sécurité du Shin Bet vous souhaitent la bienvenue ». Il proclamait aussi : « Une journée pour mettre en lumière les parcours professionnels dans le Shin Bet. » Et « Le Shin Bet recherche des gens qui recherchent du sens ».

Cette phrase — « Le Shin Bet recherche des gens qui recherchent du sens » — était aussi l’en-tête du courriel que l’université m’avait envoyé.

« Etudiants, salut », disait le message. « Si vous pensez que vous avez ce qu’il faut pour travailler pour le Shin Bet, cette conférence est poue vous ! Venez écouter des personnes clés du Shin Bet vous parler des parcours professionnels possibles. Et, plus important, comment vous pouvez les rejoindre. En plus de recevoir des informations, vous pourrez avoir des conversations individuelles et soumettre vos CV pour des emplois excitants dans une variété de domaines : le renseignement, les opérations et la sécurité, la technologie et bien d’autres. En prime, une fascinante affaire clandestine sera discutée. Pour participer à l’événement, une inscription préalable est requise. Premier arrivé, premier servi. »

Le calendrier des événements sur le site web de l’université déclarait aussi : « L’université hébraïque est heureuse de vous inviter à une journée mettant en lumière le Shin Bet ». Donc tout marche parfaitement, ai-je décidé. Et je me suis inscrite. Par la suite, j’ai reçu une confirmation et plusieurs rappels et mises à jour, et je suis venue, au temps et au lieu indiqués, avec mon stylo et mon carnet.

Je n’ai pas été désappointée. Dans le spacieux hall, visible de tous derrière ses murs de verre, un repas somptueux et succulent était servi. Et toutes les autres promesses de l’invitation ont été tenues.

La conférence a duré plus de deux heures, et je ne me suis pas ennuyée un instant. L’événement était parfaitement organisé et très stylé.

Le personnel du Shin Bet — une femme et quatre hommes— étaient vêtus d’impeccables chemises blanches et le principal orateur, un homme mince, a exposé de manière charmante les qualités intellectuelles, pédagogiques et psychologiques, et les qualifications professionnelles requises pour une affectation clé dans une des positions nombreuses et variées du Shin Bet (qui étaient affichées sur l’écran à l’aide de magnifiques illustrations) ; l’intérêt, les défis et les grandes satisfactions offerts par le travail ; les conditions flexibles, qui sont bonnes pour les étudiants ; l’excellente formation donnée à ceux qui sont acceptés ; et les occasions de s’élever dans la hiérarchie. Il a illustré ses affirmations d’histoires fascinantes.

Il a décrit à quoi pouvait ressembler une journée de travail au Shin Bet. Le matin, le coordinateur de terrain (« coordinateur de terrain » est un rôle central, le sommet d’une carrière de 27 ans de l’orateur dans l’organisation) fournit aux branches logistiques des renseignements sur le changement de comportement de Joe Schmo.

Il reçoit ces renseignements de ses informateurs dans la région (parents, voisins, rivaux —il faut une grande intelligence émotionnelle et des talents de communication pour les recruter, parce que, vous devez comprendre, « vous avez besoin de savoir comment vous poussez une personne à faire quelque chose d’irrationnel, quelque chose qu’elle ne veut pas faire »).

Ce Joe Schmo passe beaucoup de temps à la mosquée récemment. Il écrit sur Facebook qu’il en a marre de la vie. Son père est au chômage. Il a même acheté un couteau. L’après-midi, ces données sont rassemblées, traitées et analysées, en utilisant les technologies les plus avancées au monde (des connaissances préalables, comme des études en informatique, par exemple, sont nécessaires pour les utiliser, et le Shin Bet fournit une formation spéciale).

L’histoire peut se terminer bien ; le type était juste déprimé ou il a juste acheté un couteau de cuisine. Mais s’il advient qu’il y a des chances pour qu’il planifie une attaque terroriste, alors ils l’arrêtent chez lui la nuit même et l’emmènent pour l’interroger.

Avant 9h le lendemain matin, le type a avoué (l’interrogateur ne doit pas seulement être extrêmement intelligent, intellectuellement et émotionnellement, mais aussi créatif parce qu’ils connaissent déjà les techniques d’interrogation, donc il doit être capable d’inventer de nouvelles tactiques pour forcer la personne à fournir des renseignements contre son gré).

A la fin d’une telle journée de travail, vous, les membres du Shin Bet, entièrement dévoués à sauver des vies, vous retournez à la maison, vers votre famille, votre conjoint, vos enfants, sachant que vous apportez quelque chose à l’Etat d’Israël, à la défense de sa sécurité et de sa démocratie.

Oui, c’est ce qu’il a dit —sa démocratie — et il a insisté sur le fait que l’organisation dépend directement du cabinet du Premier ministre. Une vague de murmures a parcouru la salle. Respect ? Ou scepticisme ? Impossible à dire.

La conférence s’est achevée, en tout cas, par des applaudissements. Les porteurs de chemise blanche ont quitté l’auditorium et, comme promis, ont pris position dans le hall pour que d’éventuels candidats puissent leur parler en tête-à-tête.

Lorsque je suis partie, ils étaient entourés de dizaines d’étudiants. Je suis revenue à la maison, et j’étais hors de moi, stupéfaite de ce que j’avais vue et entendu dans le Mexico Hall, dans la forteresse universitaire des hauteurs du Mont Scopus.

J’étais particulièrement sidérée de ce que je n’avais pas vu, ou entendu, et que j’avais vu et entendu pendant toutes ces années dans les tribunaux militaires d’Ofer et les ruelles de Yatta and Hebron, depuis la destruction méthodique de la société palestinienne en Cisjordanie par la tentation, la menace, le retournement des gens contre leurs proches à la torture dans les locaux d’interrogatoire du Shin Bet. J’ai documenté toutes leurs méthodes en parlant aux victimes, me suis-je dit, et voici qu’elles me sont présentées comme une parfaite production pour relations publiques, sous le parrainage de l’université hébraïque de Jérusalem. Et personne ne proteste, ne désapprouve à haute voix, ou n’interrompt cette détestable conférence.

Il serait approprié d’appeler à un boycott universitaire de l’université hébraïque et de ses enseignants, que le code déontologique le permette ou non, pour cette collaboration avec les services de sécurité du Shin Bet. Tous mes sens, éthique, esthétique et académique —comme diplômée et actuelle étudiante de l’université — me disent qu’une institution universitaire ne devrait pas collaborer avec les services secrets, où que ce soit, et encore moins en Israël, à la lumière de la situation d’aujourd’hui.