Des mères accouchant sans aucune aide médicale, des bébés sans lait, une seule toilette pour 500 personnes — mais rien de tout cela ne suscite de l’empathie.
Parfois un désastre est si grand qu’il obscurcit ses propres détails. Derrière le nombre des morts et des personnes déplacées à Gaza, le conflit a été disproportionnellement féroce pour les filles et les femmes. Dans une « cruelle inversion » de l’histoire de ce conflit, a déclaré à l’Associated Press la directrice exécutive de ONU Femmes, les femmes et les enfants ont subi le plus gros de la guerre.
La situation, vue de près, est inimaginable. Il y a environ 50 000 femmes enceintes à Gaza et 40% de ces grossesses ont été classées à haut risque ; 180 femmes accouchent chaque jour. L’infrastructure de santé a été pratiquement anéantie. Selon l’association Care : « Il n’y a pas de médecins, de sages-femmes ou d’infirmières pour aider les femmes pendant l’accouchement. Il n’y a pas de médicaments contre la douleur, ni d’anesthésie, ni de matériel d’hygiène quand les femmes accouchent. » Les bébés naissent sur le sol, dans la nature, les cordons ombilicaux sont coupés avec ce qu’elles ont de coupant sous la main, et le nouveau-né est gardé au chaud avec des boîtes de conserve remplies d’eau chaude. Les césariennes, qui sont douloureuses après coup même quand il y a plein de médicaments, sont effectuées sans aucune anesthésie du tout, par des chirurgiens qui n’ont pas d’eau pour se laver les mains, sans parler de les stériliser, ni antibiotiques pour les infections qui en résultent. Dans certains cas, selon le rapport du Washington Post, des césariennes ont été effectuées sur des femmes postmortem.
Quand la mère et l’enfant survivent dans ces circonstances impossibles, ils sont ensuite confrontés au déplacement et à la faim tout en devant soigner des déchirures douloureuses, des blessures et la malnutrition des bébés. Des femmes enceintes ont dû faire un voyage de 30 km du nord au sud de Gaza. Elles arrivent dans des circonstances dont l’Unicef dit qu’elles dépassent les seuils de famine et qui sont particulièrement inquiétantes quand il s’agit du sort de dizaines de milliers de femmes enceintes ou allaitantes, dont la majorité ne consomment qu’un ou deux types de nourriture. Des mères ne peuvent accéder à suffisamment de nourriture et d’eau potable pour produire du lait pour leurs bébés et quand du lait en poudre est disponible dans les camps de déplacés, trouver de l’eau potable, la bouillir et la mélanger avec le lait en poudre est un défi quotidien. En décembre, des bébés d’un mois nés dans des camps de déplacés n’avaient jamais été lavés. « Tant d’aspects de la maternité, disait en novembre un rapport de CNN, « jadis de pure routine, sont maintenant une affaire de vie ou de mort ».
Celles qui survivent à ses douloureuses naissances sans soutien et à la précarité qui les suit sont les chanceuses. Quelques semaines seulement après le début de la guerre, des rapports ont indiqué que les fausses couches et les enfants morts-nés avaient augmenté de 20%. Avec quelque 85% de la population de Gaza maintenant déplacée, et les grands nombres de personnes s’installant dans des camps, la véritable échelle de la mortalité maternelle, de la mortalité infantile et de la crise des pertes de grossesses est certainement plus grande que les rapports des organisations d’aide ou d’informations même ne le suggèrent. Mais ce que les filles et les femmes ont à subir ne s’arrêtent pas là.
À un campement de tentes de 5 km2 à Rafah, aucune aide n’est autorisée à entrer, privant les habitants de nourriture, de fournitures médicales, de produits d’hygiène ou sanitaires. À cause du manque de produits périodiques, celles qui saignent à la suite d’un accouchement ou d’une fausse couche, ainsi que les femmes et les filles qui ont leurs règles, doivent utiliser des morceaux de tissu de tentes, de vêtements, des morceaux déchirés de serviettes, ce qui augment le risque d’infection et de choc toxique. Il y a une douche pour 2000 personnes et une toilette pour 500.
Il était perturbant d’être dans le sillage du discours féministe dominant pendant les dernières semaines, alors que se déroulait tout cela. Surréel de l’écouter tourbillonner autour des nominations apparemment pas assez féministes de Barbie aux Oscars, avec une intervention de Hillary Clinton elle-même, après qu’elle a exprimé son objection aux appels pour un cessez-le-feu. Une partie de cela n’est que la nature humaine — nos contextes et nos cultures propres dictent nos priorités immédiates. Mais d’autres impulsions, inconfortables à envisager, mais difficiles à éviter, atténuent l’inhumanité et l’urgence de la situation, quand il s’agit des filles et des femmes de Gaza.
Les Palestiniennes ne sont pas perçues comme partageant le genre de valeurs auxquelles on fait appel pour venir à leur rescousse. Le fait que Gaza ait voté en faveur du Hamas il y a 18 ans a été étalé afin de prouver qu’il y a une responsabilité collective pour les actions du groupe le 7 octobre et qu’il n’y a pas d’innocents. Dans une autre tendance, tout le système de valeurs de Gaza est mis en question, en soulevant des problèmes comme le manque des droits LGBTQ+. En plus des rapports sur la violence sexuelle pendant l’attaque du Hamas, ils sont vus comme des facteurs qui devrait annuler toute sympathie pour ceux et celles de Gaza et les rendre suspects d’alignement avec le Hamas, Israël étant le côté qui partagerait les valeurs libérales progressistes. Une lettre au New York Times répondant à quelques étudiants d’Ivy League aux États-Unis qui avaient blâmé Israël pour les attaques du Hamas, capturait bien cet effondrement. « Est-ce que les nombreux adeptes du Hamas à Harvard et Columbia réalisent », demandait la lettre, « que le Hamas persécute brutalement la communauté LGBTQ de Gaza, exige la soumission des femmes, et torture et exécute sommairement les dissidents ? » L’argument pourrait aussi bien dire tout simplement : ils ne sont pas comme nous, et ils ont commencé.
C’est un argument qui est un nivellement par le bas de l’humanité, donnant licence de salir toute une population avec les crimes des pires d’entre eux, et d’abdiquer toute responsabilité à réfléchir, de manière critique et avec empathie, sur des cultures et des politiques façonnées par des années d’occupation, de crise et de siège. Aux États-Unis, dans le programme d’information Face the Nation, une électrice a dit qu’elle était inquiète pour ses droits reproductifs, mais qu’il serait « hypocrite » d’utiliser ces inquiétudes comme une justification à voter pour Joe Biden, alors qu’il soutient des grèves et des blocus sur une population, ce qui a mené à des expériences maternelles et à des résultats calamiteux. Ce genre de lucidité semble être beaucoup demander en ce moment, où se trouvent en compétition les influences de l’esprit de clocher, du tribalisme et de la propagande. Mais les détails provenant de Gaza sont si choquants, si implacables, qu’il est peut-être temps de penser maintenant à ce que signifient vraiment des valeurs progressistes, féministes ou autres, si elles s’arrêtent au seuil de ce qui est familier.
- Nesrine Malik est chroniqueuse au Guardian