Dans un camp d’été pour des enfants de zones en conflit, j’ai fait la connaissance de mon ami courageux et drôle, Aseel. Il était palestinien. J’étais israélien. Quand il a été tué par la police, l’espoir que j’avais pour notre avenir est mort avec lui.
Le 11 mai 2021, j’étais assis avec un petit groupe dans un café du sud de Tel Aviv, et on étudiait l’arabe. Notre professeur, un citoyen palestinien d’Israël nous avait dit que lui et sa femme juive enceinte étaient dégoûtés par les propriétaires qui ne voulaient pas louer leur bien à un couple « mixte ». Nous arrivions presque au bout des trois heures de cours quand les sirènes des raids aériens ont sonné. Quelques jours plus tôt, des missiles avaient été lancés de Gaza sur Israël, mais c’était la première fois qu’ils atteignaient Tel Aviv. Derrière la peur d’une frappe aérienne, j’avais un sentiment lourd de tristesse. Je venais de rentrer en Israël après avoir étudié et travaillé à l’étranger pendant 15 ans. Je me rappelais un temps, au milieu des années 1990, où j’ai cru qu’Israël allait être différent, plus juste et moins violent. Cette croyance semble être maintenant comme un vieux souvenir.
Ma foi en l’avenir d’Israël a été inspirée par une expérience que j’ai partagée étant adolescent avec un groupe de gens extraordinaires. Tandis que nous attendions que les tirs de roquettes cessent, je me suis rappelé une de ces personnes de façon vivante, une personne dont j’ai à peine pu parler dans mon pays natal depuis plus de vingt ans. Il s’appelait Aseel Aslih.
Lorsque j’ai rencontré Aseel pour la première fois en 1997, il avait 14 ans, c’était un citoyen palestinien d’Israël, de Arraba en Galilée et j’avais 13 ans, j’étais un juif de la ville d’Ashdod (l’ancien village palestinien d’Isdud). Nous avions été choisis comme délégués israéliens pour un camp d’été aux USA pour des adolescents venant de zones de conflit. Quelques mois avant le camp nous nous avons participé tous les deux à un séminaire préparatoire pour la délégation israélienne. Nous ne sommes pas tout de suite devenus amis. J’étais mince, je portais des jeans et passais l’essentiel de mon temps avec les filles. Aseel était légèrement plus grand que moi, plus fort physiquement et il avait déjà des poils de barbe. Je ne me sentais pas à l’aise avec les garçons, me demandant s’ils allaient faire des commentaires sur ma façon de parler, dont je pensais, à l’époque, qu’elle était trop féminine. Mais j’ai eu de la sympathie pour Aseel. Sa présence était stimulante. Il avait l’habitude de pencher légèrement la tête de côté, un sourire relevant ses joues. Dans les conversations, il baissait la voix et plissait les yeux, réclamant attention.
Notre délégation au camp d’été, appelée Graines de Paix, avait été choisie par le ministère israélien de l’éducation, qui cherchait des gens ayant des capacités de meneurs et possédant bien l’anglais. Alors que la connaissance d’une langue étrangère est souvent le produit d’un privilège, ni Aseel ni moi ne venions de familles riches. Mon père était chauffeur de taxi et ma mère travaillait au Port. Le père d’Aseel avait un petit commerce et sa mère était conseillère d’éducation. Notre don pour les langues et le don de curiosité ont fait de nous de bons candidats.
Graines de Paix a été fondé par deux Américains, John Wallach et Bobbie Gottschalk, en 1993, l’année de la signature des accords d’Oslo entre le gouvernement israélien et l’Organisation pour la Libération de la Palestine (OLP). Le but de Graines de Paix était de créer des liens entre de jeunes membres de communautés en conflit et de poser les jalons d’une compréhension mutuelle. Le camp d’été, situé dans une partie rurale du Maine, offrait des activités traditionnelles comme le sport, des projets artistiques et des radio-crochets ; il favorisait aussi des sessions de groupes de dialogue dans lesquels les campeurs de différentes délégations parlaient avec des enfants de pays ennemis, de leurs espoirs, de leurs peurs et de leurs traumatismes.
L’année où Aseel et moi avons participé au camp pour la première fois, en 1997, il y avait 120 campeurs d’Israël, de Palestine, de Jordanie, d’Égypte, de Tunisie, du Maroc et du Qatar, de même que des USA. Le camp était financé par un mélange de partenariats de grosses entreprises, de donations individuelles et de subventions fédérales. C’étaient les années 1990 : la guerre froide était officiellement terminée et les États Unis étaient le leader mondial, se présentant au Moyen Orient comme un messager d’espoir. Nous étions jeunes et nous en profitions. Être mis dans un avion pour aller à un camp d’été, quoi de plus enthousiasmant ?
À notre arrivée, les conseillers nous ont donné l’accolade et nous sommes sortis du bus. Le camp avait l’air sûr, chaleureux et accueillant. Les lits superposés bien serrés nous mettaient les uns les autres à distance d’un bras et les salles de réunion nichées sous les pins nous invitaient à converser. Même le lac s’appelait Plaisant. Mais le conflit a émergé le deuxième jour lorsque chaque délégation se tenant devant son drapeau chantait son hymne national. Aseel et un camarade citoyen palestinien d‘Israël refusèrent de chanter l’hymne israélien. Comme le dit Aseel à un ami, il ne pouvait pas être relié à un hymne qui commençait par la phrase « Tant qu’au fond du cœur, l’âme juive vibre… notre espoir n’est pas encore perdu ». Je fus étonné de la hardiesse d’Aseel. Étant queer, j’essayais toujours de ne pas attirer l’attention sur ce qui était différent chez moi. Et voilà que ce garçon de ma délégation, qui n’avait qu’un an de plus que moi, agissait selon ce qu’il ressentait et se mettait de côté par rapport au groupe. Non sans jalousie, je commençais à l’admirer.
Tout ce que faisait Aseel n’était pas iconoclaste ; il avait aussi un côté joyeux et loufoque. Pendant le premier été que nous avons passé ensemble, il a co-écrit un chant dont le refrain était : « Pas à manger, pas à manger, pas à manger, pas à manger, pas à manger, pas à manger, pas à manger, je déteste l’attente au réfectoire ». Aseel chantait ces paroles avec ses co-auteurs au radio-crochet du camp, en pleine confiance. Il y avait quelque chose dans ce camp qui faisait briller notre groupe. Être à Graines de Paix nous faisait nous sentir partie prenante de l’histoire. Wallach nous disait chaque jour que nous étions les futurs dirigeants de nos peuples. Je pense qu’Aseel et moi partagions l’enthousiasme enivrant de nous voir nous-mêmes comme agents du changement.
En fait, Aseel introduisait déjà du changement. Son refus de chanter l’hymne israélien n’était que la première d’une série d’actions qui défiaient les attentes des dirigeants de la délégation israélienne. Chaque groupe incluait trois ou quatre représentants officiels des gouvernements accompagnant les enfants. Ces officiels s’assuraient que les élèves étaient bien instruits dans la version officielle des événements historiques. Les dirigeants de la délégation israélienne avaient des réponses dans la ligne du parti sur la guerre de 1948, sur les réfugiés palestiniens, les colonies. Mais Aseel connaissant l’histoire palestinienne et insistait pour la dire.
Après notre premier été au camp, un représentant officiel du ministère de l’éducation dit à Graines de Paix qu’Aseel ne serait pas autorisé à retourner au camp avec la délégation israélienne. Aseel Aslih, une délégation à lui tout seul. En tant que juif dont la famille venait d’Algérie et du Maroc, j’avais une idée sur combien c’était dur d’avoir une identité arabe dans la société israélienne. Ma grand-mère Hajila se présentait avec son nom français, Alice, tandis que mon père, Anjel Makhluf se présentait avec son nom juif, Mordechaï. C’était plus facile comme ça. Aseel me montra à moi et à toute la délégation, qu’il était possible de défendre son identité.
Cette année-là j’ai eu un aperçu des liens possibles entre Palestiniens et Israéliens. Nos relations seraient toujours compliquées mais nous avions découvert que nous avions beaucoup en commun et que nous avions beaucoup à dire. Lorsque la tragédie a frappé ces amitiés, il n’y a pas eu moyen d’en parler. Pendant de longues années de ma vie, les interactions animées et pleines d’espoir de ces années d’adolescence ont été recouvertes de silence.
Au cours des quelques années suivantes, Aseel et moi sommes retournés au camp chaque été. Nous sommes devenus membres d’un groupe de jeunes dirigeants de l’organisation. Il y avait Tareq de la délégation jordanienne, dont la famille était réfugiée de Palestine. Aseel et moi admirions Tareq qui avait deux ans de plus que nous et était déjà très ouvert sur le monde. Il y avait Alia de la délégation palestinienne, quelqu’un avec qui je suis devenu ami immédiatement et avec qui je pouvais blaguer pendant des heures.
À la fin de l’été 1997, nous sommes retournés au Moyen Orient. Un triple attentat suicide sur la promenade Ben Yehuda à Jérusalem venait de tuer quatre personnes. La tension régnait en Israël. En vertu des accords d’Oslo, Israël s’était retiré de Jéricho, Gaza et de la plus grande partie de Hebron. Aux yeux de certains Israéliens ces retraits étaient une trahison des intérêts de sécurité du pays ; pour d’autres, c’était une trahison du pacte biblique avec Dieu. Des idéologues religieux et de droite ont organisé des manifestations de masse contre les accords d’Oslo. Le premier ministre, Yitzhak Rabin, du parti travailliste, qui avait signé les accords d’Oslo a répondu à l’agitation et à la violence civiles par une forte limitation des déplacements des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza vers Israël. Cette politique de restriction des déplacements qui s’était développée au cours des années 1990, a introduit de nouveaux niveaux de permis et des barrières physiques. Comme enfant des années 1980, ma génération d’Israéliens et de Palestiniens était née dans des villes majoritairement ségréguées ; les années 1990 ont rendu les relations entre nos communautés encore plus difficiles. Vivre dans une ville juive et s’être fait des amis palestiniens était tout à fait inhabituel.
Le retour au pays était un défi particulier pour une Palestinienne de 15 ans de notre délégation israélienne : elle a envoyé une lettre au magazine de Graines de Paix intitulée « Coincée entre des Mondes », dans laquelle elle écrivait « en tant que Palestinienne vivant en Israël…. je trouve intéressant mais aussi difficile d’avoir (ces) deux côtés différents de moi-même. Ces deux mondes peuvent-ils vivre ensemble ? Suis-je bizarre ? Aseel, qui était aussi citoyen d’Israël, répondit avec sa propre lettre ouverte : « Je ne suis pas d’accord sur le fait que tu sois coincée…. Nous n’avons pas à être coincés, nous pouvons mener de front ces deux mondes ». Même dans les environnements troublants du pays où nous retournions, Aseel était prêt à nous montrer la voie.
Même si j’admirais son courage, j’étais parfois décontenancé par ce qu’Aseel osait dire ou faire en public. En 1999, Graines de Paix ouvrit un centre à Jérusalem et il fut demandé à Aseel d’en être le MC. Face à des centaines de gens Aseel joua un sketch dans lequel il « réalisa » qu’il ne portait pas le tee-shirt vert emblème de Graines de Paix et il se déshabilla, simplement pour donner à voir le tee-shirt vert et son caleçon. Aseel mesurait 1m82 et il était athlétique, son front commençait à se dégarnir ; il avait l’air d’un homme plutôt que d’un adolescent. Mais il ne craignait pas de se rendre ridicule. Dans le public, je grimaçais, embarrassé par ce qui était, rétrospectivement, une représentation comique. Graines de Paix avait désormais un lieu à Jérusalem, le Centre pour la Coexistence, où Palestiniens et Israéliens pouvaient se rencontrer librement et Aseel était la star de la soirée d’ouverture.
L’équipe du bureau régional de Graines de Paix organisait des activités à l’extérieur. Pour que les jeunes puissent y participer, l’équipe américaine louait un chauffeur, Sami Al Jundi, un natif de Jérusalem qui parlait couramment les langues de la ville et en connaissait les cultures, les gens et les rues. Quelques semaines après le retour de mon groupe du camp de 1997, Sami nous emmena dans un Ford Transit en passant par des checkpoints et des frontières. Chaque mois, ensuite, les jeunes anciens campeurs venaient avec un projet ou une activité et Sami nous y emmenait – que ce soit à Nahariya près de la frontière libanaise, ou à Beit Sahour en Cisjordanie. L’organisation américaine avait des liens qui traversaient le gouvernement et les bureaucraties militaires et Sami savait comment nous emmener en toute sécurité vers nos nouveaux amis. Dans le Transit de Sami, les limites entre les espaces juifs et arabes s’amenuisaient. Je supposais alors que ces limites diminueraient encore dans le temps et, le cas échéant, disparaîtraient.
Un weekend, quand il était encore possible pour nous de traverser ces frontières, Sami et d’autres membres de l’équipe amenèrent des amis chez moi à Ashdod, dont Tareq et d’autres de Jordanie. Aseel et moi étions les hôtes dans ce pays, aussi avons-nous laissé les chambres aux Jordaniens. Nous avons partagé le canapé blanc de ma mère. C’était un grand canapé, profond ; nous pouvions y tenir à deux tête bêche. Nous nous sommes endormis devant la télé. À un moment au milieu de la nuit, j’ai été éveillé par l’odeur des pieds d’Aseel. Cela m’a contrarié et je me suis dit que j’en parlerais le matin. Le matin, Aseel arborait le sourire typique qu’il avait lorsqu’il était sur le point de dire quelque chose de polémique, et il me dit que l’odeur de mes pieds l’avait réveillé. Nous avons ri et après nous avons parlé de South Park.
La décennie qui avait débuté avec les traités de paix échappait à tout contrôle. En 1995, le premier ministre Yitzhak Rabin avait été assassiné par un militant de droite qui voulait interrompre le processus de paix. Sept ans après les accords d’Oslo, le nouveau premier ministre travailliste, Ehud Barak, a décidé qu’il ne pouvait parvenir à un accord de paix en l’espace d’un an à ce poste, et que personne ne le pourrait. Sa déclaration de juillet 2000 disant qu’il n’y avait « pas de partenaire » du côté palestinien réaffirmait ce que les activistes hostiles au compromis en Israël avaient toujours dit : Les Juifs ne peuvent pas faire confiance aux Palestiniens. Quelques mois plus tard, le vétéran de droite de la politique,Ariel Sharon, s’est rendu sur le complexe de la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem, qui est aussi le site saint du Mont du Temple juif. Sharon savait que sa présence en ce lieu pousserait les dirigeants musulmans à lancer des appels à la protection de Jérusalem ; ses conseillers ont dit plus tard dans un documentaire qu’ils voulaient contrarier les Palestiniens et obtenir une couverture médiatique à l’approche de l’élection. Le 28 septembre 2000, jour de la visite d’une heure de Sharon, des foules de manifestants palestiniens ont envahi les rues et plusieurs ont jeté des pierres sur l’entourage du politicien.
En l’espace de 48 heures, les manifestations de Palestiniens se sont transformées en blocages routiers, incendies volontaires et attaques sporadiques contre les Juifs. Ils se sont retrouvés face aux forces de police. Des officiers haut-gradés ont appelé à faire usage de balles enrobées de caoutchouc, de balles réelles et de snipers. Ce fut une escalade sans précédent dans l‘utilisation de la force contre des citoyens. Un militant palestinien a été filmé par une équipe de journalistes disant à un tireur d’élite de l’armée : « Pourquoi nous tirez-vous dessus ? Ici, ce ne sont pas les territoires occupés. Nous sommes des citoyens ! » Ses mots reflétaient le choc d’une population qui voyait les forces de sécurité de son pays utiliser des armes contre elle.
Le 1er octobre 2000, trois citoyens palestiniens de 18 à 23 ans ont été abattus. Le lendemain, Il y a eu un rassemblement à l’extérieur de la ville d’Aseel, Anaba en Galilée. Aseel, qui avait alors 17 ans, marchait vers les manifestants, vêtu de son tee-shirt vert Graines de Paix. Son père, qui était déjà là, a dit qu’Aseel se tenait à distance de la foule. Il ne portait aucune sorte d’arme. Soudain, une jeep de la police a foncé sur place. Quatre policiers en sont sortis d’un bond. C’était une tactique habituelle à l’époque pour la police de faire un exemple avec un manifestant afin d’effrayer et de faire partir les autres. Plus tard, certains policiers ont déclaré que le fait qu’Aseel se tenait tout seul le faisait paraître suspect. Je parierais que cela en faisait aussi une cible facile.
Les policiers ont couru vers Aseel. Quand il a essayé de courir, ils l’ont poursuivi et l’un d’eux l’a frappé dans le dos avec son fusil. Puis ils ont tiré sur Aseel dans le cou. Il est tombé, visage contre terre. Alors qu’il gisait dans son sang, la police est partie. Lorsque son cousin a couru jusqu’à lui, il a entendu Aseel dire : « Ils m’ont tué. »
J’étais à la maison, debout près du lit que je partageais avec Aseel, quand Ned Lazarus, directeur régional de Graines de Paix », a appelé : « Aseel est mort », a-t-il dit.
« Quoi ? » ai-je dit. « Non, vous vous trompez. »
Je n’ai entendu que des échos étouffés des paroles de Ned. Le jeune de 17 ans qui défiait l’autorité, qui voulait guider les deux côtés, qui ôtait ses vêtements devant des centaines de gens pour obtenir un rire, qui était mon ami. Parti.
Treize Palestiniens ont été tués par la police en octobre 2000. Douze d’entre eux étaient des citoyens israéliens et un était un homme venu de Gaza en Israël pour travailler. Il y a eu une victime juive-israélienne, qui a été tuée alors qu’elle conduisait sous un pont et que des manifestants palestiniens ont jeté une grosse pierre sur sa voiture. Ces événements ont marqué le début de la seconde intifada, période violente qui a duré quatre ans et demi et a ôté la vie à environ 3.000 Palestiniens et à 1.000 Israéliens.
Pour beaucoup de membres de la société israélienne, les événements d’octobre 2000 ont révélé que les accords de paix étaient une illusion : Les Palestiniens n’ont jamais voulu de Juifs autour d’eux. La sécurité offerte par l’État semblait fragile. Les magasins d’armes à feu signalaient une hausse des ventes. Le 7 octobre, un soldat israélien de Tibériade a été l’un des trois kidnappés par l’organisation libanaise Hezbollah; les Juifs de sa ville sont descendus dans les rues, ont vandalisé les commerces des Arabes et ont tiré sur une mosquée.
Dans mon lycée juif, j’ai senti que personne ne voulait entendre parler de la mort de mon ami palestinien. Même les gens qui m’aimaient ont trouvé difficile de parler d’Aseel. Je voulais si désespérément amener Aseel dans la conversation qu’une fois, alors que j’avais 17 ans, j’ai apporté au café un journal dans lequel il y avait sa photo et j’ai attendu que quelqu’un me questionne. Un ami l’a fait. Nous avons eu un échange rapide qui s’est vite éteint. Le fait qu’Aseel était un Palestinien tué par un policier donnait une tournure politique au fait de parler ouvertement de sa mort. A cette époque, parler de la perte d’Aseel et de mon chagrin était devenu tabou.
Au dîner avec ma famille, j’ai rapporté ce qui était arrivé à Aseel. Mon beau-frère, que j’aime, a demandé : « Qu’est-ce qui te fait penser qu’il a été abattu sans raison ? » La famille de mon beau-frère, comme celle de ma mère, est arrivée d’Algérie, que les Juifs ont fuie pendant la guerre d’indépendance algérienne au milieu du 20ème siècle. Nos parents sont venus en Israël à cause de sa promesse d’être un havre sûr pour les Juifs. Reconnaître qu’un Palestinien avait été illégalement tué par un flic signifiait que l’État était un agresseur injuste. Cela signifiait que nous – mon beau-frère et moi, notre communauté juive en Israël – pourrions ne pas avoir le droit de notre côté. Mais Aseel était mon ami, et ma confusion s’est vite transformée en colère. J’ai frappé du poing sur la table et ai hurlé contre mon beau-frère pour avoir fait des suppositions à propos de quelqu’un qu’il n’avait jamais rencontré. Je n’ai pas renoncé sur le moment mais, après cette soirée, je ne parlerais d’Aseel qu’auprès de gens avec lesquels je me sentirais en sécurité pour le faire. Je suis devenu plus réservé, plus prudent.
Tandis que je me débattais pour parler des événements d’octobre 2000 au milieu des Juifs, les familles des victimes manifestaient contre la mort de leurs fils. Le père d’Aseel réexpliquait devant les caméras des informations télévisées comment son fils avait été poursuivi et abattu, dans une scène que j’ai revue sur YouTube des dizaines de fois. Quand j’ai regardé pour la première fois cette vidéo, j’ai imaginé ce qu’avaient représenté ses derniers moments pour Aseel, à quel point il avait dû avoir peur. Plus je grandissais, plus je pensais à ce qu’avait dû être pour le père d’Aseel la mort de son fils, d’avoir à prendre des postures pour les caméras. Les médias israéliens ont compris le message : c’était une victime innocente. Mais c’était faussé : on en déduisait qu’Aseel, le militant de la paix, était la seule victime innocente. Finalement, le premier ministre Barak a nommé une enquête officielle, la commission Or, pour enquêter sur les événements survenus au moment des violents événements d’octobre 2000.
Pendant les audiences, des divergences sont apparues entre les témoignages de la police sur l’affaire d’Aseel. Lorsque les membres de la commission ont contesté ce que disait l’un des policiers qui ont poursuivi Aseel, il a dit : « Le fait que [nos] témoignages ne concordent pas ne fait que prouver que nous n’avons pas coordonné nos récits. » Cet argument cynique, comme si des témoignages contradictoires étaient un signe de crédibilité, ne m’a pas surpris. J’ai perçu ce cynisme chaque fois que j’ai essayé d’évoquer Aseel. « C’est désolant qu’il soit mort, mais vous ne savez pas ce qui s’est réellement passé. » De plus en plus, quand le sujet d’octobre 2000 émergeait, je réfléchissais à ce que j’allais dire et comment j’allais le dire. J’imaginais les gens me disant : « Est-ce que vous le connaissiez aussi bien que vous le pensez ? » Je pensais à qui m’écouterait et à qui découvrirait ce que j’avais dit. J’ai cédé à la peur de ce que d’autres personnes pourraient dire et me suis enfermé derrière un mur de silence.
En 2001, Tandis que la commission Or était en cours, j’ai obtenu mon diplôme de fin d’études secondaires et ai été enrôlé dans l’armée. Après la mort d’Aseel, je ne pouvais plus croire en la sagesse et l’autorité de nos généraux, mais ne pouvais pas cependant imaginer échapper au service militaire. Cela avait représenté toute ma vie une part profonde de la culture israélienne, et la seconde intifada ne semblait pas un moment convenable pour se retirer du service. Dans le seul mois de mars 2002, 135 Israélien-ne-s ont été tué-e-s par des attentats suicides. J’ai rejoint la marine et, comme beaucoup d’hommes juifs, j’ai servi pendant trois ans, tandis que mes amies filles servaient deux ans. Beaucoup de Palestiniens ont trouvé choquant que leurs amis israéliens aient tout simplement rejoint l’armée ; on peut apprendre aux soldats à pratiquer la violence d’État contre les Palestiniens aux checkpoints et dans leurs propres maisons. Beaucoup d’amitiés et de relations se sont désagrégées.
Les années de passage des frontières dans la fourgonnette de Sami Al Jundi étaient loin derrière. La plupart des membres de l’équipe américaine qui avaient dirigé le bureau de Jérusalem de Graines de Paix, jeunes professionnels dans la vingtaine ou tout juste trentenaires, sont partis les années suivantes. L’organisation parlait d’annuler les activités qui réunissaient Palestiniens et Israéliens. Sami, qui avait débuté en tant que chauffeur et était maintenant membre de l’équipe, avait le cœur brisé. Avant de rejoindre Graines de Paix, il avait été emprisonné dans une prison israélienne à 30 minutes de chez moi. Dans le mémoire qu’il a coécrit avec Jen Marlowe, L’Heure du Soleil, Sami a mentionné le fait qu’à l’âge de 18 ans, lui et deux de ses amis ont confectionné une bombe qu’ils avaient l’intention d’utiliser contre des Israéliens. La bombe a explosé dans la maison de Sami et tué l’un de ses amis. Sami a été envoyé en prison pour 10 ans et en est sorti à la fin de sa vingtaine. Il rêvait d’une autre vie pour nous. Quand Graines de Paix a envisagé de fermer son centre de Jérusalem, Sami s’est demandé : « Comment séparer notre communauté de faiseurs de paix conduirait-il vers la paix ? » C’était une question vide de sens dont il connaissait la réponse. Finalement, Graines de Paix a fermé le centre dont Aseel avait été l’hôte de l’ouverture quelques mois avant d’être abattu. Le Centre pour la Coexistence n’existait plus. Le même jour, Graines de Paix a laissé partir Sami.
Même alors que Graines de Paix changeait, les relations qui s’y étaient construites ont continué de m’offrir un aperçu de la façon dont les gens hors d’Israël avaient vécu les événements d’octobre 2000. Tareq, notre ami du camp qui a grandi en Jordanie, était dans un internat en Europe lorsqu’il a appris qu’Aseel avait été tué. Je l’ai vu à une rencontre des anciens de Graines de Paix en 2005, mais je n’ai pas pu me résoudre à évoquer Aseel. C’était une autre sorte de silence. Nous étions les amis d’Aseel, mais j’étais israélien et Tareq était palestino-jordanien. Je ne savais pas s’il voulait parler d’Aseel avec moi. Je n’ai pas osé le lui demander.
Une autre de mes ami-e-s du camp, Alia, vivait en Cisjordanie occupée. Le changement de politique d’Israël rendait les voyages presque impossibles pour elle. Après la seconde intifada, elle m’avait demandé de la rencontrer à Jérusalem sous mon uniforme de l’armée. Je savais que cela nous rendrait tristes tous les deux, mais Alia réfléchissait à tout ce qu’elle faisait. Je suis venu dans mon uniforme kaki de la marine, comme elle l’avait demandé.
C’était le début de l’hiver. Les rues du quartier de French Hill étaient pleines de lumière crue de la montagne. Alia et moi parlions de choses relativement normales – ce qu’elle envisageait de faire après l’université, ce que j’envisageais de faire après l’armée. Nous approchions du bâtiment qui abritait autrefois le centre de Graines de Paix. Cet endroit était maintenant un rappel douloureux du passé : avant l’intifada, avant qu’ils ferment le centre, avant qu’Aseel soit tué.
La commission Or a livré ses conclusions en 2003. La commission recommandait une action disciplinaire contre plusieurs politiciens et policiers de haut rang pour avoir utilisé des tirs à balles réelles. Cependant, les policiers qui avaient abattu les victimes tombaient sous la juridiction du département de l’unité d’enquêtes internes de la police. La propre enquête de la police dans les assassinats d’octobre 2000 fut moins que rigoureuse. Finalement, en 2006, le chef de l’unité d’enquêtes internes de la police et l’avocat général ont annoncé qu’aucun des policiers impliqués dans les assassinats d’octobre 2000 ne serait poursuivi.
Pendant des années, j’ai su que les gens qui m’entouraient ne voulaient pas savoir ce qui était arrivé à Aseel. Maintenant je savais que le système judiciaire ne le voulait pas non plus.
J’ai quitté Israël quand j’avais une vingtaine d’années. La mort d’Aseel et l’intifada étaient accablantes. Avec Graines de Paix j’avais fait l’expérience de la vastitude du monde e je voulais en faire partie. Mais même en tant qu’étudiant de premier cycle en neurosciences aux États-Unis, je ne pouvais pas laisser mes racines derrière moi : mon projet d’études était l’effet du dialogue sur les Palestiniens et les Israéliens. Je consacrais mon mémoire de fin d’étude à Aseel. Après mes études, je suis devenu documentariste et j’ai commencé à faire des films sur la technologie à Londres, Hong Kong et New York. J’ai fait un long-métrage sur un technologue étatsunien qui en avait assez des humains été qui essayait de construire la première intelligence artificielle vraiment intelligente. Lorsque la Machine des Rêves Humains est sortie en 2016, j’ai pensé à Aseel qui, comme moi, a passé des heures de sa jeunesse devant des ordinateurs, à explorer internet. Si Aseel avait été vivant, me disais-je, aurait-il regardé mon film ? L’aurait-il aimé ? Aurions-nous été encore amis ?
En 2019 je suis rentré en Israël. Maintenant j’ai 37 ans et je vis à Tel Aviv. Il y a quelques mois, j’ai participé à une manifestation contre les évictions de familles palestiniennes du quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem. Nous formions un cercle et des enfants dansaient au milieu, pas vraiment une foule violente. Soudain des policiers en équipement anti-émeutes et armés sont apparus et ont traversé notre groupe, avec des regards hostiles en passant près de nous. J’ai eu peur. J’ai pensé qu’ils pouvaient faire à l’un de nous ce qu’ils avaient fait à Aseel. Je me suis demandé : mon visage a-t-il l’air plus juif ou plus arabe à leurs yeux ? Et si je pense à ça, alors combien d’autres ont évité de manifester avec des Palestiniens de peur d’être pris dans la violence ?
Au cours des deux décennies écoulées depuis octobre 2000, le cycle d’expropriation de terres, de manifestation, de violence et de traumatisme n’a fait qu’empirer. J’ai réalisé que pour revivre dans la société israélienne, il me fallait parler de Aseel, de notre amitié et du silence douloureux autour de sa mort. J’ai contacté de vieux amis dans l’idée de faire un documentaire. Presque aucun de mes amis palestiniens n’avait un quelconque intérêt à parler devant la caméra. Un ami me dit que, même s’il avait confiance en moi sur son histoire, sa réputation pouvait être ternie par le fait d’être dans un film réalisé par un cinéaste israélien. Inévitablement, quelqu’un l’interpellerait sur les réseaux sociaux et le traiterait de normalisateur de l’occupation, de la violence d’État, de l’expansion des colonies. J’ai réalisé que les Palestiniens avaient leurs silences propres. Dans mon activité de réalisateur de films et en me remettant à la langue arabe, j’essaie de trouver une voix pour parler aux Palestiniens.
Le silence est tombé sur ma relation avec Tareq. Depuis la rencontre des anciens de Graines de Paix, nous ne nous sommes pas parlé depuis plus de 15 ans. Il est maintenant dans les affaires aux Émirats arabes unis. Bien que j’aie souvent imaginé parler à Tareq à propos d’Aseel, je dois encore trouver un moyen de commencer cet échange.
Dans cette histoire, il y a une personne qui rompt le silence. Plusieurs années après notre rencontre à Jérusalem, Alia m’a dit qu’elle m’avait demandé de porter mon uniforme pour qu’elle puisse me voir comme un soldat et finalement renoncer à notre amitié. Son plan n’a pas eu l’effet escompté : après ce jour à Jérusalem nous avons passé des années à couper la communication et à la reprendre, mais aujourd’hui nous sommes plus proches que jamais. Nous nous parlons chaque semaine. Elle a épousé un homme. Moi aussi. En 2021 elle s’est débrouillée pour avoir un permis de déplacement des autorités israéliennes et nous sommes allés à Jérusalem avec ses enfants. En les regardant, je fus envahi par la joie de voir la descendance d’un être aimé ; la façon dont ils lui ressemblent, la façon dont ils sont nouveaux. Mais aucun de nous n’a idée de quand ils pourraient se déplacer de nouveau. Ce n’est pas ça le rêve qu’Aseel et moi avons partagé. C’est une réalité violente dans un lieu injuste, avec de brefs moments de grâce.
Certains noms ont été changés