Un mois après l’attaque terroriste d’Israël par le Hamas, et alors que les bombardements de la bande de Gaza par Tsahal ont fait à ce jour plus de 10 000 victimes, les tensions sont de plus en plus fortes dans les milieux culturels. État des lieux.
Chaque jour un peu plus, les injonctions à prendre position dans le conflit entre Israël et le Hamas se multiplient, attisant racisme et antisémitisme. Le milieu de l’art n’est pas épargné. Tandis que peu de voix s’y faisaient entendre dans les premiers jours, lettres ouvertes et intimidations en privé se répondent désormais quotidiennement.
Publiée le 19 octobre sur les sites Artforumet Hyperallergic, une « lettre ouverte de la communauté artistique aux organisations culturelles », réclamant « la libération de la Palestine » et signée par plus de 8 000 personnes (parmi lesquelles les artistes Dora García, Cecilia Vicuña, Paul Maheke, Kara Walker et la philosophe Judith Butler), a fait immédiatement réagir.
Le lendemain, Dominique Lévy, Brett Gorvy et Amalia Dayan (petite-fille de l’ancien ministre de la défense israélien Moshe Dayan), directeur et directrices de la puissante galerie américaine Lévy Gorvy Dayan, y répondaient dans un court message : « Nous dénonçons toutes les formes de violence en Israël et à Gaza et sommes profondément préoccupés par la crise humanitaire. Nous condamnons la lettre ouverte pour sa vision unilatérale. Nous espérons favoriser un discours susceptible de conduire à une meilleure compréhension des complexités impliquées. »
Quelques jours plus tard, le 23 octobre, le magazine israélien en ligne Erev Rav publiait de son côté un texte, « Both Should Come Together », paraphé par des personnalités, la plupart juives, de la culture, telles que l’architecte Daniel Libeskind, le designer Ron Arad, le galeriste Johann König et les artistes Hito Steyerl, Martha Rosler, Yael Bartana et Dan Perjovschi, texte dénonçant lui aussi dans la « lettre ouverte de la communauté artistique » l’absence de mention des massacres et kidnappings du 7 octobre par le Hamas (lire la traduction française sur le site de Tenoua).
Quatre jours plus tard, un addendum à la lettre d’Artforum précisait : « Nous partageons notre répulsion face aux horribles massacres de 1 400 personnes en Israël perpétrés par le Hamas le 7 octobre. Nous pleurons toutes les victimes civiles »,tandis que, sous la pression, plusieurs artistes, parmi lesquels Peter Doig, Katharina Grosse, Tomás Saraceno et Joan Jonas en faisaient retirer leur signature.
Le 26 octobre, David Velasco, réputé rédacteur en chef d’Artforum depuis 2017, était renvoyé par le propriétaire de l’influent magazine, Penske Media, qui publiait un communiqué selon lequel la lettre était « non conforme au processus éditorial d’Artforum ». En réaction, des artistes et journalistes comme Nan Goldin ou Emily LaBarge ont appelé au boycott du magazine, tandis que plusieurs salariés ont signalé leur démission. À la suite de ces tensions Nan Goldin a par ailleurs annulé un projet photo avec le New York Times, auquel elle reproche d’être pro-Israël.
En Allemagne, le contexte est particulièrement tendu en raison de la limitation du droit à soutenir la cause palestinienne. Dans le secteur de l’édition, on a vu l’organisation Litprom annuler la remise d’un prix à l’autrice palestinienne Adania Shibli à la Foire du livre de Francfort. Cette décision ainsi que l’annulation de divers événements littéraires, notamment aux États-Unis, ont donné lieu là aussi à une lettre de solidarité des éditeurs et éditrices avec la Palestine.
Du côté de l’art contemporain, un curateur explique que son exposition sur l’afro-futurisme a été annulée du jour au lendemain par le Museum Folkwang d’Essen, parce qu’il soutient publiquement la Palestine.
Et deux membres (sur six) du comité de recherche de la Documenta de Kassel 2024, la plus grande exposition d’art contemporain d’Europe, ont démissionné : une Israélienne car on ne lui a pas permis de faire une pause après le 7 octobre, et un Indien accusé d’antisémitisme et de proximité avec BDS : les deux communiqués rédigés par la Documenta sont lisibles ici.
Six mille signatures en France « en soutien au peuple palestinien »
Fin octobre, Die Tageszeitung publiait une « lettre ouverte d’artistes, écrivains et intellectuels juifs d’Allemagne » (traduite en anglais dans n+1) appelant à « la liberté pour ceux qui pensent différemment », et condamnant la répression de « toute expression politique non violente légitime pouvant inclure des critiques à l’égard d’Israël ». Parmi les signataires : l’artiste allemande Candice Breitz, le photographe sud-africain juif Adam Broomberg et l’Israélien Eyal Weizman, directeur de l’agence Forensic Architecture, qui enquête notamment sur les crimes de guerre.
Au Canada, un texte du même ordre a recueilli plus de 4 000 signatures. Un chiffre équivalent à celui de la tribune partagée le 6 novembre en France sur les réseaux sociaux (et dans le Club de Mediapart), intitulée « La scène culturelle française en soutien au peuple palestinien ».
Deux jours plus tard, le lien vers le formulaire de signature était supprimé par Google à la suite d’un signalement, ses initiateurs dénonçant une « censure ». Plusieurs de ses signataires (parmi lesquels on compte le footballeur et comédien Éric Cantona, l’actrice Adèle Haenel, la chanteuse Jeanne Added ou encore la photographe Valérie Jouve) ont reçu insultes et menaces, certaines personnes reprochant au texte, comme à celui d’Artforum, de ne pas mentionner les actes du Hamas, bien qu’il y soit écrit : « Nous sommes choqués et émus face à la violence qu’ont subie les civils israéliens le 7 octobre. »
Selon nos informations, une jeune artiste, récente lauréate d’un prix en France, a été menacée de représailles par ses organisateurs pour avoir paraphé le texte. Le lien vers la pétition a, depuis, été rétabli et le nombre de signataire dépasse désormais les 6 000 personnes.
Autocensure des institutions
Face à la montée des haines, la plupart des institutions culturelles restent muettes. Pour certains commentateurs, comme Sascha Freudenheim dans Artnet, leurs déclarations de solidarité, « sans lien avec des actions concrètes », seraient « improductives ». Pourtant, les annulations et boycotts d’événements se multiplient, visant tant des personnalités juives ou pro-israéliennes que propalestiniennes. À Istanbul, des œuvres d’artistes israéliens ont été retirées d’une exposition organisée au sein de la biennale Mediations, « pour éviter des incidents », selon l’organisation.
Au Royal Ontario Museum de Toronto (Canada), une exposition a été momentanément close à la suite de la protestation de l’artiste palestinienne-américaine Jenin Yaseen contre « l’altération et la censure » de son installation évoquant les rites musulmans d’inhumation : l’équipe du musée avait souhaité en retirer les mots « Palestine », « exil » et « Turmusaya » (un village de Cisjordanie) et oblitérer une partie d’une image. L’œuvre a finalement été laissée telle quelle, l’artiste ayant passé une nuit en sit-indevant sa pièce, tandis qu’une cinquantaine de manifestant·es entouraient le musée.
Aux États-Unis, la situation est plus tendue encore du fait du soutien du gouvernement Biden à Israël, contesté par une partie de la population. À la National Gallery de Washington (rare musée public états-unien), les artistes autochtones Nicholas Galanin et Merritt Johnson ont retiré leur œuvre Creation with her children (2017) d’une exposition consacrée à l’art des Premières Nations, pour marquer leur désaccord avec le soutien militaire américain à Israël.
À Pittsburgh (Pennsylvanie), le Frick Museum s’est rétracté après avoir annoncé le report d’une exposition d’art islamique ancien, sa directrice Elizabeth Barker affirmant que celle-ci pouvait être perçue par une partie du public comme« manquant d’égards », voire« traumatisante ». Des organisations musulmanes et juives ont aussitôt contesté cette décision.
Dans un communiqué, Christine Mohamed, directrice du Conseil des relations américano-islamiques de Pittsburgh, estime que la décision, « sous prétexte de préjudice potentiel pour la communauté juive, perpétue le stéréotype néfaste selon lequel les musulmans ou l’art islamique sont synonymes de terrorisme ou d’antisémitisme », tandis que, selon Adam Hertzman, porte-parole de la Jewish Federation of Greater Pittsburgh interrogé par la radio WESA, cette confusion « est une chose à laquelle nous [juifs – ndlr] sommes opposés ».
Rares sont les institutions qui ont appelé à sortir du non-dit, comme le Macba de Barcelone qui, dans un communiqué, regrette les « tentatives visant à faire taire les voix, au sein de la communauté artistique internationale, qui défendent le droit à la vie du peuple palestinien ».
Des artistes menacés
Tandis qu’à Gaza plusieurs artistes ont perdu la vie, notamment la peintre Heba Zagout ainsi que Muhammed Sami Qariqa, 20 ans, qui participait, au sein du collectif Hawaf, à l’exposition « Ce que la Palestine apporte au monde » à l’Institut du monde arabe, à Paris (prolongée jusqu’au 31 décembre), nombreux sont ceux et celles directement pris·es à partie.
Au lendemain des attaques du Hamas, l’artiste tunisien Rafram Chaddad s’exprimait ainsi sur les réseaux sociaux : « Pour les défenseurs des droits humains, il est tout à fait normal de dénoncer et de condamner l’attaque perpétrée par le Hamas à l’encontre de civils […] et de continuer de s’élever contre l’occupation [de la Palestine – ndlr] et le meurtre d’innocents à Gaza. »
L’artiste de confession juive a quitté la Tunisie à l’âge de deux ans pour s’installer à Jérusalem avec sa famille, fuyant l’antisémitisme. Esprit rebelle et défenseur de la cause palestinienne, il refusa d’effectuer son service militaire obligatoire, ce qui lui valut d’être emprisonné à trois reprises en Israël. En 2015, Rafram Chaddad se décide à retourner dans son pays natal.
Dans l’exposition « The Good Seven Years »,actuellement à B7L9 Art Station à Tunis, il explore ses racines judéo-arabes dans un travail mêlant pratique plastique et recherche. Le 6 novembre, l’espace d’art annonçait sa prolongation. Une décision qui a valu à Rafram Chaddad de faire l’objet sur Internet d’attaques virulentes à caractère antisémite telles que « artiste sioniste » ou « espion schizophrène ».
Ses détracteurs lui enjoignent de « rentrer en Israël » et de « renoncer à sa nationalité tunisienne ». D’autres appellent au boycott de son exposition. Insultes, menaces de mort… : face à ce déferlement de haine, l’artiste a supprimé ses comptes des réseaux sociaux. De nombreuses personnalités de la scène artistique tunisienne ont élevé la voix pour le soutenir, mais déplorent le silence des institutions.
Dans le marché de l’art, les artistes n’échappent pas à la censure. Le Libanais Ayman Baalbaki, présent à la dernière biennale de Venise, a vu deux de ses toiles supprimées d’une vente organisée le 9 novembre par Christie’s à Londres. Al Moulatham est le portrait d’un homme enveloppé dans un keffieh, porté dans les pays du Levant mais aussi symbole de la résistance palestinienne, tandis qu’Anonymous montre un visage portant un masque à gaz et un foulard affichant le mot rébellionen arabe.
Les tableaux, qui ont déjà circulé auparavant dans les maisons de ventes Bonhams et Sotheby’s, ont été retirés du catalogue de Christie’s, selon cette dernière pour des raisons confidentielles. Pour d’autres, cette décision est le fait d’une confusion vis-à-vis du message affiché, pris à tort pour un soutien au Hamas. Saleh Barakat, galeriste libanais représentant l’artiste, explique : « Dans le travail d’Ayman Baalbaki, il y a l’idée de la résistance et du combat pour la paix. Certains ont vu de la provocation à cause de symboles mal interprétés. De même pour l’inscription sur le foulard, qui peut faire référence à la rébellion des jeunes contre l’ordre établi au moment du Printemps arabe. »
Dans le même temps, hors des institutions, de nombreux acteurs et actrices du milieu de l’art organisent des levées de fonds pour soutenir l’aide humanitaire à Gaza, mais aussi des projections et des rencontres. Comme ce 8 novembre à l’Institut du monde arabe, à Paris, où une foule compacte était venue écouter journalistes et intellectuels. Parmi eux, l’écrivain palestinien Karim Kattan – qui dans Mediapart évoque le sort impossible de ceux, notamment les artistes, qui doivent « exister sans témoigner de leur existence » – appelait à se souvenir de Gaza « comme d’un espace magnifique de tropicalité et non un espace de mort ».
Alix Delmotte, Anaïs FA et Magali Lesauvage (Le Quotidien de l’Art)