À la suite de l’arrestation du Dr Abu Safiya dans le nord de Gaza, sa femme décrit ses craintes sur le sort du directeur de l’hôpital et sur la tragédie de l’assassinat de leur fils

Cela fait exactement trois semaines qu’Albina Abu Safiya n’ a plus de nouvelles de son mari. Le 27 décembre, les forces israéliennes ont arrêté le Dr Hussam Abu Safiya, le directeur de l’hôpital Kamal Adwan de la ville de Beit Lahiya, au cours d’une attaque qui a forcé le dernier service de soins en fonctionnement du nord de Gaza à fermer complètement . Après avoir bombardé l’hôpital, des soldats sont dits avoir rassemblé l’équipe médicale à l’extérieur, avoir forcé ses membres à se déshabiller et mis le feu au bâtiment.
Peu après l’attaque, les forces israéliennes ont publié une vidéo montrant Abu Safiya entrant dans un véhicule sur ordre des soldats, mais pendant les jours qui ont suivi, sa localisation est restée inconnue. Malgré l’évidence de son arrestation, l’armée israélienne a insisté près d’une semaine plus tard, disant qu’elle n’avait toujours pas « d’indication » de l’arrestation ou de la détention (d’Abu Safiya) – uniquement pour confirmer le lendemain que le directeur de l’hôpital avait bien sûr été arrêté « sur soupçon d’implication dans des activités terroristes », une assertion sur laquelle aucune preuve n’a été fournie.
Abu Safiya a été initialement détenu à Sde Teiman – la base militaire notoirement connue pour les graves abus pratiqués sur les prisonniers palestiniens — selon les témoignages de deux prisonniers palestiniens récemment libérés du centre de détention. Le 9 janvier, Abu Safiya a été transféré de Sde Teiman à la prison de Ofer près de Ramallah en Cisjordanie occupée où il est jusqu’à ce jour. Il lui est interdit de recevoir son avocat, Nasser Ouda, jusqu’au 22 janvier et sa détention a été prolongée jusqu’au 13 février.
Des groupes internationaux de défense des droits humains et d’aide, dontBas du formulaire l’Organisation Mondiale de la Santé, Amnesty International, et Aide Médicale aux Palestiniens, ont condamné l’attaque israélienne de l’hôpital et ont appelé à la libération d’Abu Safiya.
Abu Safiya est apparu comme une icône de la résilience palestinienne face à l’offensive génocidaire d’Israël au cours de l’année passée, par ses appels à l’attention à porter au ciblage intentionnel d’Israël sur les hôpitaux et ses supplications à la communauté internationale pour qu’elle intervienne. Au cours de la dernière campagne de l’armée israélienne dans le nord de Gaza depuis le début d’octobre 2024, il a refusé d’évacuer l’hôpital Kamal Adwan et d’abandonner ses patients alors qu’Israël bombardait et prenait d’assaut cet équipement.

Même avant son arrestation le mois dernier, Abu Safiya n’a pas été épargné par les tragédies personnelles. Le 25 octobre, après avoir été libéré d’une brève détention, avec plusieurs collègues, il a appris qu’un drone israélien avait tué son fils de 15 ans, Ibrahim. Un mois plus tard environ, Abu Safiya a lui-même été gravement blessé lorsqu’un quadricoptère israélien a visé l’hôpital avec des explosifs, envoyant des éclats d’obus dans son bureau. Et peu après avoir appris la nouvelle de son emprisonnement à Sde Teiman, la mère d’Abu Safiya est morte d’une crise cardiaque.
+972 a parlé avec la femme d’Abu Safiya, Albina Abu Safiya, qui a cherché refuge dans la ville de Gaza chez des parents après avoir été séparée de son mari peu après son arrestation. L’interview a été révisée pour sa longueur et sa clarté.
Pouvez-vous vous présenter ?
Je m’appelle Albina Abu Safiya et j’ai 46 ans. Je suis originaire du Kazakhstan. Je suis mariée au Dr Hussam Abu Safiya et nous avons quatre fils et deux filles, en comptant Ibrahim qui est devenu martyr le 25 octobre 2024.
J’ai rencontré Hussam il y a 28 ans, alors que j’avais 15 ans. Hussam étudiait la pédiatrie et la néonatalogie, dans ma ville natale au Turkestan. Il était ami avec un de mes cousins et nous nous nous sommes rencontrés à un mariage dans ma famille. Je lui ai plu et nous avons commencé à correspondre. En 1996, à l’âge de 18 ans, j’ai épousé Hussam et nous avons déménagé dans une autre ville du Kazakhstan où il a pu achever sa formation.
J’ai donné naissance à mon premier enfant, Élias, au Kazakhstan ; puis Hussam a voulu retourner à Gaza. Au début ce fut difficile parce que j’étais jeune et ne savais rien de la Palestine, mais ce qui m’a encouragée à aller à Gaza, c’était la gentillesse de Hussam et le soin qu’il prenait de moi. Il était affectueux et coopératif, aussi ai-je décidé de partir avec lui et de poursuivre notre vie commune.

Comment s’est passé le déménagement à Gaza ?
Nous sommes partis à Gaza en 1998 et avons vécu dans le camp de réfugiés de Jabaliya. Sa famille était aimante et solidaire – il a cinq frères et cinq sœurs – et le fait de cohabiter avec eux m’a permis d’apprendre l’arabe très rapidement.
À Gaza, nous étions concentrés sur l’avenir de nos enfants. Mon fils aîné s’est marié en 2020 et il a maintenant deux enfants. Quatre mois avant le début de la guerre, nous avons déménagé dans une nouvelle maison dans le quartier Sultan sur la côte, à Beit Lahiya. Hussam et moi étions très heureux de nous sentir indépendants et à l’aise dans la nouvelle maison.
Que vous rappelez-vous des événements du 7 octobre ?
Le 7 octobre, nous avons ressenti que quelque chose d’important se passait. À 6h30 du matin, des tirs de roquettes ont commencé, venant de toutes directions vers Israël. Tout le monde nous appelait pour comprendre ce qui arrivait et pour vérifier si nous allions bien, parce que nous vivons près de la frontière avec Israël. Mon fils Élias a appelé et m’a dit de venir à Jabalia où il pensait que la sécurité était meilleure.
Nous avons un peu attendu, espérant que (la riposte d’Israël) serait passagère, mais malheureusement, toutes les nouvelles étaient mauvaises. Lorsque nous avons quitté la maison pour Jabalia, je n’ai rien pris avec moi – même pas de documents officiels ni de l’argent. La situation était très difficile et très effrayante.
J’ai vécu à Gaza pendant toutes les guerres antérieures avec Israël (2008-2009, 2012, 2014 et 2021). Durant ces guerres nous avons pu partir (pour des zones plus sûres dans Gaza) et nous avons reçu ce dont nous avions besoin. Mais ceci n’est pas une guerre. Je n’ai rien vécu d’aussi difficile.

Quand êtes-vous allés à l’hôpital Kamal Adwan ?
Environ trois semaines après nous être rendus à Jabalia, l’armée israélienne a appelé et nous a donné 10 minutes pour évacuer la maison. Nous sommes partis très rapidement et sommes allés chez des amis. Hussam nous a alors demandé de venir le rejoindre à Kamal Adwan ; c’est là que notre famille est alors restée réunie.
Depuis le premier jour de la guerre, Hussam n’a jamais cessé de travailler à Kamal Adwan. Nous ne le voyions que quatre heures par jour environ : il s’occupait des patients, de leurs conjoints et de l’équipe médicale, tout en suivant constamment ce qu’il se passait dans l’hôpital.
Lorsque l’armée israélienne a pris d’assaut l’hôpital Kamal Adwan pour la première fois , le 12 décembre, celui qui était alors directeur, le Dr Al-Kahlout a été arrêté. Hussam a alors été nommé directeur et il a eu immédiatement une responsabilité énorme parce que la plupart des autres médecins s’étaient déplacés avec leurs familles vers le sud, tandis qu’un certain nombre ont complètement quitté Gaza. Nous avons eu plus d’une fois l’opportunité d’évacuer vers le Kazakhstan mais Hussam a refusé et je suis restée avec lui pour qu’il ne soit pas seul à Gaza.
Après le mois de juin (lorsque l’armée israélienne a mené une offensive dans le nord et le centre de Gaza ], les conditions dans l’hôpital ont commencé à s’améliorer. Hussam a fait appel au monde pour de l’aide et du matériel médical. Il a commencé à travailler sur la reconstruction de l’hôpital.
Qu’est-il arrive à votre fils Ibrahim ?
(Pendant les premiers mois de la guerre), Ibrahim a eu l’opportunité d’étudier au Kazakhstan, mais je lui ai conseillé de rester avec nous à Gaza jusqu’à ce que la guerre prenne fin et que nous puissions y aller tous ensemble. Il m’a encore demandé à plusieurs reprises d’aller au Kazakhstan, mais je n’étais pas d’accord.
Ibrahim a cessé de parler d’aller à l’étranger une fois que l’armée a fermé le passage de Rafah (au début de mai). Il a commencé à travailler comme volontaire à l’hôpital, en prenant soin de patients et en aidant le personnel médical de différents départements.

Le 24 octobre 2024 j’ai demandé à Ibrahim d’aller au marché acheter quelques provisions et plusieurs de ses amis sont allés avec lui. Quelques heures plus tard, des quadricoptères déployés autour de l’hôpital ont commencé à tirer. Ibrahim et ses amis se sont déplacés de maison en maison pour échapper aux balles et ils se sont finalement fixés dans une maison. Il a dormi là dans l’intention de revenir à l’hôpital le lendemain matin. C’est ce qu’un de ses amis – qui était avec lui à ce moment-là et a pu revenir à l’hôpital (avant le matin) – m’a dit. Je me suis sentie rassurée de savoir qu’il n’était pas loin et dans un lieu en sécurité.
À 3h30 du matin, le lendemain, l’armée israélienne a pris d’assaut l’hôpital et a donné l’ordre à tout le monde d’en sortir. Hussam a dit à l’armée qu’il y avait des patients dans un état critique, en soins intensifs, qui ne pouvaient pas quitter l’hôpital et que nous avions besoin d’équipes de premier secours pour les faire sortir. Les soldats israéliens ont fouillé (l’hôpital), l’ont vandalisé et ont volé à tout le monde des objets tels que des téléphones mobiles et de l’argent. Pendant ce temps, le bombardement était terrifiant et des coups de feu étaient tirés tout autour de l’hôpital. L’opération de l’armée a duré à peu près 30 heures. Nous avons vécu dans une terreur intense jusqu’à 10h du matin le lendemain, quand l’armée s’est finalement retirée de l’hôpital.
(Ce matin-là), je suis montée dans ma chambre pour ranger mes affaires et me reposer. Une infirmière est venue et m’a demandé de venir voir Ibrahim. J’ai été surprise – je me suis demandé pourquoi elle m’emmenait voir Ibrahim alors qu’il pouvait venir me voir lui-même. Je suis descendue dans la cour de l’hôpital où j’ai vu beaucoup de martyrs dans leur linceuls et couvertures. J’ai cherché Hussam et je l’ai trouvé en pleurs, dans un état épouvantable. Alors j’ai compris qu’Ibrahim était martyr à cause du violent bombardement dans la zone de l’hôpital.
Ce fut un grand choc et je pleure encore sa perte . Les difficultés de toute la guerre ne sont rien en comparaison de la perte de mon fils Ibrahim. Mon fils n’était qu’à 200m de moi et je l’ai perdu. Ce qui peut adoucir notre douleur c’est de savoir qu’il ne fut pas le seul, mais qu’il a été fait martyr avec des dizaines d’autres.
Pouvez-vous expliquer comment le Dr Abu Safiya a été blessé ?
L’armée israélienne a délibérément ciblé Hussam. (Avant qu’il soit blessé), ils ont bombardé son bureau, et quand il s’est déplacé pour rencontrer des médecins sur les marches de l’hôpital, ils ont lancé une bombe à cet endroit.
Le 23 novembre 2024, ils ont tiré une bombe assourdissante (depuis un drone) dans la pièce où il se trouvait. Il n’a pas pu quitter la pièce assez vite et la bombe a explosé et l’a blessé à la cuisse. Mais il n’y avait pas de médecin spécialisé pour le traiter, aussi le personnel médical lui a simplement donné les premiers soins et quelques antalgiques. Il a continué son travail en s’aidant d’une béquille pendant quelque temps. Il pensait aux patients, aux conjoints et aux personnes déplacées à l’hôpital.

Pouvez-vous parler de l’arrestation du Dr. Abu Safiya du mois dernier ?
Il y a eu des conversations en décembre 2024 avec le docteur Fathi Abu Warda (conseiller au ministère palestinien de la santé de Gaza) pour coordonner les entrées et sorties des ambulances avec l’armée israélienne. Soudain, le 27 décembre, des soldats sont entrés de nouveau dans l’hôpital et ont annoncé l’entrée en action de bulldozers sur l’hôpital pour (faire de la place) à la construction d’une route (pour l’évacuation de patients).
Pendant ce temps, les bombardements se poursuivaient de tous côtés ; des tanks israéliens encerclaient l’hôpital, il y avait des bombes assourdissantes et des balles partout. Des robots piège étaient aussi utilisés. Nous ne comprenions pas ce qui arrivait.
L’armée a demandé à voir Hussam. Il s’est dirigé vers les tanks israéliens ; ils lui ont donné une liste de quatre personnes de l’hôpital qu’ils réclamaient. Hussam a répondu qu’une seule de ces personnes était là, blessée.
Il a dit à l’armée qu’il était prêt à évacuer l’hôpital, mais qu’il voulait un camion pour transporter la génératrice et d’autres équipements vers l’Hôpital Indonésien , ainsi qu’un bus et des ambulances pour transporter les patients en état critique, leurs conjoints et le personnel médical. L’armée nous a donné l’ordre, par des haut-parleurs et (des haut-parleurs) sur les quadricoptères de rassembler les patients qui pouvaient marcher (pour les évacuer via ) la route de Fallujah.
L’armée a ensuite envoyé (un Palestinien) nous dire que nous devions quitter l’hôpital. Ce soir-là, le camion et le bus sont venus nous emmener à l’Hôpital Indonésien. Pendant ce temps-là, l’unité de soins intensifs et la salle d’opération ont été bombardées et certains patients ont été presque asphyxiés par la fumée des explosions.
Nous sommes montés à 30 environ dans le bus chargé de l’équipement, tandis qu’Hussam et quelques patients avec le personnel médical – une cinquantaine de personnes – sont restés dans l’hôpital. Il nous a dit d’aller à l’Hôpital Indonésien et qu’iIs nous suivraient. Quand le bus a démarré, nous étions face à des tanks. J’étais soucieuse de ce qui pouvait arriver à Hussam en me demandant s’il pourrait nous rejoindre.
Nous sommes arrivés à l’Hôpital Indonésien vers 22h. Il n’y avait pas beaucoup de monde à l’intérieur, le bâtiment étant complètement détruit et peu adapté à ce qu’on y reste, mais il fallait que j’y attende Hussam. À 9h30, le lendemain matin, les ambulances de Kamal Adwan transportant les patients et le personnel médical sont arrivées (sans le Dr Abu Safiya). Je leur ai demandé ce qu’il en était de Hussam – ils ont eu beaucoup de mal à parler. Ils avaient clairement des marques de coups et de torture et leurs yeux étaient rouges d’épuisement.
Ils m’ont dit que (les soldats israéliens) avaient frappé Hussam et dit au reste du personnel médical d’aller à l’Hôpital Indonésien. Quant à Hussam, (ils ont dit) que l’armée israélienne lui avait dit qu’ils voulaient qu’il reste pour pouvoir se servir de lui comme bouclier humain pour achever leur travail à Kamal Adwan.
Pourquoi avez-vous quitté l’Hôpital Indonésien ?
L’Hôpital Indonésien a été détruit et n’était pas approprié à ce que nous y restions pour la nuit. Une des infirmières a suggéré que nous partions vers la ville de Gaza, et c’est ce que nous avons fait. Nous avons marché avec quelques autres personnes en passant par la rue Salah Al-Din jusqu’à atteindre la maison de la sœur de Hussam dans le quartier de Sheikh Radwan.
C’est là que nous sommes actuellement avec trois autres familles dans des conditions très difficiles, après avoir enduré gravement la faim, les bombardements et la peur permanente à Kamal Adwan. Maintenant nous sommes surtout inquiets pour Hussam.