Gaza est au bord de l’effondrement

Pourquoi les dirigeants des États-Unis et des pays européens n’ont-ils pas exigé un cessez-le-feu bilatéral, qui mettrait fin aux morts et aux destructions, et faciliterait la libération des otages et l’entrée sécurisée de l’aide en quantité nécessaire ?

Cela fait 38 ans que j’examine l’impact de la politique israélienne sur l’économie et la société de Gaza. Au cours de cette période, l’économie a été tout simplement vidée de toute substance et la majorité des Gazaouis n’ont pas pu satisfaire leurs besoins les plus élémentaires. Pourtant, aussi mauvaise qu’ait été la situation avant l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre, l’effondrement systémique total n’a jamais été une menace imminente. C’en est une maintenant.

Il y a à Gaza un besoin désespéré de ressources élémentaires, y compris la nourriture. Cependant, les premiers convois d’aide n’ont été admis dans Gaza que le 21 octobre. Selon le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), le 7 novembre, un total de 650 camions étaient entrés dans Gaza, soit 36 camions par jour — 7 pour cent des 500 camions qui entraient dans Gaza quotidiennement avant le 7 octobre. À la date du 3 novembre, le Programme alimentaire mondial estimait que “les stocks actuels de produits alimentaires essentiels [seraient] suffisants pour environ cinq jours de plus.”

Même le pain est de plus en plus rare. Onze boulangeries ont été détruites dans le sud et le seul moulin apte à moudre du blé est hors service en raison du manque d’électricité et de carburant. Dans le nord, aucune boulangerie n’est en état de fonctionner. Selon l’ONU, le Gazaoui moyen subsiste avec deux morceaux de pain arabe fait de farine stockée. Des produits essentiels comme le riz, les légumes secs et l’huile végétale ont presque disparu du marché. La farine de blé, les œufs et les laitages ne sont plus disponibles dans les magasins de Gaza. Les ONG locales et internationales fournissent une assistance alimentaire limitée dans la mesure de leurs moyens.

Chris Gunness, ancien porte-parole de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), affirme qu’il existe un seul moyen de répondre à la catastrophe alimentaire qui menace : qu’Israël ouvre le poste-frontière encore verrouillé de Kerem Shalom, qui peut traiter les quantités d’aide nécessaires ; le point de passage de Rafah, contrôlé par l’Égypte, où les routes ont été bombardées dès le début de la guerre, ne peut pas traiter de tels volumes. Une question se pose toujours, plus d’un mois plus tard. Pourquoi les dirigeants des États-Unis et des pays européens n’ont-ils pas exigé un cessez-le-feu bilatéral, qui mettrait fin aux morts et aux destructions, et faciliterait la libération des otages et l’entrée sécurisée de l’aide en quantité nécessaire ?

Outre la nourriture, les Gazaouis ont besoin de carburant, d’électricité et d’eau. Israël a interdit l’entrée du carburant, alléguant qu’il pourrait tomber entre les mains du Hamas. Selon certaines informations, le Hamas aurait accumulé d’importantes quantités de carburant ; si c’est vrai, c’est révoltant. Depuis le 11 octobre, la fourniture d’électricité est totalement interrompue. Les gens ont recours à des groupes électrogènes de secours, mais leur utilisation est limitée par la diminution du carburant disponible. Le carburant est également essentiel pour le fonctionnement des usines de traitement des eaux usées. La majorité des 65 stations de pompage des eaux usées de Gaza seraient hors service, dont au moins 25 à Gaza Ville et dans le nord, ce qui cause “un risque imminent d’inondations d’eaux usées dans des zones étendues de la ville.”

L’absence de carburant et d’électricité, ainsi que les dégâts dus aux attaques aériennes, a eu des conséquences désastreuses pour le secteur de la santé. L’hôpital de l’amitié turco-palestinienne, le seul hôpital de Gaza pour les patients atteints de cancer, a fermé ses portes la semaine dernière, étant à court de carburant. Selon l’ONU, 14 hôpitaux sur 35 dotés de services d’hospitalisation ne fonctionnent plus en raison de l’absence d’énergie ou de dégâts (le matériel qui n’est pas détruit étant atteint dans son fonctionnement). De plus, 46 sur 72 des services de premiers secours de Gaza ne sont plus opérationnels. En mentionnant les deux seules unités qui reçoivent encore de l’énergie à l’hôpital Kamal Adwan de Beit Lahia — l’unité de soins intensifs néonatals et les urgences pédiatriques — un médecin disait ceci : « [quand il n’y aura plus de carburant,] l’hôpital deviendra une fosse commune.” De plus, sans carburant, les ambulances ne peuvent pas circuler. Selon le Dr. Clementine Ford, de Médecins sans frontières, tout le système de santé hospitalier s’est déjà effondré.

La pénurie de carburant est particulièrement dangereuse pour l’approvisionnement en eau, qui diminue de manière désastreuse. Selon Thomas White, directeur des opérations de l’UNRWA à Gaza, “ce n’est plus du pain que cherchent les gens. [Ils] cherchent de l’eau.” Sans carburant, l’eau ne peut pas être pompée et les installations de dessalement ne peuvent pas fonctionner. L’unique station de dessalement dans le nord, ainsi que celles du centre et du sud de Gaza, ne fonctionnent plus (cependant, deux conduites d’eau reliant Israël à la zone centrale et à l’ouest de Khan Younis ont été réactivées, mais celle du nord ne l’a pas été).

Il faut ajouter à la pénurie d’eau le bombardement récent par Israël du réservoir de Tal al-Zaatar dans le nord de la Bande de Gaza, qui fournissait de l’eau à 70 000 personnes. De plus, Israël a détruit une importante citerne qui fournissait 60 pour cent de l’approvisionnement en eau de Jabaliya, contribuant à l’augmentation des déplacements forcés. Même si les camions d’aide ont apporté 100 000 litres d’eau le 2 novembre, cela suffisait tout juste à “couvrir les besoins en eau potable de 20 000 personnes pour un jour”, selon l’ONU. À la date du 7 novembre, la quantité d’eau potable qui entrait dans Gaza répondait seulement aux besoins de 4 pour cent de la population.

Sans que cela puisse surprendre, un nombre croissant d’informations indique que les gens boivent de l’eau de mer ou de l’eau contaminée provenant de puits agricoles, entre autres sources non sûres. Selon le département d’État des États-Unis, 52 000 femmes enceintes et plus de 30 000 nourrissons de moins de 6 mois consomment de l’eau contaminée ou saumâtre, ce qui les expose au risque d’infections et de maladies. Si cela continue, ce n’est qu’une question de temps avant que des maladies transmissibles comme le choléra et d’autres maladies transmises par l’eau apparaissent.

D’autres chiffres en provenance de Gaza sont pareillement horrifiants (à la date du 7 novembre) :

10 328 Palestiniens tués, selon l’OCHA, dont 4 237 enfants ; des gens inhumés dans des fosses communes ; plus de 2 450 personnes manquantes et présumées enterrées sous les décombres, dont 1 350  enfants ; l’élimination totale de familles élargies multigénérationnelles ; 45 pour cent de tous les bâtiments d’habitation détruits ou  partiellement endommagés ; et presque 1,5 million de personnes, soit environ 65 pour cent de la population totale de Gaza, déplacées à l’intérieur de leur pays (plus de 15 pour cent invalides ou atteintes de handicaps) — 725 000 personnes s’abritent dans 149 bâtiments de l’UNRWA, 122 000 dans des hôpitaux, églises et bâtiments publics, 131 134 dans des écoles, et le reste est hébergé par des familles. Les risques sanitaires qui résultent de ce surpeuplement extrême sont évidents.

Selon l’ONU, “des milliers de cas d’infections respiratoires aigües, de diarrhée et de varicelle ont déjà été signalés parmi les personnes réfugiées dans des locaux de l’UNRWA.” Les hôpitaux manquent de médicaments et d’autres matériels nécessaires. Selon l’ONG CARE International, des femmes enceintes sont forcées de subir en urgence des césariennes sans anesthésie, et c’est aussi le cas d’autres patients qui ont besoin d’interventions chirurgicales immédiates, y compris des enfants qui doivent subir des amputations. Selon une information alarmante donnée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les déplacés ont accès à seulement trois litres d’eau par personne par jour, bien en-dessous du minimum de 15 litres recommandés par l’OMS. Avant les hostilités actuelles, les Gazaouis consommaient en moyenne 84 litres d’eau par personne et par jour, ce qui était déjà inférieur à la moyenne de 100 litres nécessaires pour la cuisine, la lessive, la boisson et les soins du corps (et bien inférieur à la moyenne israélienne de 240-300 litres par personne).

Gaza s’approche d’un état d’effondrement total et cet effondrement, indéniablement, est le résultat d’un choix. Le G7, groupe de grandes démocraties industrielles, a demandé des “pauses humanitaires” pour permettre l’acheminement de l’aide à Gaza.

Préconiser une “pause” dans la mise en œuvre d’atrocités massives plutôt que de préconiser la fin de ces atrocités (sous forme d’un cessez-le-feu) signifie, de fait, que les vies palestiniennes ne comptent pas. Cyniquement, l’Occident dit aux Palestiniens : nous allons vous nourrir mais il se peut que vous soyez tués le lendemain. Qui plus est, un collègue doté d’une vaste expérience d’acheminement de l’aide humanitaire dans les zones de conflit m’a dit que, même si une pause se réalise, il est fort peu vraisemblable que l’aide atteigne réellement ceux qui en ont le plus grand besoin, étant donné la destruction massive des infrastructures de Gaza, en particulier les routes.

Ford, de Médecins sans frontières, dit que les médecins de la Bande de Gaza utilisent un nouvel acronyme : WCNSF, c’est-à-dire “Wounded Child No Surviving Family” (Enfant blessé, pas de famille survivante), et cela met aussi en lumière le fait qu’une moyenne de 160 enfants sont tués chaque jour à Gaza et l’incapacité de l’Occident à mettre fin à ces morts. Quelle que soit l’issue de cette guerre terrifiante — lors de laquelle on a vu aussi 1 400 Israéliens innocents être tués sauvagement et plus de 240 personnes être retenues en otages— les dirigeants mondiaux, en particulier ceux des États-Unis et de l’Europe, ne peuvent prétendre être intervenus de manière éthique. Ce dont ils peuvent se targuer, c’est d’avoir laissé le massacre des innocents se poursuivre sans entraves et sans merci.

Sara Roy est professeur associée au Center for Middle Eastern Studies de l’université de Harvard.