Apartheid boycott culturel : alors et maintenant

Cet essai est basé sur une conférence du même nom que j’ai donnée au Southbank Centre de Londres le18 juillet 2015 dans le cadre d’une série d’événements marquant le « Week-end Mandela ».

En mai 2002, un article de sa correspondante Amira Hass est sorti dans le journal israélien Haaretz, à la suite du retrait de l’armée israélienne du Ministère de la culture de Ramallah. Le contexte était une attaque à grande échelle et l’invasion des grands centres urbains de Cisjordanie par l’armée israélienne, quelques 18 mois dans la deuxième Intifada – un soulèvement brutalement écrasé par Israël.

Le Ministère palestinien de la culture fut un des nombreux bâtiments privés et publics occupés par les soldats israéliens et transformés en bases militaires temporaires, en centres d’interrogatoire et en postes de surveillance. Une fois l’armée redéployée ailleurs, les Palestiniens et les journalistes eurent l’occasion d’estimer les dommages. Amira Hass écrivit ceci :

«Dans le Département pour le développement artistique des enfants, les soldats avaient sali tous les murs avec de la gouache et détruit les peintures des enfants accrochées là. Dans toutes les pièces des différents Départements – littérature, cinéma, culture pour les enfants et livres de jeunesse, les disques, les brochures et les documents étaient entassés, souillés d’urine et d’excréments».

Cette violence faisait partie d’un passé et d’un présent colonial qui vise à effacer la présence des Palestiniens dans leur patrie – et qui n’épargne pas la culture. Au cours de la Nakba de 1948, la ‘catastrophe’ qui vit l’établissement de l’État d’Israël par le nettoyage ethnique de centaines de milliers de Palestiniens et la destruction de plus de 400 villages, quelque 70 000 livres des bibliothèques palestiniennes privées furent pillés. Au moins 6000 d’entre eux restent à la Bibliothèque nationale d’Israël.

Et cela continue ainsi. En 2009, la Ligue Arabe et l’UNESCO ont choisi Jérusalem comme Capitale de la culture arabe de l’année. Israël, qui a annexé illégalement Jérusalem-Est occupée et prétend que l’entière ville agrandie est sa ‘capitale éternelle’, a interdit toutes les manifestations culturelles liées aux célébrations. La police a interrompu les rencontres culturelles dans les divers lieux de Jérusalem-Est occupée et arrêté vingt organisateurs et participants.

L’appel palestinien au boycott culturel

En juillet 2004, deux ans après que le Ministère de la culture soit vandalisé, des groupes palestiniens opérant ensemble sous le nom de Campagne palestinienne pour le boycott académique et culturel d’Israël (PACBI) ont publié un appel au boycott. Le PACBI appelait les travailleurs culturels et universitaires du monde entier à « boycotter de manière large et cohérente toutes les institutions académiques et culturelles israéliennes, pour contribuer à la lutte pour mettre fin à l’occupation, à la colonisation et au système d’apartheid d’Israël. »

L’appel se basait sur quatre points-clés : la contribution directe dans, la défense de, ou la complicité silencieuse avec, l’oppression des Palestiniens par les institutions universitaires israéliennes ; l’incapacité de diverses « formes d’interventions internationales » à forcer Israël à terminer cette oppression ; le précédent historique des « personnes de conscience » combattant mondialement l’injustice, comme contre l’Afrique du Sud de l’apartheid ; et « le besoin d’un cadre de référence palestinien délimitant des principes directeurs » pour un mouvement de boycott émergeant.

Sur ces bases, « les universitaires et intellectuels palestiniens » appelaient « les collègues de la communauté internationale à boycotter de manière large et cohérente toutes les institutions académiques et culturelles israéliennes pour contribuer à la lutte pour mettre fin à l’occupation, à la colonisation et au système d’apartheid d’Israël, en appliquant ce qui suit :

  1. Se retenir de participer à toute forme de coopération, de collaboration ou de projet conjoint, académique ou culturel, avec des institutions israéliennes ;
  2. Plaider pour un boycott extensif des institutions israéliennes aux niveaux nationaux et internationaux, y compris par la suspension de toute forme de financement ou de subventions pour ses institutions ;
  3. Promouvoir le désinvestissement par les institutions académiques internationales, vers et depuis Israël ;
  4. Travailler vers la condamnation de la politique israélienne en poussant vers des résolutions à adopter par les associations et organisations académiques, professionnelles et culturelles ;
  5. Soutenir directement les institutions académiques et culturelles palestiniennes sans leur demander un partenariat avec des homologues israéliens comme condition explicite ou implicite d’un tel soutien.

Pour « permettre une réalisation->http://www.pacbi.org/etemplate.php?id=2741] cohérente et efficace du boycott institutionnel culturel d’Israël », PACBI a développé et réglé précisément un jeu de [lignes directrices « pour une approche coordonnée, raisonnée et focalisée pour mettre fin à la complicité avec les violations des droits palestiniens par Israël ».

Singulièrement, les lignes directrices notent que « la seule affiliation de travailleurs culturels israéliens à une institution culturelle israélienne n’est… pas une base pour appliquer le boycott. » Toutefois, si « un individu représente l’État d’Israël ou une institution israélienne complice, ou est commissionnée/recruté pour participer aux efforts d’Israël pour refaire son image, alors ces activités sont soumises au boycott institutionnel que le mouvement BDS appelle. » Les lignes directrices poursuivent par :

“La campagne de boycott culturel contre l’Afrique du Sud de l’apartheid a été une grande source d’inspiration dans la formulation des appels et des critères du boycott palestinien, malgré certaines différences clés. En particulier, le boycott palestinien, contrairement au boycott culturel sud-africain, est institutionnel et ne vise pas les individus en tant que tels”.

Ainsi il y a une distinction entre boycotts « de bon sens » – où tout artiste individuel peut causer des protestations à cause de ses activités politiques et de ses opinions ( p. ex. racisme, soutien à des crimes de guerre, etc.) – et « les lignes directrices du boycott institutionnel BDS. » Ce point concernant la nature de l’appel BDS et les lignes directrices est important, particulièrement à propos d’une des questions majeures soulevées dans le contexte du boycott culturel, celui de la ‘liberté artistique.’

Personnellement, je ne crois pas en la fétichisation de la ‘liberté artistique’ ou de la ‘liberté d’expression’, ou en la priorité d’une telle ‘liberté’ au-dessus, par exemple, de la liberté de suivre des cours universitaires sans être stoppé par un soldat, de la liberté de manger avec votre famille sans être mis en pièces par un missile lancé d’un drone, ou de la liberté de vivre dans la dignité et la liberté dans votre propre pays. Comme un sujet du site Web PACBI l’exprime :

“Les artistes palestiniens font face à d’énormes défis avec les restrictions de voyage étouffantes, les détentions arbitraires, la répression politique et divers obstacles mis en travers d’eux pour faire des répétitions, exposer leur travail ou même accomplir les tâches les plus simples, qui deviennent quasi impossibles sous l’occupation”.

En vérité, ce qui est souvent défendu comme des ‘libertés’ doit peut-être plutôt se comprendre comme des ‘privilèges’ — des privilèges savourés dans le contexte d’un régime colonial de peuplement auquel les institutions culturelles sont complices. En 1984, le directeur du centre des Nations Unies contre l’apartheid répondait à la critique affirmant que le boycott culturel de l’Afrique du Sud empiétait sur la liberté d’expression en disant:

«II est pour le moins étrange que le régime d’Afrique du Sud, qui refuse toutes les libertés – y compris la liberté de résidence, de mouvement et d’emploi – à la majorité africaine, qui la prive même de ses droits de citoyenneté, et qui réprime et emprisonne les gens sans procédure établie ni règle de droit, devienne un défenseur de la liberté des artistes et des sportifs dans le monde».

Un an après l’appel du PACBI, la campagne Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) a été lancée par des dizaines de syndicats, d’O.N.G. et d’autres groupes de la société civile palestinienne. L’appel BDS exhorte à l’isolement d’Israël jusqu’à ce qu’il « satisfasse son obligation de reconnaître le droit inaliénable du peuple palestinien à l’autodétermination et se conforme pleinement aux préceptes du droit international » en :

  1. Mettant fin à son occupation et à sa colonisation de tous les terres arabes et en démantelant le Mur,
  2. Reconnaissant les droits fondamentaux des citoyens arabo-palestiniens d’Israël à une complète égalité; et,
  3. Respectant, protégeant et favorisant les droits des réfugiés palestiniens à recouvrer leurs maisons et leurs biens comme le stipule la résolution 194 de l’ONU.

Depuis 2004 – 2005, des centaines d’artistes et de personnalités culturelles du monde entier ont respecté l’appel : Alice Walker, Henning Mankell, Roger Waters, Naomi Klein, Ken Loach, Judith Butler, Elvis Costello, and Mira Nair ne sont que quelques exemples bien connus. En février 2015, près d’un millier d’artistes du Royaume-Uni ont signé un engagement de soutien au boycott culturel (dont cet auteur).

En mai 2014, l’écrivain israélien basé à New York Reuven Namdar a écrit sur comment « le boycott international… se consolide lentement autour de la vie culturelle d’Israël ». Plus tôt cette année-là, des conservateurs ont tenu une réunion à Tel-Aviv sur « le boycott culturel d’Israël et ce qu’il signifie pour l’art contemporain israélien. » D’après un rapport sur cette rencontre, le boycott est « pratiqué ouvertement et à la dérobée, officiellement ou non, et par une variété de groupes dans le monde artistique. »

Afrique du Sud : précédent et inspiration

L’appel palestinien au boycott, et le soutien qu’il trouve autour du monde, tirent une considérable inspiration du précédent de l’Afrique du Sud. Même si le boycott de l’Afrique du Sud de l’apartheid, qui comprenait un boycott culturel, est le plus souvent associé dans l’imagination du public à son sommet dans les années 1980 et 1990, les efforts internationaux pour boycotter le régime raciste remontent à aussi loin que les années 1940. Toutefois la campagne de boycott a vraiment décollé dans les années 60.

En 1961, le Syndicat des musiciens britanniques adopta par une décision d’action que ses membres ne devraient pas jouer en Afrique du Sud tant que l’apartheid existe. Deux ans plus tard, quarante cinq importants dramaturges britanniques signèrent une déclaration annonçant qu’ils avaient donné ordre à leurs agents d’insérer une clause dans tous les contrats futurs refusant automatiquement les droits de représentation à tout théâtre « où des discriminations sont faites parmi l’audience sur la base de la couleur. » En 1964, vingt-huit dramaturges irlandais déclarèrent qu’ils ne permettraient pas que leur travail soit représenté devant des audiences ségrégées en Afrique du Sud.

En 1965, la Guilde des réalisateurs britanniques appela à l’interdiction de la distribution des films britanniques en Afrique du Sud, tandis que le syndicat des acteurs britanniques, Equity, invita ses membres à signer une déclaration s’engageant à ne pas travailler en Afrique du Sud. La même année, l’American Committee on Africa promut une déclaration signée par plus de soixante personnalités culturelles. Elle disait :

“Nous disons non à l’apartheid. Nous prenons cet engagement solennel de refuser tout encouragement dans, ou en fait toute association avec, la république d’Afrique du Sud actuelle, ceci jusqu’au jour où son peuple entier jouira dans l’égalité des avantages éducatifs et culturels de cette belle et riche terre”.

Dans les années 1970, des groupes théâtraux sud-africains furent accueillis par des protestataires dans les villes occidentales et en 1981, le Comité directeur des Acteurs et artistes associés d’Amérique – une organisation parapluie de tous les grands syndicats avec plus de 240 000 acteurs membres – a décidé unanimement que ses membres ne devraient pas jouer en Afrique du Sud. En 1980, l’assemblée générale des Nations unies a voté une résolution appelant à un boycott culturel et académique de l’Afrique du Sud ; ceux qui violaient le boycott furent désignés et vilipendés par le Comité spécial de l’ONU contre l’apartheid.

La logique du boycott était claire. Le militant anti-apartheid Ahmed Kathrada, qui a été jugé avec Nelson Mandela et a passé 26 ans en prison, a écrit un article en 1956 sur l’importance du boycott culturel, expliquant : « ceux qui croient dans le boycott international se basent sur le point de vue qu’au stade actuel de développement, une pression internationale contre la politique raciale de l’Afrique du Sud, couplée avec la lutte locale, fera beaucoup avancer la cause de la liberté ». Il poursuivait :

“Ils basent leur attitude sur l’idée que dans ce pays les acteurs du racialisme tirent leur force et leur courage de la proximité qu’ils (les racistes) ressentent avec le monde extérieur, en fait du consentement et de la reconnaissance presque tacite qu’ils reçoivent, particulièrement des pays occidentaux, sous forme de contacts culturels et sportifs, et de liens économiques et militaires”.

Aussi, Khadrata concluait-il, « les Sud-africains racistes doivent être conduits à ressentir de plus en plus qu’ils se trouvent seuls dans le monde entier avec leurs croyances de supériorité raciale. Ils doivent être conduits à ressentir le pincement de l’isolement venant du monde civilisé dans les sphères de la culture, des sports, etc. » ( Notez que Kathrata a déclaré plus récemment sa croyance qu’ « Israël est effectivement un Etat d’apartheid. »)

Dans un exposé de principes publié par le Congrès National Africain en 1989, « le boycott culturel et académique » était décrit comme « des aspects importants de la stratégie de l’ANC pour l’isolement total du régime raciste de la minorité. » Se référant au succès de la campagne, l’ANC disait que « l’offensive multiforme » a « conduit au transfert de l’initiative, du régime oppresseur vers le peuple. »

Un article de 1988 du ‘Poète du peuple’ Mzwakhe Mbuli rapporta que le chef des Forces de défense sud-africaines avait dit à l’équipe australienne de cricket que « le boycott des armements et le boycott sportif ont été les armes les plus destructrices de nos ennemis. » C’est pourquoi, ajoutait-il, « l’armée est si anxieuse de voir les équipes étrangères continuer à venir ici. » En 1991, le Los Angeles Times parla du boycott culturel comme « une décision sur les plus efficaces jamais imposées aux Sud-africains. »

‘Artistes sud-africains contre l’apartheid’, un groupe contemporain de solidarité pour la Palestine, a affirmé le rôle important que le boycott culturel à joué historiquement dans le mouvement antiapartheid. Parlant d’un « peuple dont les parents et les grands-parents ont souffert sous (et résisté à) l’apartheid en Afrique du Sud » le groupe a dit que leur histoire « porte témoignage de la valeur et de la légitimité que le boycott international a eu en mettant fin au régime d’apartheid » dans leur propre pays.

“Quand les artistes et les sportifs ont commencé à refuser de jouer en Afrique du Sud, les yeux du monde se sont tournés vers les injustices qui s’y produisaient contre les personnes de couleur. Ceci a créé ensuite une vague de pressions sur les politiciens et les leaders du monde représentant leurs électeurs, pour insister sur un changement de régime – ceci a contribué à une Afrique du Sud libre, démocratique et non raciale”.

C’est un exemple des nombreux Sud-africains qui, ayant lutté longtemps et durement contre leur propre régime d’apartheid, soutiennent maintenant l’appel des Palestiniens. En 2010, Desmond Tutu l’affirmait ainsi : « Exactement comme nous disions pendant l’apartheid qu’il était inapproprié pour des artistes internationaux de se produire en Afrique du Sud dans une société fondée sur des lois discriminatoires et sur l’exclusivité raciale, ce serait également une faute pour l’opéra du Cap de se produire en Israël. »

Questions sur le boycott

Je vais traiter de trois objections, ou questions, communément opposées au boycott culturel, mais auparavant, il est important d’aborder la question de la campagne BDS de façon plus générale. Boycotter c’est faire pression, dans un effort pour produire un changement, un moyen non violent d’exprimer l’opposition à une politique particulière. C’est un moyen, inscrit dans une campagne plus large, pour défier et/ou de faire cesser la complicité avec une pratique considérée comme inacceptable.

Les boycotts et les désinvestissements de ce type sont des stratégies caractéristiques des faibles contre les puissants et, dans certains contextes, comme la Palestine, ce sont aussi des réponses de solidarité avec un groupe en demande de soutien extérieur dans sa lutte pour la justice.

Le cas du boycott d’Israël est multidimensionnel, mais il peut parfaitement être résumé par les trois volets de l’argument suivant : la réalité des crimes et des infractions d’Israël, l’impunité dont il jouit alors qu’il commet de tels actes, et l’utilité du boycott comme tactique – tous soulignés, renforcés et renseignés par l’appel palestinien.

Tout d’abord, la réalité de la politique israélienne de colonisation et d’apartheid à l’œuvre. Les colonies israéliennes en Cisjordanie occupée sont construites au mépris du droit international, ainsi que cela a été mis en évidence dans plusieurs résolutions de l’ONU, par l’UE, par le gouvernement du Royaume Uni et d’autres. Depuis 1967, chaque gouvernement israélien, qu’il soit travailliste ou du Likoud, a maintenu et étendu ces colonies. Le Mur de l’Apartheid a aussi été condamné, en premier lieu par la Cour Internationale de Justice (CIJ) de La Haye en 2004.

Les forces d’occupation israéliennes commettent quotidiennement de graves violations des droits : par la démolition de maisons en dehors de toute nécessité militaire ; par la détention de Palestiniens sans procès ; par le contrôle de la liberté de mouvement des personnes selon le type de pièce d’identité qu’elles détiennent et par l’assassinat de manifestants civils non armés. Cependant que dans Jérusalem-Est occupée, les habitants palestiniens souffrent de sévères pratiques discriminatoires, dont la révocation même de leur « droit » à vivre dans la ville.

Dans la bande de Gaza, 1,8 millions de Palestiniens sont enfermés et soumis à la brutalité périodique de l’une des armées les plus sophistiquées au monde. L’assaut israélien de 2014 contre Gaza a tué 2 200 Palestiniens – un bilan qui compte 550 enfants palestiniens. Le blocus, qui a délibérément visé l’économie et le tissu social de Gaza, se poursuit.

Les Palestiniens d’Israël, de leur côté, sont soumis à une discrimination institutionnelle – un fait reconnu même par le Département d’État américain. Des lois et une politique racistes régissent le lieu où ils peuvent habiter, qui ils peuvent épouser, la qualité de leur éducation et bien d’autres choses encore.

En fin de compte, et c’est une situation critique, des millions de Palestiniens sont toujours réfugiés, en conséquence du nettoyage ethnique qui a eu lieu lors de la création d’Israël en 1948, lorsque la majorité des Palestiniens vivant à l’intérieur des nouvelles frontières ont été exclus, interdits de retour et ont vu leurs biens confisqués.

Malgré tout ce qui précède, malgré le fait que la conduite d’Israël a été exhaustivement documentée et réprouvée par des dizaines de résolutions de l’ONU et par de nombreuses organisations de défense des droits des êtres humains, il n’y a pas eu de la part des gouvernements occidentaux de tentatives sérieuses d’appliquer les normes internationales de base. Cela nous amène donc à la seconde raison qui milite pour BDS : l’impunité d’Israël.

Le boycott concerne la responsabilité des crimes d’Israël et aussi avec la fin de notre propre complicité avec ces crimes, celle de nos gouvernements et de nos institutions. Non seulement Israël perpètre des crimes graves sans être sanctionné, mais il bénéficie au contraire d’accords commerciaux préférentiels, de protection diplomatique et d’aide militaire.

L’appel au BDS a été intentionnellement publié le 9 juillet 2005, date du premier anniversaire de l’avis consultatif de la CIJ sur le Mur, pour souligner et mettre en avant la disparité entre les violations israéliennes du droit international et le manque de volonté politique pour assurer qu’il soit tenu compte de ces violations.

Ainsi, la réalité c’est une impunité permanente et voici le troisième volet de l’argumentation : l’utilité du boycott comme tactique. Le boycott trouve un écho pour agir parce que les gens en sont familiers à partir de différents contextes ; des campagnes de consommateurs contre les ateliers de misère jusqu’à des exemples plus célèbres dans l’histoire tel le mouvement des droits civiques aux États Unis. Les gens ‘reçoivent’ les boycotts.

Israël est vulnérable quant à l’isolement d’un boycott et un changement de l’intérieur ne va pas intervenir, du moins sans pression extérieure. Comme le dit Yonatan Shapira, un ancien capitaine de l’armée de l’air israélienne devenu un militant anti-apartheid : « Il ne suffit plus d’essayer de changer Israël de l’intérieur. Il faut faire pression sur Israël de la même façon que l’Afrique du Sud de l’apartheid a été forcée de changer ».

BDS éduque, stimule le débat et fournit une occasion précieuse d’élever le niveau de conscience sur les faits qui se déroulent sur le terrain. Il donne aux gens la force d’agir et de faire la différence. L’appel palestinien à l’action offre une alternative à l’apathie ou à la complicité.

Trois questions sur les boycotts

Je vais maintenant aborder trois objections ou questions communément opposées au boycott culturel (bien qu’elles puissent aussi s’appliquer à la campagne BDS plus largement). La première, répétée à l’envi, est simple : pourquoi distinguer Israël ?

Le magazine Ethical Consumer donne une liste de plus de 60 boycotts en cours sur une foule de questions (impliquant des entreprises et des pays). L’UE applique des « mesures restrictives (sanctions) envers de nombreux pays, par exemple la Birmanie, la Moldavie, le Zimbabwe etc. Le gouvernement du Royaume Uni, de son côté, a une liste d’embargo sur les armes vers 14 pays. Donc, en réalité c’est Israël qui est distingué par nos gouvernements pour son impunité, sa protection diplomatique et ses accords commerciaux préférentiels ; et un boycott dirigé par la société civile est la réponse.

Certains, cependant, se plaisent à invoquer d’autres crises sur les droits des êtres humains, pour minimiser la légitimité des protestations contre les abus dont Israël est responsable (le jeu de « mais qu’en est-il de… »). Remarquez que la question est rarement posée aux militants solidaires des Tibétains ou à ceux qui mènent campagne sur le changement climatique. Il semble que seuls les Palestiniens soient sommés de justifier leur droit à la résistance et à la solidarité.

En 1958, Nelson Mandela a expliqué que « le boycott n’est en aucun cas une question de principe mais une arme tactique dont l’usage devrait, comme pour d’autres armes politiques dans la lutte, être lié aux conditions concrètes qui prévalent en un temps donné ». Ian McEwan, justifiant sa décision d’accepter le Prix Jérusalem de littérature en 2011 a dit : « Si je n’allais que dans les pays que j’approuve, je ne sortirais probablement jamais de chez moi. » C’est un exemple parfait de la façon dont l’incapacité, ou le refus, de suivre l’appel BDS comme tactique spécifique, conduit à la passivité et à la complicité.

Une seconde question fréquemment posée est la suivante : un boycott isole certainement les modérés et renforce la Droite ? Malheureusement, la dure vérité est qu’il n’y a pas de véritable « camp de la paix » en Israël – si par camp de la paix on entend un corpus important de Juifs israéliens soutenant l’égalité pour les Palestiniens et s’organisant contre le déni par leur gouvernement des doits fondamentaux des Palestiniens. En fait, les Palestiniens ont moins besoin d’un tel « camp de la paix » que d’un « camp anti-apartheid ».

Regardez la soi-disant opposition en Israël, l’Union Sioniste, un groupe politique dominé par le Parti travailliste d’Isaac Herzog. En juillet 2015, Herzog a déclaré que « Eu égard à la sécurité, je suis plus extrémiste que Netanyahou ». Le manifeste électoral du groupe était une copie d’une solution de Bantoustan, les frontières d’un « État » palestinien étant fixées par les intérêts et atouts coloniaux d’Israël en Cisjordanie. Ou prenez la campagne électorale de l’Union Sioniste – une affiche montrait des vétérans de l’armée israélienne félicitant Herzog comme quelqu’un qui « comprend la mentalité arabe » et « qui a vu des Arabes dans toutes sortes de situations », y compris « en ligne de mire ».

Ou prenez Amos Oz, le genre de sioniste progressiste adoré de certains cercles occidentaux comme voix de la modération : ses propos peuvent tout à fait évoquer ceux d’un défenseur Sud africain à l’ancienne. Au début de l’année, raillant l’idée d’un État unique démocratique pour les Juifs et les Palestiniens, Oz a écrit : « Commençons par une question de vie et de mort. S’il n’y a pas deux États, il y en aura un. S’il y en a un, il sera arabe. S’il est arabe, on voit bien quel sera le sort de nos enfants et des leurs ».

Pourquoi ? Qu’y a-t-il de si terrible dans cette perspective ? Comme je l’ai écrit en mars, ce qui est dit est qu’Oz n’explique jamais réellement, directement, pourquoi « un «État arabe » serait une perspective tellement terrible pour ses enfants et ses petits enfants – c’est seulement présumé. En d’autres termes, il y a quelque chose d’intrinsèque aux « Arabes » qui rendrait insupportable un État où ils seraient majoritaires.

Le discours d’Oz sur la cohabitation « décevante », le « fantasme » de « l’égalité » et un futur « bain de sang intérieur », nous rappelle la paranoïa des Blancs sud-africains qui avaient la même peur qu’une transition vers la règle de la majorité signifie « violence, effondrement total, expulsion et combat ».

Enfin, la troisième question : est-ce que l’art n’est pas au-dessus de la politique ? Avant de déplier cela davantage, il est vital de comprendre qu’Israël a déjà « politisé » l’art ou, plus particulièrement, mobilisé l’art et la culture au service d’un renouvellement de l’image de son régime d’apartheid. En 2005, par exemple, un représentant du ministère israélien des affaires étrangères a admis : « nous voyons la culture comme un outil de propagande de premier plan et je ne fais pas la différence entre la propagande et la culture ».

En 2008, le chef de l’unité de gestion des marques du MFA [ministère des Affaires étrangères] a dit : « Il est plus important pour Israël d’être attrayant que d’être juste. » La même année, le MFA d’Israël a fait appel à une firme britannique pour « élaborer » une « nouvelle image » du pays, fondée sur « les réussites scientifiques et culturelles d’Israël ». En 2009, peu après le massacre de Gaza, le directeur général adjoint du MFA pour les affaires culturelles a déclaré : « Nous enverrons des romanciers et des écrivains renommés à l’étranger, des compagnies théâtrales, des expositions. C’est ainsi que vous montrez le meilleur profil d’Israël, et on ne pense pas alors à nous purement dans le contexte de la guerre. »

Les « efforts » du gouvernement israélien « pour élargir la perception d’Israël par le public », dans les termes de l’Agence Jewish Telegraph, sont destinés à « dire au monde occidental : ‘Hé, nous sommes tout simplement comme vous’. » En 2011, le grand cuisinier israélien Michael Katz a raconté comment « le gouvernement a décidé, par la culture, de commencer à améliorer l’image d’Israël. Il a commencé par envoyer des artistes, des chanteurs, des peintres, des cinéastes, et puis, l’idée est venue d’envoyer des chefs ».

La disparité entre cette diplomatie culturelle qui passe par la propagande et l’horreur du colonialisme de peuplement n’a pas de meilleur exemple que Idan Raichel, musicien israélien acclamé dans le monde entier pour son « adoption de la diversité et de la coexistence ». Il faut cependant opposer cette image à sa croyance publiquement déclarée que le « rôle » des artistes « c’est d’être embarqués dans la hasbara [propagande] israélienne » – ou sa défense en 2013 de ‘Captain George’, ancien interrogateur de l’armée israélienne accusé de torture.

Dire que l’art est ‘au-dessus de la politique’, c’est prétendre qu’il jouit d’un statut exceptionnel qu’il n’a pas et ne peut avoir. C’est, au mieux, une façon d’abdiquer la responsabilité qu’a chacun d’entre nous d’avoir un regard critique sur la façon dont nos actions et nos relations affectent les autres – en d’autres termes, à quel point elles sont ‘politiques’. Au pire, c’est une tentative malhonnête et délibérée de noyer les voix des emprisonnés et des torturés sous le bruit de l’orchestre.

Même quand une œuvre d’art particulière, un tableau, une œuvre musicale, une pièce de théâtre, n’a aucun contenu ou ‘message’ ‘politique’, il y a d’autres questions à poser : Pourquoi a-t-elle été créée, et par qui ? Qui peut assister à ce concert, et qui ne peut pas ? Qui a invité l’artiste à venir jouer, et pourquoi ? Quelles sont les implications ou le sens d’une exposition dans un lieu particulier ? Etc.

Considérez les mots d’Elvis Costello en 2010 lorsqu’il a refusé de se produire en Israël. Il a dit : « Il y a des occasions où le simple fait d’avoir votre nom sur l’annonce d’un concert peut être interprété comme un acte politique qui a plus d’écho que quoi que ce soit que l’on puisse chanter, et on peut en déduire que l’on n’a aucune pensée pour les souffrances de l’innocent. »

L’artiste norvégien Moddi a expliqué en 2014 sa décision d’annuler un spectacle à Tel Aviv en ces termes : « J’ai toujours eu une foi inébranlable en l’art comme arène exceptionnelle pour le débat public. Confronté à la situation politique en Israël, j’ai été pour la première fois obligé de me demander si le silence ne peut pas parfois être le message le plus fort. »

«Quand j’ai choisi d’annuler le concert de Tel Aviv, c’est parce que le dialogue a fait défaut. En réalité, on l’a maltraité depuis des dizaines d’années. Un discours sur la paix a servi de rideau opaque occultant… le siège de Gaza, la fragmentation de la Cisjordanie et la discrimination des citoyens arabes-israéliens… Le silence est le chant le plus retentissant que je puisse chanter».

Une partie du problème ici est que certains voient les artistes et les universitaires comme s’ils faisaient partie d’une catégorie exceptionnelle ‘apolitique’, que leur œuvre vit dans une bulle, à l’écart des questions et des responsabilités politiques qui affectent tous les autres. Je ne l’accepte pas. Insister sur la présence du politique, réaffirmer sa centralité, ce n’est pas ‘réductionniste’ ; bien sûr, la dimension politique n’en est qu’une parmi beaucoup d’autres. Mais l’éliminer entièrement, chercher activement à l’effacer ou à la marginaliser, c’est impossible et, ajouterais-je, ce genre de démarche est lui-même hautement politique.

En réalité, on peut défendre exactement le contraire ; qu’il revient davantage aux acteurs culturels et aux artistes de prendre position. Un opuscule récemment publié, ‘L’affaire d’un Boycott Culturel d’Israël’, le dit ainsi : « A cause du pouvoir qu’a l’art d’émouvoir et d’influencer les gens, ceux qui travaillent dans le domaine culturel ont une responsabilité particulière à s’exprimer quand l’art et les programmes d’échanges culturels servent à masquer l’injustice. »

Dans le document de 1956 précédemment mentionné, Ahmed Kathrada a abordé la question de savoir s’il valait mieux que les artistes se produisent en Afrique du Sud s’ils entreprenaient ce voyage pour émettre des critiques. « D’accord », a-t-il écrit, « un de ces artistes sur cent revient et fait des déclarations ou s’exprime en public pour condamner la discrimination raciale. Cela fait naître une tempête dans la presse des Blancs et des accusations sont lancées pour insulte à l’hospitalité, pour inhabilité à juger un pays après une visite de quelques semaines, etc. etc. »

«Mais tout ceci n’a qu’un temps. Bien qu’ayant un effet favorable, en quelques jours, c’est oublié ; la vie revient à la normale et le sort de l’Afrique du Sud s’évanouit à nouveau loin de l’esprit des gens et des colonnes des journaux. Tout est tranquille jusqu’à ce que cela se reproduise avec le même processus. Tout ceci devient trop monotone. Le temps est venu où nous devons avancer. La chaîne des critiques, le contrecoup sur l’Afrique du Sud raciale doit devenir continu, sans fin, jusqu’à l’amener à réfléchir, jusqu’à lui faire réaliser que chaque élément de la société a ses responsabilités dans le grand tout, jusqu’à lui faire estimer le caractère indispensable de l’interdépendance».

En conclusion

Entre 1972 et 1991, le poète sud-africain James Matthews a publié quatre volumes de poésie, tous interdits par le gouvernement, le même régime d’Apartheid qui lui a refusé un passeport pendant des années et l’a retenu prisonnier pendant trois mois en 1976. Les mots de son poème de 1972 ‘Dialogue’ sonnent juste aujourd’hui comme une vigoureuse accusation contre ceux qui cherchent à faire échouer ou à s’opposer aux boycotts en prétendant que ces actes de solidarité créent des ‘divisions’.

“Dialogue

l’argent sale offert par l’oppresseur
scintille comme l’or des fous
aveuglant les yeux de l’opprimé
tous deux assis à la table du conseil
écoutant un discours vide qui promet
des promesses vides
charmés par un propos vide de sens
ils ne réalisent pas que des mots sous onguent
ne guériront pas les plaies ouvertes
l’oppresseur trône desséché auprès de son butin
sans nul désir de partager l’égalité
laissant l’opprimé chercher de la chaleur
au feu glacé du
Dialogue”

BDS n’est ni mystérieux ni nouveau : un boycott est un chemin bien connu comme moyen d’effectuer un changement et de défier le puissant. C’est une stratégie de terrain baignée dans une riche tradition historique d’opposition à toutes sortes d’injustices. C’est un signe d’espoir, pas de désespoir.

Ce n’est pas le seul moyen pour démontrer sa solidarité avec les Palestiniens, et BDS doit faire partie d’un ensemble plus grand, être un élément d’un plus large programme pour la libération des Palestiniens. Mais c’est le rôle que nous avons. C’est notre réponse à l’appel des Palestiniens et, en entrant en action, nous pouvons apporter notre propre contribution vitale à la fin de l’apartheid.