A Gaza, Israël a fait de l’eau une arme de destruction massive

En refusant aux Palestiniens l’accès à de l’eau potable depuis le début de la guerre, Israël a créé une crise sanitaire sans précédent et risque de provoquer des dommages écologiques irréversibles.

En novembre, un mois seulement depuis l’agression d’Israël sur Gaza qui dure maintenant depuis plus de 100 jours, Pedro Arrojo-Agudo, Rapporteur Spécial de l’ONU sur le droit à l’eau potable et à des installations sanitaires, a averti qu’Israël « devait cesser d’utiliser l’eau comme une arme de guerre ». « Chaque heure qui passe alors qu’Israël empêche l’alimentation en eau potable dans la Bande de Gaza, en violation flagrante du droit international, plonge les Gazaouis dans le risque de mourir de soif et de maladies liées au manque d’eau potable », s’est-il désolé. Le taux de mortalité résultant du manque d’eau et son impact sur la santé publique, a ajouté Arrojo-Agudo, pourrait dépasser celui des bombardements israéliens eux mêmes.

Refuser l’eau à Gaza a constitué une manœuvre essentielle de la guerre depuis son tout début, Israël fermant le 7 octobre les canalisations qui alimentent l’enclave. Le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant a annoncé qu’Israël « imposait un siège total sur Gaza. Ni électricité, ni nourriture, ni eau, ni carburant. Tout est fermé. Nous nous battons contre des animaux humains et nous agissons en conséquence ».

La transformation de l’eau en arme de guerre est reconnue dans l’accusation de l’Afrique du Sud – entendue la semaine dernière par la Cour Internationale de Justice (CIJ) – comme quoi l’agression d’Israël sur Gaza constitue un crime de génocide. Cette accusation a également été présentée par d’autres chercheurs et personnalités des droits de l’homme, dont Craig Mokhiber, l’ancien directeur du bureau de New York du Haut Commissariat de l’ONU aux Droits de l’Homme, dans sa lettre de démission en octobre.

Comme la pétition de l’Afrique du Sud le fait remarquer, ce qui s’est déroulé à Gaza est l’intensification d’une politique très ancienne de violence contre le peuple palestinien. La privation d’eau et la destruction des infrastructures de l’eau et de l’assainissement font depuis longtemps partie des efforts des Israéliens, à la fois dans la Bande de Gaza et en Cisjordanie, « pour rendre le processus quotidien de la vie, et d’une vie digne, plus difficile pour la population civile », comme l’a établi en 2009 une Mission Exploratoire de l’ONU.

Des Palestiniens marchent avec des bouteilles d’eau distribuées le 12 décembre à Rafah, au sud de Gaza. (Mohammed Zaanoun/Activestills)

Les opérations militaires passées dans ces deux territoires occupés ont aussi provoqué la destruction des ressources en eau. Et, depuis des décennies, Israël utilise la saisie de l’eau pour déposséder les Palestiniens de leur terre et de leurs modes de vie – entravant l’agriculture des Palestiniens en Cisjordanie et aussi des Palestiniens à l’intérieur d’Israël. Mais l’utilisation de l’eau comme une arme par Israël dans le cadre de son offensive actuelle sur la Bande de Gaza l’est à une échelle entièrement différente, avec la capacité de provoquer une crise sanitaire publique sans précédent et des dommages écologiques irréversibles.

Une catastrophe sanitaire et écologique

La dépendance presque totale de Gaza à Israël en ce qui concerne l’eau et l’énergie la rend particulièrement vulnérable face à la militarisation des ressources élémentaires. Environ 30 % de l’eau fournie à Gaza est généralement achetée à Israël, et le reste dépend de l’électricité et du carburant – dont l’entrée est également sous contrôle israélien – pour sa purification.

Depuis le début de la guerre, le siège renforcé et les bombardements israéliens ont provoqué une pénurie massive de la fourniture d’eau. Le 14 octobre, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a déclaré que la coupure de l’électricité signifiait qu’il n’y avait plus assez de puissance pour faire fonctionner les puits d’eau, les usines de désalinisation et de purification, et les services d’assainissement. Elle a par ailleurs rapporté que des frappes avaient endommagé six puits d’eau, trois stations de pompage, un réservoir et une usine de désalinisation qui desservait plus de 1.1 million de personnes.

L’UNICEF, qui avait ouvert cette usine de désalinisation en 2017, a déclaré que les gens étaient obligés de boire de l’eau de mer extrêmement salée, par ailleurs contaminée par de grandes quantités d’eaux usées non traitées déchargées quotidiennement dans la mer. En quinze jours depuis le début de la guerre, l’OCHA a estimé la consommation d’eau par personne à Gaza – pour boire, cuisiner et se laver – à simplement 3 litres par jour, tandis que ceux qui s’entassaient dans les abris de l’ONU n’avaient accès qu’à I litre par jour ; les normes internationales recommandent au moins 15 litres par jour et par personne.

Des Palestiniens tirent de l’eau de tuyaux fournis par l’Agence de Secours et de Travaux des Nations Unies (UNRWA) le 25 janvier 2023 dans le camp de réfugiés de Rafah, au sud de la Bande de Gaza. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

Et, devant l’indisponibilité de l’eau en bouteilles et l’arrêt du fonctionnement des usines de désalinisation, l’OCHA a écrit : « Les gens ont eu recours à la consommation d’eau extraite des puits agricoles, aggravant l’exposition aux pesticides et autres produits chimiques, exposant la population au risque de mourir ou de subir une épidémie de maladies infectieuses. »

Même pendant la « pause humanitaire » de sept jours dans les hostilités fin novembre, quand 200 camions d’aide humanitaire par jour – moins de la moitié du nombre qui entrait quotidiennement avant la guerre – ont été autorisés dans Gaza, les bouteilles d’eau potable sont restées lamentablement insuffisantes. « Malgré la pause, il n’y a presque pas eu d’amélioration dans l’accès des résidents du nord à de l’eau pour boire et pour les besoins domestiques, alors que la majeure partie des équipements de fourniture d’eau restaient fermés a cause du manque de carburant et, pour certains, parce que endommagés », a fait remarquer OCHA.

Les conséquences sont vite devenues claires. Fin octobre, un rapport interne du Département d’État des États-Unis a exprimé la crainte que 52.000 femmes enceintes et plus de 30.000 bébés de moins de six mois se voient obligés de boire un mélange potentiellement létal d’eau polluée par les égouts et le sel de la mer. Depuis lors, les Palestiniens de la Bande de Gaza ont été gravement affaiblis par la faim et la maladie endémiques, ainsi que par les blessures physiques infligées à presque 60.000 personnes et le stress psychique dû aux bombardements incessants qui ont anéanti plus de 23.500 vies. Tout ceci rend les Palestiniens de Gaza encore plus vulnérables aux maladies transmises par l’eau.

Vers la fin décembre, comme l’a rapporté l’OMS, les plus d’1 million de Palestiniens déplacés qui s’abritent dans la ville de Rafah au sud avaient accès, en moyenne, à une seule toilette pour chaque groupe de 486 personnes, tandis que dans toute la Bande, une douche était utilisée par une moyenne de 4.500 personnes. Les eaux usées coulent dans les rues et contaminent les tentes dressées en hâte dans lesquelles des centaines de milliers de personnes vivent maintenant dans le sud et le centre de Gaza. Les femmes qui ont leurs règles sont confrontées à d’intenses difficultés, les produits menstruels, les toilettes et l’eau étant fournis en quantité cruellement limitée.

Des tentes à l’infini dans la ville de Rafah au sud de Gaza, le 9 janvier 2024. (Mohammed Zaanoun)

Une autre tactique dérangeante – et potentiellement durable – qu’Israël a déployée ces dernières semaines, c’est de pomper l’eau de mer et de la faire entrer dans les tunnels de Gaza. Le but évident, c’est de détruire les tunnels et de débusquer les agents du Hamas, mais le Wall Street Journal a rapporté que cette action pouvait « également menacer la fourniture en eau de Gaza ».

Bien que l’étendue de l’opération de pompage demeure peu claire, le dépôt de plainte de l’Afrique du Sud à la CIJ exprime « une extrême inquiétude » à propos de cet usage particulier de l’eau en tant qu’arme offensive, déclarant : « Des experts de l’environnement ont averti que cette stratégie ‘risque de provoquer une catastrophe écologique’ qui laisserait Gaza sans eau potable, dévasterait le peu d’agriculture encore possible et ‘ruinerait les conditions de vie de chacun à Gaza’. »

Le dépôt de plainte de l’Afrique du Sud a également fait remarquer que le Rapporteur Spécial de l’ONU pour le droit à l’eau avait parait-il comparé ce projet israélien au « salage » mythique roamin des champs de Carthage, dont le but était d’empêcher la croissance des cultures et de rendre le territoire inhabitable.

L’accès à l’eau potable fait partie intégrante de la lutte contre la famine et la maladie et, avec la destruction intensive de l’infrastructure de l’eau à Gaza – dont les conduites d’alimentation en eau, les stations de pompage et les puits – une véritable catastrophe humanitaire est à portée de main. Selon les mots de la pétition de l’Afrique du Sud à la CIJ : « Ces conditions – délibérément infligées par Israël – sont calculées pour provoquer la destruction de la population palestinienne de Gaza. » En effet, les experts en santé publique avertissent qu’un demi million de personnes – un quart de la population de Gaza – pourraient mourir de maladie d’ici un an.

Faire de l’eau un droit de la personne humaine

Les militants et les organisations des droits de l’homme doivent s’opposer sans équivoque à la militarisation de l’eau par Israël. En tant que militants de l’Alliance pour la Justice de l’Eau en Palestine, basée aux États-Unis, et 1for3.org [eau, santé, éducation], nous avons vu comment la politique israélienne discriminatoire sur l’eau sert depuis longtemps à Israël à contrôler les Palestiniens et à les chasser de leur terre. Nous avons aussi vu comment l’activisme autour de l’eau peut mobiliser les gens de nombreux continents pour faire campagne pour la justice.

Prenez l’exemple du camp de réfugiés d’Aïda, dans la ville de Bethléem en Cisjordanie occupée par Israël, où pendant quelques étés, l’eau n’a coulé dans ses canalisations que tous les quinze jours. Comme dans tant de parties de la Cisjordanie, les gens stockent l’eau dans des réservoirs sur leur toit. Quand il n’y en a plus, les coûts flambent et les indignités s’accumulent, tandis que, face aux maisons des réfugiés, les colons ne font jamais l’expérience de la rareté de l’eau.

Le 13 juillet 2012, des résidents du camp de réfugiés d’Aïda remplissent d’eau des bouteilles en plastique à un robinet public pour compenser le manque d’accès à l’eau courante dans leurs maisons. (Ryan Rodrick Beiler/Activestills)

Reconnaître ce problème au niveau d’une communauté a conduit à la création d’un jardin hydroponique communautaire, une sensibilisation accrue à la justice environnementale, et des initiatives communautaires d’analyse de l’eau auxquelles ont participé des experts de Boston. Des militants de la région de Boston se sont par ailleurs organisés sur la question de la justice de l’eau pour mettre fin à un partenariat sur l’eau entre le Massachusetts et Israël.

Alors que la CIJ étudie les accusations de génocide contre Israël, nous appelons les spécialistes et les militants de l’eau à signer cette lettre ouverte, qui souligne la politique discriminatoire d’Israël à propos de l’eau depuis des décennies et appelle à mettre fin à la transformation de l’eau en arme de guerre dans la Bande de Gaza.