« Aucune règle » : les médecins de Gaza disent qu’ils ont été torturés, battus et humiliés lors de leur détention israélienne

Les travailleurs de santé sont protégés selon le droit international, et pourtant des centaines d’entre eux ont été emprisonnés pendant la guerre. Quelques-uns des médecins les plus chevronnés de Gaza parlent maintenant de la violence et des mauvais traitements auxquels, ils disent avoir été confrontés.

Dr Issam Abu Ajwa était en plein milieu d’une opération chirurgicale d’urgence sur un patient souffrant d’une grave blessure abdominale, à l’hôpital al-Ahli Arabi au centre de Gaza quand les soldats sont venus le chercher.

« Je leur ai demandé ce qu’ils faisaient dans le bloc opératoire », dit-il. « Un des soldats m’a désigné et a dit : ‘Êtes-vous le docteur Issam Abu Ajwa?’ J’ai répondu : ‘Oui, c’est moi’. Et alors les coups ont commencé. »

Toujours dans sa blouse de chirurgien, Abu Ajwa, 63 ans, dit qu’il a été traîné hors du bloc opératoire avant d’être menotté, les yeux bandés, et d’être déshabillé.

Il a ensuite été poussé dans un camion militaire, avec des médecins, des infirmiers et et d’autres membres du personnel médical et conduit hors de l’hôpital. Moins de 24 heures plus tard, il était dans un établissement de détention en Israël, commençant ce qu’il décrit comme des mois de violence brutale et constante et de mauvais traitements.

« Il n’y avait aucune règle », dit-il.

Pendant les interrogatoires, il dit qu’il a été torturé et frappé. « Ils m’ont jeté au sol. L’un d’eux me frappait sur la tête pendant qu’un autre élargissait mon oreille pour y verser de l’eau », dit-il.

« Il y avait des toilettes [dans la salle d’interrogatoire] … [Ils] ont pris la brosse des toilettes et m’ont dit ‘aujourd’hui nous allons te brosser les dents’. J’étais ligoté, avec un bandeau sur les yeux et trois ou quatre d’entre eux ont tenu mon visage, l’ont coincé et se sont mis à frotter. »

Abu Ajwa dit qu’ils lui ont cassé des dents : « Ils n’ont aucune humanité. »

Selon le droit international, les travailleurs de santé comme Abu Ajwa devraient être protégés des attaques des parties en guerre et autorisés à continuer à fournir des soins médicaux à tous ceux qui en ont besoin.

Pourtant, au moment où le cessez-le-feu de janvier est entré en vigueur, plus de 1000 membres du personnel médical dans tout Gaza avaient été tués et beaucoup d’hôpitaux bombardés et réduits à des décombres – des attaques qui, selon les conclusions d’une commission du Conseil des droits humains des Nations Unies revenaient à commettre des crimes de guerre.

Des centaines d’autres membres du personnel médical qui ont survécu aux frappes aériennes et aux attaques au sol ont été arrêtés, transférés illégalement de l’autre côté de la frontière et ont disparu dans des prisons israéliennes, dont des dizaines de médecins.

Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), 297 médecins, infirmiers, ambulanciers et autres membres du personnel médical de Gaza ont été détenus par Israël pendant la guerre.

L’ONG médicale palestinienne Healthcare Workers Watch dit qu’elle pense que le nombre est un peu plus élevé et qu’elle a vérifié que 339 travailleurs de santé de Gaza ont été détenus par l’armée israélienne, parmi lesquels au moins 160 sont encore à l’intérieur de prisons israéliennes.

Dans des interviews avec The Guardian et Arab Reporters for Investigative Journalism [Reporters arabes pour le journalisme d’investigation, ARIJ], huit des médecins les plus chevronnés de Gaza ont donné des témoignages poignants sur la torture, les passages à tabac, la faim et l’humiliation dont ils disent avoir souffert pendant des mois de détention.

Tous ceux qui ont été interviewés disent qu’ils ont été ciblés parce qu’ils étaient médecins. La plupart ont été arrêtés à l’intérieur des hôpitaux, pendant qu’ils y travaillaient ; d’autres ont été tirés hors d’ambulances ou détenus à des checkpoints après avoir été identifiés comme travailleurs de santé. Tous ces médecins interviewés ont été détenus selon la loi israélienne illégale des Combattants, qui accorde à l’armée israélienne des pouvoirs étendus pour détenir quiconque, de Gaza, pourrait selon elle constituer une menace pour la sécurité.

Quelques-uns, dont Abu Ajwa, croient qu’ils ont été spécialement ciblés pour subir les violences extrêmes des gardiens et des interrogateurs des prisons parce qu’ils étaient médecins.

« Un des interrogateurs de rang supérieur avait donné des instructions selon lesquelles, parce que j’étais un chirurgien consultant chevronné, ils devaient travailler dur pour s’assurer que je perde [l’usage de mes mains] et que je sois incapable d’opérer », dit-il.

Il dit qu’il a été menotté 24 heures par jour et que les interrogateurs utilisaient des planches avec des chaînes pour contenir ses mains plusieurs heures de suite. « Ils disaient qu’ils voulaient s’assurer que je ne puisse jamais retourner au travail. »

Aucun des médecins interviewés n’a reçu d’explication sur les raisons de sa détention. Tous ont été relâchés sans accusation après des mois d’emprisonnement.

Le Bureau des droits humains des Nations Unies a dit que la détention en masse des travailleurs de santé a eu un impact catastrophique sur les civils, déniant aux blessés et aux patients malades — ainsi qu’au personnel médical junior— l’accès à des décennies de compétences médicales de la part du personnel chevronné et que cela a été un facteur clair contribuant à l’effondrement presque total du système de soins de Gaza.

« Israël doit immédiatement relâcher tous ceux qu’il détient arbitrairement, en particulier le personnel médical, et il doit mettre fin à toutes les pratiques qui équivalent à des disparitions forcées, à de la torture ou à d’autres mauvais traitements », ont déclaré les Nations Unies au Guardian. « Ceux qui sont responsables de crimes selon le droit international doivent rendre des comptes. »

Dr Mohammed Abu Selmia, directeur de l’hôpital al-Shifa dans le nord de Gaza, a été arrêté à un checkpoint alors qu’il voyageait avec un convoi de patients dans des ambulances, après que l’armée israélienne lui a dit d’évacuer l’hôpital en novembre 2023.

« Quand je leur ai dit mon nom, ils ont pointé leurs armes vers moi, avec leur laser de visée vers mon visage et ma poitrine et j’ai été immédiatement arrêté — comme s’ils m’attendaient, comme s’ils avaient saisi le gros lot », dit-il.

« Ils m’ont frappé avec des crosses de fusils et des chaises », dit-il. « Ensuite, ils ont versé du sable sur ma tête et fourré de la terre dans ma bouche.

« J’étais sur le sol à genoux avec un bandeau sur les yeux et ils m’ont frappé —après cela j’ai été mis dans un véhicule, moi-même et beaucoup d’autres, empilés les uns au-dessus des autres d’une façon humiliante et dégradante », dit-il. « Tous hurlaient, tous criaient ‘nous ne savons pas où nous allons’ ». Les coups étaient constants. »

Tous les médecins interviewés par The Guardian et ARIJ ont rapporté le même schéma d’identification, de détention, de transfert vers Israël et d’incarcération et ensuite les déplacements à de nombreuses reprises entre des prisons dirigées par Israël au cours de leur captivité.

Dans ces établissements ils disent qu’ils ont été soumis à des traitements terrifiants et inhumains, en particulier qu’ils ont été frappés constamment et maintenus dans des positions de tension pendant des heures, avec de la musique très forte constamment pour les empêcher de dormir.

‘Franchement, peu importe à quel point je parle de ce que j’ai vécu en détention, c’est seulement une fraction de ce qui est vraiment arrivé, dit Abu Selmia.

« Je parle des matraquages, des coups avec des crosses de fusils et des attaques par des chiens. Il y avait peu de nourriture, voire pas du tout, pas d’hygiène personnelle, pas de savons à l’intérieur des cellules, pas d’eau, pas de toilettes, pas de papier toilette … J’ai vu des gens y mourir. »

« Chaque jour est une humiliation, chaque jour est une dégradation. Là-bas vous êtes seulement un numéro, vous n’êtes pas un directeur d’hôpital ni un être humain. J’ai été frappé si durement que je ne pouvais plus utiliser mes jambes, ni marcher. Aucun jour ne se passait sans tortures. »

Dans leurs témoignages, les médecins disent qu’on leur a aussi refusé nourriture et eau, certains étant forcés de manger du dentifrice à défaut d’autre chose. Ils ont dit qu’ils n’étaient pas autorisés à se laver, ni à changer de vêtements, parfois pendant des mois de suite.

Dr Mahmoud Abu Shehada, chef du service de chirurgie orthopédique à l’hôpital Nasser, a été arrêté à son travail le 16 février 2024. « On a dit à tout le personnel médical de partir. Nous [avons été] alignés entre le bâtiment administratif et le vieux bâtiment Nasser », dit-il.

« Nous avons été soumis à des passages à tabac sévères du vendredi après-midi jusqu’aux petites heures du samedi matin. Cela a été une nuit brutale d’attaques et de mauvais traitements. Nous avons été entièrement déshabillés ; il faisait froid et ils nous ont aspergés délibérément d’eau froide. »

Abu Shehada a passé environ trois mois dans différents centres de détention, où il dit avoir souffert « d’humiliations et de torture quotidiennes » avant d’être transféré dans la prison israélienne du désert du Néguev.

« Dans la prison du Néguev, les détenus souffraient de maladies de peau, de gale et d’infections sévères avec du pus et des écoulements sur la peau », dit-il.

« Après un moment, l’infection s’est étendue à nous. La faiblesse physique et la fatigue prenaient le dessus au point que beaucoup d’entre nous pouvaient à peine tenir debout. »

Dr Bassam Miqdad, chef du service de chirurgie orthopédique à l’Hôpital européen de Gaza, a été emprisonné après avoir été arrêté à un checkpoint militaire et il a passé sept mois dans des prisons israéliennes.

« Il y avait des infirmiers et des médecins israéliens, mais ils ne nous regardaient même pas », dit-il. « J’ai vu des gens avec des membres brisés et les gardiens les trainaient tout autour. Ils demandaient « où cela fait-il mal ? » et ensuite vous frappaient sur cette blessure. »

Miqdad a dit qu’il trouvait très difficile de raconter la violence et les humiliations auxquelles il a été soumis dans les prisons israéliennes.

« Ce n’était pas seulement les passages à tabac [mais] la façon dont ils nous traitaient comme si nous n’étions pas humains », dit-il. « Dans la prison Nafha, ils ne cessaient de nous dire de hurler comme des chiens. »

Dr Ghassan Abu-Sittah, maître de conférences palestino-britannique en chirurgie qui a été volontaire comme médecin à Gaza pendant les premiers mois de la guerre, dit que l’impact psychologique de la nature « performative » de l’humiliation et de la torture du personnel médical chevronné dans les prisons est « au-delà de l’épouvantable ».

« Ce sont quelques-uns des plus membres les plus vénérés, les plus respectés et chevronnés de leurs communautés », dit-il. « Ce n’est rien d’autre qu’une tentative délibérée pour soumettre et violer l’ensemble de la société gazaouie. »

À ce jour, deux des médecins les plus chevronnés de Gaza sont morts dans des prisons israéliennes. Dr Iyad al-Rantisi, obstétricien et gynécologue consultant à l’hôpital Kamal Adwan, est mort à la prison Shikma.

Dr Adnan al-Bursh, chef du service d’orthopédie à l’hôpital al-Shifa, est mort peu après avoir été transféré à la prison Ofer en avril 2024, des anciens détenus affirmant qu’il est mort sous la torture et qu’il avait subi de graves violences sexuelles dans les heures précédant sa mort.

Des rapports de torture, de violence et de mauvais traitements psychologiques des travailleurs de santé ont été vérifiés par les Nations Unies et publiés dans des rapports par des organisations comme HWW, Human Rights Watch et Physicians for Human Rights Israel.

Dans un rapport de HWW en octobre 2024, des travailleurs de santé qui avaient été enfermés à l’intérieur d’établissements de détention israéliens ont témoigné qu’ils avaient été électrocutés, pendus par les bras au plafond, attaqués sexuellement et que leurs parties génitales avaient été mutilées.

Un médecin a dit à The Guardian et à ARIJ qu’il avait été témoin d’attaques sexuelles lorsqu’il était détenu en Israël et qu’il avait essayé d’aider à soigner un travailleur de santé violé par les gardiens de prison.

« Un prisonnier … a eu un bâton inséré dans le corps », a dit Dr Khaled Serr, chirurgien de l’hôpital Nasser, qui a été détenu dans des prisons israéliennes pendant plus de six mois avant d’être relâché sans accusation.

« L’attaque a été si violente qu’elle a déchiré gravement des muscles de son rectum. Même après sa libération, il continue de souffrir. Nous l’avons opéré à de multiples reprises, mais sans succès. »

Prof. Nick Maynard, consultant en chirurgie chevronné des hôpitaux d’Oxford, et qui a travaillé dans des hôpitaux de Gaza pendant la guerre, a dit que la détention arbitraire de centaines de membres du personnel médical dans les prisons israéliennes établit un précédent « effrayant ». 

« Nous venons juste d’être témoins d’une guerre dans laquelle des centaines de membres du personnel médical, dont quelques-uns des plus expérimentés de Gaza, ont été arrachés à leurs patients et jetés dans des prisons pendant des mois de suite et torturés en toute impunité, en violation des conventions de Genève et d’autres lois humanitaires », dit-il.

« C’est une tentative délibérée pour terroriser, vider et handicaper le personnel de santé déjà épuisé et traumatisé. Cela aura inévitablement conduit à la mort de nombreux civils », dit le professeur.

Des images satellite du 9-20 décembre 2023 révèlent des murs de terre érigés pour entraver les déplacements vers l’hôpital et fournir une couverture aux soldats, aux barrages et aux activités militaires tout autour, ce qui de fait empêchait quiconque d’accéder à l’établissement médical ou d’y livrer des médicaments et de la nourriture.

Israël a défendu ses attaques contre le système de santé de Gaza en affirmant que les hôpitaux étaient utilisés par le Hamas comme commandement militaire ou centres d’opérations.

Selon le droit international, des établissements de soins peuvent perdre leur statut protégé et devenir des cibles militaires s’ils sont utilisés pour des actions « dommageables à l’ennemi ».

Le Haut Commissaire des Nations Unies pour les droits humains, Volker Türk, a dit : « Si ces allégations étaient vérifiées, cela soulèverait de sérieuses inquiétudes, à savoir que des groupes palestiniens armés ont utilisé la présence de civils pour se protéger intentionnellement des attaques, ce qui équivaudrait à un crime de guerre. »

« Cependant, seules des informations insuffisantes à confirmer ces allégations ont été jusqu’à présent rendues disponibles, informations qui sont restées vagues et générales, et dans certains cas semblent contredites par l’information disponible publiquement. »

The Guardian a transmis toutes les allégations des médecins relatives à leur détention aux Forces de défense israéliennes (FDI) qui n’ont pas répondu sur les cas individuels mais ont fourni une déclaration générale dans laquelle il est dit qu’elles « opéraient pour restaurer la sécurité des citoyens d’Israël, ramener les otages chez eux et réaliser les objectifs de la guerre tout en opérant selon le droit international.

Pendant les combats dans la Bande de Gaza, des suspects d’activités terroristes ont été arrêtés. Les suspects pertinents ont été emmenés en détention et interrogés en Israël. Ceux qui ne sont pas impliqués dans une activité terroriste ont été relâchés dans la Bande de Gaza aussi vite que possible. »

Les FDI disent avoir fourni à chaque détenu des vêtements, un matelas, de la nourriture et des boissons régulièrement, et qu’ils ont eu accès à des soins médicaux. Ils ont dit que le fait de menotter les détenus est en accord avec les politiques des FDI. Ils sont informés d’incidents où des personnes sont mortes en détention et des enquêtes sont menées sur chacun de ces décès.

« Les FDI agissent en accord avec le droit israélien et international pour protéger les droits des détenus en prison et dans les établissements d’interrogatoire », ont dit les FDI.

Pour les familles de ces médecins qui ont disparu en détention, l’absence d’information sur leurs proches est une agonie quotidienne.

En décembre, les autorités israéliennes ont été confrontées à une condamnation internationale pour l’arrestation du pédiatre Hussam Abu Safiya, directeur de l’hôpital Kamal Adwan dans le camp de réfugiés de Jabaliya à Gaza, qui a été vu pour la dernière fois dans un enregistrement d’un drone israélien, dans sa blouse blanche, marchant au milieu des décombres de son hôpital vers une ligne de tanks israéliens. Sa famille dit qu’il a été détenu dans le tristement célèbre camp de détention de Sde Teiman. Les autorités israéliennes disent qu’elles le soupçonnent d’être un militant du Hamas.

Un avocat représentant Abu Safiya a été autorisé la semaine dernière à rendre visite au médecin à la prison Ofer pour la première fois et a dit que Abu Safiya avait été torturé, frappé et qu’on lui avait refusé un traitement médical.

« Nous sommes profondément inquiets sur son sort étant donné qu’il était déjà blessé [quand il a été emprisonné] », dit son fils Elyas Abu Safiya, qui a fait campagne pour sa libération. « Nous vivons en état de choc. »

Dr Ahmad Mhanna, directeur de l’hôpital al-Awda au nord de Gaza, a passé en détention israélienne plus d’un an, sans accusation.

En novembre dernier, Mhanna a pu dicter une lettre à sa famille.

Il y écrit à sa femme : « Tu me manques tellement et j’attends le moment où je pourrai te voir ainsi que les enfants. J’ai tellement de projets, pour de choses à faire ensemble une fois que je serai sorti de prison.

Je veux que tu restes forte. Je sais que le fardeau est lourd, mais tu peux le gérer, j’ai une confiance complète en toi. Je t’aime énormément. »

Depuis qu’il a été libéré de prison, Abu Ajwa n’a pas réussi à arranger ses dents cassées, mais il est retourné au travail dans le système de santé brisé de Gaza.

« Quant à l’interrogateur qui était déterminé à faire que je perde toute sensation dans mes mains, je lui dis : ‘Qu’importe ce que tu fais … Je suis médecin et j’exercerai ma profession. Je continuerai toujours, jusqu’à mon dernier souffle, à être dans le bloc opératoire. »

Reportage additionnel de Kaamil Ahmed, Zarifa Abou Qoura et Aseel Mousa