A Gaza, une distribution alimentaire vire à la tragédie : ce que l’on sait sur le convoi humanitaire et les tirs de l’armée israélienne

Les forces israéliennes, qui organisent une pénurie de nourriture dans l’enclave assiégée, ont suscité une émeute en tentant d’y faire entrer un convoi d’aide. Des soldats ont ouvert le feu sur la foule. Les autorités de santé de Gaza ont recensé une centaine de morts.

Les organisations humanitaires mettaient en garde, depuis janvier, contre le chaos que l’armée israélienne laisse se répandre dans l’enclave assiégée de Gaza. Le bain de sang – plus d’une centaine de morts – survenu jeudi 29 février, lors de l’émeute déclenchée par l’entrée d’un convoi d’aide alimentaire dans le territoire palestinien et par des tirs de l’armée israélienne sur la foule, a confirmé ces prédictions.

Emmanuel Macron a exprimé sur le réseau X sa « profonde indignation face aux images qui nous parviennent de Gaza où des civils ont été pris pour cible par des soldats israéliens ». Le chef de l’Etat français a dit « sa plus ferme réprobation envers ces tirs » et demandé « la vérité, la justice et le respect du droit international ». De son côté, Stéphane Séjourné, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, a déclaré vendredi matin sur France Inter, que « ce qui se passe [à Gaza] est indéfendable et injustifiable ». « Nous soutiendrons la demande de l’ONU d’une enquête indépendante », a-t-il ajouté sur X.

Le convoi a été affrété sans aucun dialogue avec les agences des Nations unies qui assument l’essentiel de l’aide à Gaza, ni avec l’administration civile, assimilée par Israël au Hamas, et sans que les habitants soient canalisés. Avant l’aube, jeudi, la rumeur d’une distribution imminente avait couru dans la ville de Gaza. Lorsque les premiers de ces 38 camions franchissent le point de contrôle israélien au sud de la métropole, des centaines d’hommes et d’adolescents les attendent sur le boulevard défoncé qui longe la mer.

Ils sont bientôt des milliers à se ruer vers les chargements, tentant de saisir qui un sac de farine, qui un carton d’aide. Une vidéo amateur, filmée de nuit et diffusée par la chaîne qatarie Al-Jazira, montre une foule qui se replie, alors que résonnent par intermittence les claquements secs de rafales de tirs. L’armée israélienne a disposé des soldats aux abords de la route, afin de « sécuriser un corridor ». Le ministère de la santé local, contrôlé par le Hamas, affirme que ces soldats ont ouvert le feu sur la foule et avance un bilan colossal : 112 morts palestiniens et 760 blessés.

« Blessures par balle »

L’armée israélienne nie pour sa part avoir tiré en direction du convoi. Elle évoque « des dizaines de morts et de blessés (…) dans une bousculade ». Elle affirme aussi que des conducteurs des camions ont forcé le passage, en écrasant des civils. Elle reconnaît cependant que des soldats ont tiré sur des Gazaouis qui s’approchaient de leurs positions.

L’hôpital Al-Awda, l’un des établissements de la ville, a reçu 176 blessés, selon son directeur par intérim, le docteur Mohamed Salha. « Nous avons observé des blessures par balle, sur toutes les zones du corps, les mains, les jambes, l’abdomen ou la poitrine », décrit-il au Monde par téléphone. Il précise ne pas avoir constaté de blessures laissant penser à une bousculade.

En milieu d’après-midi, Mahmoud Basal, le porte-parole de la défense civile, l’une des organisations de secouristes de Gaza, a également affirmé au Monde que ses équipes n’arrivaient toujours pas à atteindre certains corps abandonnés sur place, « car les forces d’occupation [israéliennes] tirent sur tous ceux qui s’avancent vers

cet endroit. Il y a aussi des blessés, nous essayons d’organiser une coordination [avec l’armée] pour aller les chercher », a-t-il ajouté.

Des Gazaouis avaient déjà rapporté à plusieurs reprises, en février, avoir été la cible de tirs israéliens alors qu’ils attendaient des distributions d’aide humanitaire. Le 25 février, sur la même route côtière, dans l’espoir de récupérer un peu de nourriture, « au moins dix Palestiniens ont été apparemment tués dans deux incidents de tirs et tirs d’obus », a ainsi signalé le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies dans l’un de ses comptes rendus quotidiens.

L’armée israélienne s’est refusée, jeudi, à nommer les partenaires avec lesquels elle a coordonné ce convoi – le quatrième depuis lundi. Arrivés d’Egypte, les 88 camions ont été inspectés au terminal israélien de Kerem Shalom et leur cargaison devait être distribuée « par des contractuels privés » dans « des abris » dans la ville de Gaza, que l’armée n’a pas identifiés. « Nous travaillons avec différentes parties prenantes à Gaza et à l’étranger pour faciliter ces livraisons », s’est contenté de souligner un porte-parole de l’armée, Peter Lerner.

Aide alimentaire internationale bloquée

Selon un fonctionnaire de Gaza, l’armée israélienne n’a pas contacté ce qu’il reste de l’administration de la ville, qu’elle a détruite méthodiquement durant la guerre, l’estimant totalement aux mains du Hamas. « Il n’y avait pas de coordination sécuritaire. Il n’y a pas de policiers dehors à Gaza, sinon ils seraient visés par les Israéliens », note cette source anonyme. En janvier, l’armée a visé et tué des policiers dans le sud de l’enclave, près du point de passage de Kerem Shalom.

« Depuis, les policiers refusent d’escorter nos convois », par peur d’être ciblés, déplore Philippe Lazzarini, le directeur de l’UNRWA, l’agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens et principale pourvoyeuse d’aide à Gaza. Résultat : des clans familiaux, plus nombreux et mieux armés que d’autres, commencent à mener des actions coordonnées contre les convois d’aide humanitaire près de Kerem Shalom et dans le centre de l’enclave, relève M. Lazzarini.

Depuis janvier, une partie de l’appareil sécuritaire israélien demande au gouvernement de faciliter le retour d’une autorité locale palestinienne au moins dans la métropole de Gaza, où l’armée estime avoir achevé ses opérations de haute intensité. Cette dernière y cherche une alternative au Hamas afin de prévenir sa résurgence dans les ruines de la ville. Elle refuse aussi de prendre en charge elle-même quelque 300 000 habitants dénués de tout.

Mais le gouvernement se refuse à engager le moindre dialogue politique avec l’Autorité palestinienne et le Fatah, seul rival de poids du Hamas. Il demeure sous la pression de ministres d’extrême droite, qui bloquent avec succès l’aide alimentaire internationale dans le port israélien d’Ashdod (Sud) et font de la faim une arme au service de leur double objectif déclaré : un nettoyage ethnique de l’enclave et sa recolonisation.

Famine « imminente »

Selon le ministère de la santé de Gaza, dix enfants sont morts de malnutrition ces derniers jours dans le nord de Gaza. Le photographe gazaoui Moussa Salem a publié sur son compte Instagram plusieurs clichés de petits corps enveloppés dans des linceuls à l’hôpital Kamal-Adwan, à Beit Lahya, tout au nord de l’enclave.

Parmi eux, Muhammad Al-Zayg, âgé de soixante jours, et Sahar Al-Baddah, elle aussi encore bébé, grandement affaiblis, conséquence, entre autres, de la malnutrition de leurs mères pendant leurs grossesses. Un quart de la population de Gaza est proche de la famine, 15 % des enfants de moins de 2 ans dans le nord de Gaza souffrent de « malnutrition aiguë » selon le Programme alimentaire mondial (PAM) – « le pire niveau de malnutrition infantile au monde », a souligné devant le Conseil de sécurité de l’ONU Carl Skau, son directeur exécutif adjoint, le 27 février. « Si rien ne change, une famine est imminente dans le nord de Gaza », a-t-il mis en garde. Les solutions sont connues, « elles relèvent d’une décision politique » d’Israël, souligne M. Lazzarini: il s’agirait pour l’Etat hébreu de cesser de bloquer l’aide au port d’Ashdod et d’ouvrir un point de passage aux convois dans le nord de l’enclave.

Plus de 30 000 personnes tuées, selon le Hamas

Les alliés occidentaux d’Israël l’y exhortent. Mais depuis deux mois, au contraire, l’Etat hébreu accroît les obstacles aux agences des Nations unies assumant la distribution de l’aide, jugées hostiles ou infiltrées par le Hamas. En février, l’aide qui parvient à Gaza a diminué de 50 %, selon M. Lazzarini. L’UNRWA, qu’il dirige, est une structure quasi étatique à Gaza, forte de 13 000 employés. Israël la harcèle et souhaite la voir démantelée. L’Etat hébreu limite les autorisations de passage des convois. Le dernier que l’UNRWA a pu acheminer jusqu’à la ville de Gaza y est entré le 21 janvier.

Un autre convoi a été visé par des frappes de la marine israélienne, le 5 février, avant d’atteindre son but. Deux semaines plus tard, un convoi du PAM a vu l’essentiel de son chargement pillé par des Palestiniens affamés, avant même d’avoir pu atteindre la ville de Gaza. L’organisation a mis en pause ses livraisons vers le nord.

Dans ces conditions impossibles, la présidente de Médecins sans frontières, Isabelle Defourny, juge que le drame causé par le convoi du 29 février était prévisible. « La population est affamée, inquiète, elle attend toute la nuit de la nourriture. Distribuer de l’aide dans ces conditions, c’est évidemment très dangereux. Ça demande beaucoup de précautions, que les gens soient informés, rassurés… Quelles que soient les circonstances exactes du drame, la responsabilité revient à ceux qui organisent la pénurie de nourriture. Nous disons aux Israéliens que le minimum n’est pas là pour assurer la distribution d’aide humanitaire. »

Cette hécatombe marque un cap symbolique : celui des 30 000 morts recensés par le ministère de la santé depuis le début de la guerre, selon le Hamas. « Avec les blessés et les disparus, cela fait plus de 100 000 victimes directes du conflit, soit 5 % de la population de Gaza », rappelle M. Lazzarini.

Interrogé jeudi sur le drame, le président américain, Joe Biden, a répondu : « Nous vérifions ça en ce moment. Il y a deux versions contradictoires de ce qui s’est produit. Je n’ai pas encore de réponse. » « Nous sommes en contact avec le gouvernement israélien depuis tôt ce matin et comprenons qu’une enquête est en cours, a ensuite déclaré à la presse le porte-parole du département d’Etat, Matthew Miller. Nous suivrons cette enquête de près et nous ferons pression pour obtenir des réponses. »

Le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, a dénoncé un « nouveau carnage » et des morts « totalement inacceptables ». « Priver les gens de l’aide humanitaire constitue une violation grave » du droit humanitaire international, a souligné M. Borrell, exigeant « un accès humanitaire sans entrave à Gaza ».