À Strasbourg, le boycott d’une université israélienne n’en finit pas de diviser

Premier établissement français à voter la fin d’un partenariat avec une université israélienne, Sciences Po Strasbourg a finalement fait machine arrière en décembre. Depuis, un conflit larvé oppose étudiants, professeurs et direction, et le dialogue semble s’être rompu.

Strasbourg (Bas-Rhin).– Le pique-nique terminé, un cercle se forme à l’ombre du « Cardo », le bâtiment qui accueille les étudiant·es de l’Institut d’études politiques (IEP) de Strasbourg, alias Sciences Po. « C’est une guerre de tranchées, on doit être plus obstinés qu’eux », lance un des participant·es au blocage de l’établissement du matin du 26 février. Il plaide pour poursuivre la mobilisation débutée le 27 janvier. « On va se mettre trop de gens à dos », rétorque un autre, partisan d’une sensibilisation lors de la journée portes ouvertes de l’établissement de samedi, plutôt qu’un blocage.

Le « comité Palestine » est en tout cas uni autour de la même revendication : la suspension du partenariat de Sciences Po Strasbourg avec l’université privée israélienne Reichman, accusée d’être un soutien tacite de la politique de Nétanyahou dans la guerre à Gaza. Un mot d’ordre résumé sur un drap tendu entre les poubelles et les grillages qui entravent l’entrée du lieu d’étude : « Décolonisons nos universités ».

La suspension avait été en réalité acquise, sans blocage ni manifestation, dès juin 2024. Au conseil d’administration de l’école, une motion déposée par la liste étudiante Solidarités étudiantes, considérant que l’université Reichman tenait des positions « profondément bellicistes et dénuées de toute perspective humaniste, pacifiste et critique au regard de la guerre en cours à Gaza », l’avait emporté.

À l’époque, la décision est une première pour une université française. Rendue publique en octobre, elle provoque un tollé, faisant réagir jusqu’au ministre des affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, qui qualifie la décision d’« affligeante ».

Directeur de l’IEP, Jean-Philippe Heurtin s’oppose lui-même à cette décision « honteuse », l’assimilant à « nier le droit à l’existence de l’État d’Israël ». Le 18 décembre 2024, à son initiative, une nouvelle motion est déposée en conseil d’administration (CA) pour rétablir ce partenariat. Il mobilise cette fois-ci les personnalités extérieures siégeant au conseil – qui avaient choisi de ne pas prendre part au vote en juin – pour l’emporter.

« Un déni de démocratie » pour Naïs et Quentin, en première année de licence, que cette « tambouille » a convaincus de rejoindre la mobilisation. Dès la fin janvier, l’établissement est bloqué et cinq professeur·es élu·es au CA démissionnent de leurs sièges, en soutien aux étudiant·es du comité Palestine.

Ce matin d’assemblée générale,Valérie Lozac’h, professeure de science politique, improvise une rencontre avec ses étudiant·es, les cours se tenant désormais à distance. Elle développe : « La direction a refusé le débat sur le fond. Ce n’est pas une position militante, on a fait des recherches jamais prises en compte qui documentent la proximité de cette université, qui est en réalité une académie proche du pouvoir. »

« Dans toute forme de démocratie, dès lors qu’un vote s’est fait dans une situation de malinformation, il est légitime de la convoquer à nouveau », rétorque le directeur de l’IEP à Mediapart. En juin puis en octobre, pourtant, les professeur·es mobilisé·es et le comité ont réuni plusieurs documents transmis au CA, qui soulignent selon eux « l’engagement actif » de l’université Reichman en particulier dans un conflit « qui conduit au massacre de dizaine de milliers de civils ».

Parmi les faits soulignés, la remise d’un titre honorifique de la part de l’université au général Yisrael Shomer, dont « l’héroïsme pour sauver des Israéliens lors des attentats du 7-Octobre n’efface pas le meurtre d’un jeune Palestinien de trois balles dans le dos qu’il a commis en 2015 », ou le courrier du directeur de l’université Reichman, estimant que son pays menait « une guerre de défense juste, légitime et morale ».

Dans cette missive, approuvée par la direction de l’IEP, le représentant de l’université Reichman commente la situation strasbourgeoise. Il estime qu’il est « légitime de critiquer le gouvernement israélien et la direction de l’armée sur la manière de mener cette guerre. Mais de là à offrir une tribune académique aux éléments radicaux pour boycotter une université israélienne en raison de son soutien au droit d’Israël à défendre ses citoyens après avoir été brutalement attaqué, il y a une grande différence ».

Un étudiant blessé

La tension s’est amplifiée après qu’un étudiant a été admis aux urgences à la suite d’une intervention policière, le 10 février. Les forces de l’ordre répondaient à la demande du président de l’université de faire cesser le blocage. Le lendemain des faits, les policiers sont entrés dans le bâtiment pour évacuer des membres du comité Palestine présents dans un amphithéâtre.

« La police, c’est une ligne rouge qui a radicalisé le mouvement », commente Vincent Dubois, autre professeur mobilisé, qui a vu de nouveaux collègues prendre part au conflit en réaction. Après l’événement, la fermeture administrative du bâtiment a été prononcée pour une semaine, mais les assemblées générales étudiantes ont continué de rassembler jusqu’à plus d’une centaine d’étudiant·es. 

De part et d’autre, l’attention médiatique autour de ce conflit a crispé les relations. Le 11 février, l’eurodéputé François-Xavier Bellamy s’est rendu devant l’établissement pour dénoncer le blocage, entouré de caméras de télévision.

« On s’est fait traiter d’antisémites alors qu’il était accompagné de sympathisants de l’UNI [Union nationale inter-universitaire – ndlr] qui, eux, le sont pour de vrai ! »,se désole Clara*, en référence à l’affaire qui a émaillé quelques jours plus tôt la section locale du syndicat d’extrême droite, accusée d’avoir créé des jeux de cartes à l’imagerie antisémite. 

Le directeur Jean-Philippe Heurtin a quant à lui vu son nom tagué sur les murs proches de l’établissement. Des étudiants mobilisés l’ont effacé eux-mêmes, affirmant n’en être pas à l’origine. 

Dialogue bloqué

« Il y a beaucoup de ressentiment chez les étudiants. Ils ont été diabolisés et leur cause est considérée comme non légitime », a résumé un professeur lors d’une réunion interne tenue mercredi 26 février, qui a réuni les enseignant·es, le personnel administratif et la direction, dontMediapart a pu consulter un compte rendu.

Il participe à un groupe de médiation d’enseignant·es, pour tenter de sortir d’une crise, où « le manque de dialogue » est imputé à la direction. « Nous sommes ouverts à la discussion. Ce sont les bloqueurs qui ont quitté la table des négociations », maintient Philippe Heurtin, proposant la création d’un comité éthique d’évaluation des partenariats. 

L’idée avait toutefois bloqué jusqu’ici, notamment sur la question de la nature des membres qui composeraient l’instance. Estimant impossible de trouver un compromis sur ce point, le comité étudiant a proposé une autre solution, celle d’une consultation référendaire sur l’université Reichman, de tous les membres de Sciences Po Strasbourg. Option directement refusée par la direction. « Restez à votre place d’étudiants ! », a lancé froidement le directeur adjoint lors des pourparlers.

Un énième signe de « mépris » pour la délégation étudiante. « Ils nous montrent que Sciences Po Strasbourg, c’est eux, ce n’est pas nous. Il y a une sorte de dépossession de nos lieux d’études, de nos études », déplore Yannis. « C’est nous qui allons potentiellement faire des semestres là-bas, on a notre mot à dire », abonde Julian. 

Valentine est quant à elle allée il y a deux ans en échange à l’université Reichman. Venue rendre visite aux étudiant·es mobilisé·es, elle témoigne avoir vu sur place « une propagande » pour l’armée israélienne et les services de renseignement, avec une importante proportion des étudiant·es qui sont des soldat·es réservistes. Elle critique le fait que l’IEP ne prépare pas ses étudiant·es « à partir dans un pays en guerre constante »

Après sept mois de conflit larvé, le directeur de l’IEP espérait que le conseil des formations et de la vie universitaire de l’université de Strasbourg pourrait trancher la question. Refus catégorique du président. « La décision revient à l’IEP, et il l’a déjà prise en décembre. Le vote de juin n’a aucune valeur juridique », balaie Michel Deneken, pour qui la motion proposée par le directeur fait foi. « Que les étudiants de Sciences Po respectent la démocratie », ajoute-t-il, non sans cynisme. Les tensions sont encore loin de retomber. 

Clément Rabu