À Gaza, des images satellite et des vidéos révèlent que 16 cimetières au moins ont été profanés par l’armée israélienne

L'armée israélienne a profané au moins 16 cimetières au cours de son offensive terrestre à Gaza, selon les constatations d'une investigation de CNN, en laissant derrière elle des pierres tombales détruites, le sol retourné, et, dans certains cas, des corps exhumés.

CNN a pu voir sur place les résultats de l’action des bulldozers israéliens dans les cimetières de Gaza

À Khan Younis, dans le sud de Gaza, où les combats se sont intensifiés au début de la semaine [du 15 au 21 janvier], les forces israéliennes ont détruit un cimetière, enlevant des corps dans le cadre, selon les propos tenus à CNN par les forces de défense israéliennes (FDI), d’une recherche des restes d’otages capturés par le Hamas pendant les attaques terroristes du 7 octobre.

Traces laissées par des blindés israéliens qui ont détruit un cimetière proche de l’hôpital Al Nasser à Khan Younis, Gaza, le 17 janvier.

CNN a examiné des images satellite et des vidéos provenant de réseaux sociaux montrant la destruction de cimetières, et l’a constatée sur place au cours d’un déplacement en convoi avec les FDI. Réunis, ces éléments révèlent une pratique systémique dans les lieux où les forces terrestres israéliennes ont progressé à l’intérieur de la Bande de Gaza.

La destruction intentionnelle de sites religieux, comme les cimetières, viole le droit international, sauf dans des circonstances restreintes conférant à un site un caractère d’objectif militaire, et des experts juridiques ont dit à CNN que les actes d’Israël pouvaient être assimilables à des crimes de guerre.

Un porte-parole des FDI n’a pas pu fournir d’explication concernant la destruction des 16 cimetières dont CNN a indiqué les coordonnées, mais il a affirmé que l’armée n’avait parfois “pas d’autre choix” que de cibler les cimetières qui seraient, selon les FDI, utilisés par le Hamas à des fins militaires.

Les FDI ont assuré que le sauvetage des otages ainsi que la recherche et la restitution de leurs corps constituaient une de leurs missions centrales à Gaza, ce qui serait la raison pour laquelle des corps ont été retirés de certaines sépultures.

“Le processus d’identification des otages, effectué dans un emplacement sécurisé et différencié, assure le meilleur respect des défunts ainsi que des conditions professionnelles optimales”, a affirmé à CNN un porte-parole des FDI, ajoutant que les corps dont on déterminerait qu’ils n’étaient pas ceux d’otages seraient “restitués dans la dignité et le respect”.

Mais dans d’autres cas, l’armée israélienne semble avoir utilisé des cimetières comme avant-postes militaires. L’analyse faite par CNN d’images satellite et de vidéos montre que des bulldozers israéliens ont transformé de nombreux cimetières en bases, nivelant des zones importantes et élevant des remblais pour fortifier des positions militaires.

Dans le quartier de Shajaiya, à Gaza-ville, on a pu voir à l’emplacement ancien du cimetière des véhicules militaires israéliens entourés de remblais de tous côtés. La partie centrale du cimetière de Shajaiya avait été nettoyée avant la guerre, selon les informations de médias locaux. Mais des images satellite ont montré d’autres secteurs aplanis plus récemment au bulldozer et une présence des FDI visible à partir du 10 décembre.

Le 18 décembre, les FDI ont publié une photo non datée de ce qui serait, selon elles, un lance-roquettes du Hamas sur le terrain du cimetière de Shajaiya. CNN n’a pas pu vérifier de façon indépendante à quel moment et en quel lieu cette photo avait été prise.

Un spectacle de destruction similaire était visible au cimetière de Bani Suheila, à l’est de Khan Younis, où des images satellite ont révélé la façon dont les lieux de sépulture avaient été rasés délibérément et progressivement, et la création de fortifications défensives au cours d’au moins deux semaines, fin décembre et début janvier.

Au cimetière d’Al-Falouja dans le quartier de Jabalya, dans le nord de Gaza-ville, au cimetière d’Al-Tuffah, dans l’est de Gaza-ville, et dans un cimetière du quartier de Sheikh Ijlin, à Gaza-ville, des pierres tombales détruites et des traces de roulement bien marquées évoquaient des véhicules fortement blindés ou des chars roulant sur des tombes.

Le véhicule blindé de transport de troupes qui transportait la semaine dernière une équipe de CNN a traversé directement le nouveau cimetière d’Al-Bureij, un camp de réfugiés palestinien au centre de Gaza, tandis qu’il quittait la Bande. Des tombes étaient visibles de chaque côté de la piste de terre récemment aplanie au bulldozer, comme on le voyait sur un écran à l’intérieur du véhicule qui montrait des images en direct fournies par la caméra frontale. CNN a confirmé l’emplacement du cimetière en géolocalisant ses prises de vues effectuées ce jour-là dans la Bande de Gaza et en les confrontant à des images satellite.

D’autres cimetières analysés par CNN sur la base d’images satellite ne montraient aucun signe, ou presque aucun signe, de destruction ou de terrassements militaires. Il s’agissait entre autres de deux cimetières où sont enterrés des soldats tombés lors des première et deuxième guerres mondiales, notamment des chrétiens et quelques juifs.

Le porte-parole des FDI n’a pas expliqué pourquoi de vastes portions de cimetières avaient été nivelées au bulldozer pour les convertir en avant-postes militaires ou pourquoi des véhicules militaires étaient garés là où des tombes s’étaient trouvées autrefois. “Nous sommes astreints à une stricte obligation relative au respect des morts, et il n’existe aucune politique visant à créer des installations militaires sur le lieu de sépultures”, a assuré le porte-parole à CNN.

CNN ayant demandé des informations sur la dégradation de tombes à Khan Younis, les FDI ont répondu qu’elles exhumaient des corps à Gaza dans la cadre d’une recherche des restes d’otages capturés par le Hamas.

Les troupes israéliennes ont gravement endommagé le cimetière de Khan Younis entre lundi soir [15 janvier] et mercredi matin [17 janvier], lors de manœuvres dans la zone entourant les bâtiments de l’hôpital Al Nasser et un hôpital de campagne jordanien, selon des images satellite et des vidéos examinées et géolocalisées par CNN.

Selon des propos tenus à CNN par les FDI, lorsque “des informations opérationnelles ou des renseignements ayant un caractère critique sont reçus”, l’armée conduit “des opérations précises pour retrouver les otages dans les lieux spécifiques où les informations indiquent que des corps d’otages pourraient se trouver”.

Israël indique que 253 personnes ont été prises en otage lors des attaques terroristes perpétrées par le Hamas le 7 octobre et pense que 132 otages sont encore à Gaza – 105 d’entre eux étant vivants, et 27 morts.

“Je n’ai pas pu trouver sa tombe”

La fille de Munther al Hayek, Dina, a été tuée lors de la guerre de 2014 à Gaza. Au début de janvier il s’est rendu au cimetière de Sheikh Radwan à Gaza-ville pour aller sur la tombe de Dina, mais elle n’était pas là. Il a essayé de trouver la tombe de sa grand-mère. Elle n’était pas là non plus.

“Les forces d’occupation les ont détruites et les ont passées au bulldozer”, a dit à CNN Hayek, porte-parole à Gaza du groupe palestinien d’opposition Fatah. “Ce spectacle est horrible. Nous voulons que le monde intervienne pour protéger les civils palestiniens.”

Mosab Abu Toha, un poète de Gaza dont les œuvres ont été publiées dans le New York Times et le New Yorker, a lui aussi appris que le cimetière où son jeune frère et son grand-père sont enterrés avait été fortement endommagé par l’armée israélienne.

Abu Toha, qui est maintenant en sécurité au Caire, a raconté à CNN que son frère l’avait appelé le 26 décembre depuis le cimetière de Beit Lahia, dans le nord de Gaza, car il cherchait ses proches défunts et ne parvenait pas à les trouver.

Dans un enregistrement vidéo de leur communication, visionné par CNN, des gravats jonchent le terrain où le cimetière s’étendait autrefois. Des traces de roulement de véhicules militaires lourds sillonnent le cimetière sur des images satellite.

Le décompte des morts à Gaza s’accroît de jour en jour. Plus de 24 000 Palestiniens ont été tués du fait d’attaques israéliennes, selon le ministère de la Santé à Gaza, contrôlé par le Hamas. Les inhumations sont souvent faites rapidement, conformément à la pratique islamique, et, depuis le début de la guerre, les morts ont souvent été enterrés dans des fosses communes.

Fin décembre, Israël a restitué les corps de 80 Palestiniens morts dans la guerre, assurant avoir confirmé que ce n’étaient pas des otages israéliens capturés par le Hamas. Les médias palestiniens ont affirmé à ce moment que les cadavres restitués n’étaient pas identifiables. CNN ne peut pas vérifier ces allégations de manière indépendante.

Respecter les morts

Des juristes spécialistes du droit international soulignent que la profanation des tombes viole le Statut de Rome, le traité de 1998 qui a créé et régit la Cour pénale internationale (CPI) pour se prononcer sur les crimes de guerre, crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes d’agression. Israël, qui avait soutenu à l’origine la création de la cour, n’a pas ratifié le Statut de Rome.

Les cimetières bénéficient de protections en tant que “biens de caractère civil” aux termes du droit international et reçoivent des protections spécifiques, sous réserve d’exceptions limitées.

Les cimetières ne peuvent être attaqués ou détruits que si l’autre belligérant les utilise en vue de buts militaires, ou si de tels actes sont estimés répondre à une nécessité militaire, l’avantage militaire obtenu surpassant les dommages subis par les biens de caractère civil.

Janina Dill, co-directrice à l’Institute for Ethics, Law and Armed Conflict de l’université d’Oxford, a donné des précisions à CNN : “Le caractère civil du cimetière reste intact dans une certaine mesure. Quelqu’un qui veut attaquer un cimetière doit prendre en considération le type d’utilisation civile des tombes et l’importance civile du cimetière, et doit réduire les dommages infligés à cette fonction civile du cimetière”.

L’Afrique du Sud a fait figurer la destruction de sépultures menée à Gaza par les FDI dans les arguments qu’elle présente à la Cour internationale de Justice pour prouver qu’Israël commet un génocide. Israël rejette cette allégation mais, selon Dill, si la destruction de cimetières n’est pas à elle seule assimilable à un génocide, elle peut ajouter un élément de preuve à l’intentionnalité des actes d’Israël.

“La notion selon laquelle même les morts ne sont pas laissés en paix comporte une énorme signification symbolique”, souligne Dill. “Le droit international humanitaire protège la dignité des personnes qui sont hors de combat ou ne sont pas impliquées dans les combats, et cette protection ne prend pas fin quand elles meurent.”

Mais, dans au moins deux cas, il est clair qu’on a pris soin de respecter les morts – dans des cimetières où aucun Palestinien n’est enterré.

À un peu plus d’un kilomètre du cimetière détruit d’Al-Tuffah, à l’est de Gaza-ville, un cimetière où sont inhumés des soldats morts au cours des première et deuxième guerres mondiales, pour la plupart britanniques et australiens, est pour l’essentiel intact. Un cratère sur les lieux de sépulture apparaît sur des images satellite prises le 8 octobre et le 15 octobre mais, à cela près, les lieux n’ont pas été touchés par la guerre.

Un deuxième cimetière administré par le Comité des sépultures de guerre du Commonwealth, dans le centre de Gaza, fournit un exemple encore plus flagrant. Des véhicules détériorés et des routes détruites entourent le cimetière. Mais ce lieu de sépulture, où se trouvent les tombes de soldats de la première guerre mondiale dont la plupart sont chrétiens et quelques-uns juifs, est intact.

Des soldats israéliens ont même posé avec un drapeau israélien près de la tombe d’un soldat juif inhumé là, et une autre image postée sur des réseaux sociaux montre un blindé stationnant à la lisière de ce lieu de sépulture – respectant donc le caractère sacré de ce terrain.

Le respect de certains morts, mais pas des autres, contrevient au droit international, a dit à CNN Muna Haddad, juriste spécialiste des droits humains et chercheuse dans le domaine du traitement des morts.

“Ce qui se produit est une violation évidente de ces règles élémentaires et constitue le crime de guerre d »atteintes à la dignité de la personne’ aux termes du Statut de Rome”, a-t-elle précisé.