A Gaza, les hôpitaux sombrent au cœur du champ de bataille

Les établissements sont cernés par l’armée israélienne, qui traque les installations souterraines du Hamas. Des Gazaouis qui y avaient cherché refuge et une partie du personnel fuient les combats en direction du sud de l’enclave.

L’étau de l’armée israélienne s’est refermé sur les hôpitaux de Gaza. Les troupes avancent au cœur de la ville, elles cernent les bâtiments, autour desquels s’activent tanks et bulldozers blindés. Elles combattent au sol les miliciens du Hamas dans leurs environs immédiats, sous un appui aérien intense. Les hôpitaux, derniers refuges des civils gazaouis, s’écroulent: depuis vendredi soir 10 novembre, l’électricité et Internet sont coupés. L’oxygène manque.

Al-Shifa, le plus grand établissement de la ville de Gaza, est devenu « une zone de guerre ouverte », selon le ministère de la santé du territoire dirigé par le Hamas. Dimanche 12 novembre, dans la matinée, le service de cardiologie a été frappé par un projectile. Selon le ministère de la santé de l’Autorité palestinienne, basé à Ramallah (Cisjordanie), « trente-neuf bébés en soins intensifs sont en danger de mort en raison d’une insuffisance d’oxygène, et un bébé est décédé à cause de ce problème. Si du carburant n’est pas livré aux hôpitaux, cela équivaudra à une condamnation à mort pour les autres ».

Le directeur général des hôpitaux de Gaza implorait dimanche l’Egypte voisine d’intervenir en envoyant un convoi de véhicules médicalisés pour évacuer les blessés. « Nous sommes une zone de guerre, confirme au Monde Mohamed Hawadjari, un infirmier travaillant pour l’ONG Médecins sans frontières (MSF). Nos bureaux sont à 300 mètres d’Al-Shifa. Je suis allé à l’hôpital hier [samedi]. Ça tirait de partout. Dans les rues, en ruines, les blessés et les morts jonchaient le sol. Dans les camps de toile et de tentes installés dans Al-Shifa pour les déplacés, des gens qui essayaient de sortir se faisaient tirer dessus. Sur le chemin de retour vers les bureaux de MSF, je n’ai même pas pu m’attarder sur les gens blessés et tombés par terre tellement ça tirait de partout, à l’aveugle. Ils tirent depuis les drones, les avions. Parfois, ce sont des snipers. »

Dans l’hôpital, qui abriterait toujours quelque 3 000 patients, dont 650 blessés ne pouvant se déplacer par eux-mêmes, un chaos total régnait samedi. « Il n’y a plus aucune administration, aucune direction. J’ai essayé de trouver un responsable hier, mais personne n’est là. C’est une situation catastrophique, poursuit Mohamed Hawadjari. J’ai essayé de trouver un peu de matériel médical pour les blessés. Il n’y avait aucune fourniture médicale, plus d’anesthésiques. Aucun générateur ne fonctionne, faute de carburant. Il n’y a plus beaucoup de médecins, la plupart sont partis. Aujourd’hui, c’est encore plus dangereux. Les gens qui essaient de partir sont visés, ils sont assiégés. Sauvez-les. Ce sont des civils ! »

Scènes de détresse immense

Parmi les médecins qui ont fui, Sara Al-Saqa, une chirurgienne qui a évacué vendredi. « Avec des collègues, nous avons pris le chemin du sud de la bande [de Gaza]. Les réfugiés et les malades en mesure de marcher nous ont rejoints. Des médecins et des infirmiers ont fait le choix de rester pour veiller sur les blessés non transportables, alors qu’il n’y a plus d’électricité, plus d’eau, plus à manger, et que l’oxygène a été coupé après des frappes », témoigne-t-elle par écrit.

Des grappes de voisins de l’hôpital Al-Shifa s’aventuraient samedi, levant un drapeau blanc, entre les ruines de ce quartier central, chassés par les bombardements de la nuit, comme le montrent des vidéos tournées dans sa fuite par un fixeur palestinien, Rami Abou Jamus. Ils portent des infirmes, épaulent des vieux, jusqu’aux entrées d’Al-Shifa, jonchées d’ordures. Certains repartent bien vite : le village de tentes qui s’est monté dans les cours de l’hôpital paraissait se dépeupler samedi à grande vitesse. Les fuyards filment durant leur marche des scènes de détresse immense sur les trottoirs, comme ce vieil homme agenouillé près d’un corps ensanglanté, sous un arbre qui l’ombrage d’un soleil pâle, dans le silence, entre deux éclats de tirs et de bombardements.

L’exode des populations de Gaza s’intensifie. Selon une estimation du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies, 1,58 million de Gazaouis ont quitté leur foyer depuis le début de l’opération israélienne pour trouver refuge dans d’autres quartiers ou dans les installations de l’ONU, soit près de 70 % de la population. « La fuite de dizaines de milliers de personnes déplacées du nord vers le sud à travers un « corridor » ouvert par l’armée israélienne s’est poursuivie le 11 novembre. Les centaines de milliers de personnes qui restent dans le nord luttent pour l’accès à des éléments de base essentiels à leur survie », ajoute l’agence onusienne.

« Nous n’avons plus de sang »

En trois jours, entre 100 000 et 150 000 personnes auraient quitté la ville de Gaza pour gagner les zones situées au sud du wadi Gaza, le cours d’eau qui traverse en son milieu l’enclave d’est en ouest et qui est désigné par l’armée israélienne comme la frontière entre la zone de combat, au nord, et les régions vers lesquelles les habitants sont sommés de fuir. « La plupart des personnes déplacées sont arrivées épuisées et assoiffées », constate l’ONU.

Le chirurgien Ghassan Abou Sitta, ancien d’Al-Shifa, fait partie des équipes médicales qui ont évacué le principal hôpital du territoire palestinien le 10 novembre. « Après l’effondrement d’Al-Shifa et l’impossibilité d’accueillir d’autres patients, Al-Ahli [l’établissement touché par une explosion le 17 octobre] est le seul hôpital qui nous a accueillis. Ils ont réussi à réparer deux salles d’opération et quelques salles au rez-de-chaussée. Depuis hier, plus de 150 patients blessés sont arrivés. Le Croissant-Rouge palestinien a installé un hôpital de campagne au sous-sol. C’est là que nous travaillons », rapportait-il au Monde samedi soir. Dans un message publié sur X (ex-Twitter) dimanche en début d’après-midi, Ghassan Abou Sitta alerte sur une situation qui se dégrade: « Nous n’avons plus de sang. Un blessé est mort après une opération parce que nous ne pouvions pas le transfuser. »

A Tal Al-Hawa, l’hôpital Al-Qods, l’autre grand établissement de la ville de Gaza, ne fonctionne plus faute de carburant et du fait de rues environnantes coupées et sous le feu, a annoncé le Croissant-Rouge dimanche. « Nous appelons la communauté internationale et les institutions humanitaires à intervenir immédiatement et d’urgence pour protéger nos équipes travaillant à l’hôpital Al-Qods et environ 500 patients et plus de 14 000 personnes déplacées, pour la plupart des femmes et des enfants. Nos équipes sont coincées à l’intérieur de l’hôpital, des chars et des véhicules militaires israéliens l’entourent de tous côtés, il y a des bombardements d’artillerie et des tirs intenses sur l’hôpital, et le nombre de blessés n’est pas encore connu », alerte Nebal Farsakh, la responsable des relations publiques du Croissant-Rouge palestinien.

« De nombreux corps dans les rues »

Ali, un ambulancier du Croissant-Rouge, décrit au Monde depuis plusieurs jours la lente agonie de l’hôpital Al-Qods : « Les ambulances sont hors service depuis jeudi faute de carburant. De plus, la majorité des hôpitaux utilisent désormais les ambulances uniquement pour le transport de matériel médical et du personnel, rarement pour aider les blessés et transporter les morts. Les citoyens utilisent leurs véhicules et même des carrioles tirées par des ânes pour transporter morts et blessés. Il y a aussi de nombreux corps dans les rues qui sont difficiles à atteindre, en particulier dans les zones où des tireurs d’élite sont présents. »

Voilà une semaine que l’armée se rapproche de ces hôpitaux, où des civils se massent dans le chaos ; une semaine que l’armée israélienne exprime sa détermination à les prendre. Elle diffuse le détail des installations militaires que le Hamas aurait sous l’hôpital Al-Shifa, qu’elle considère comme le nœud de commandement central du réseau de tunnels du mouvement islamiste – ce que le directeur de l’hôpital réfute. Elle estime que certains des 240 otages israéliens y sont détenus. « Les terroristes dans les caves d’Al-Shifa ce soir peuvent entendre le bruit de tonnerre de nos tanks et de nos bulldozers », lançait vendredi le ministre de la défense, Yoav Gallant, après une journée d’intenses bombardements autour des hôpitaux.

Vendredi et samedi, les soldats israéliens se sont déployés autour du vaste complexe d’Al-Shifa, situé à l’orée sud du camp de réfugiés d’Al-Chati, en avançant vers ce dédale de ruelles étroites qui domine le front de mer. L’armée exige que les habitants du camp quittent les lieux par le boulevard qui longe la plage et descend plein sud, entre la rangée des grands hôtels de l’enclave et l’hôpital, jusqu’au vieux port. Elle intime aux soignants, aux malades et aux déplacés d’Al-Shifa de suivre par leurs propres moyens un chemin qu’elle dit ouvert à l’est du complexe, menant par la grande rue commerçante Wahda à la route Saladin, qui traverse Gaza du nord au sud.

« Le Hamas a de fait perdu le contrôle du nord de la bande de Gaza », s’est félicité le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, samedi soir. Mais le mouvement islamiste a abandonné l’ambition de contrôler Gaza depuis l’attaque qu’il a lancée le 7 octobre: seul compte pour lui son système de défense, dont Israël ne signale pas l’écroulement. L’armée se contente pour l’heure d’égrainer des estimations du nombre de combattants tués. Les miliciens opposent une résistance limitée depuis le début de l’incursion dans Gaza, émergeant de décombres et de tunnels pour tirer aux missiles antichars sur des blindés israéliens bien équipés contre ces armes.

Dimanche, 43 soldats israéliens avaient été tués depuis le début de l’opération dans l’enclave. Israël se refuse à décréter une pause longue dans les combats, alors que des tractations ont lieu au Caire, en Egypte, pour faire libérer les otages. Depuis jeudi, Israël a accepté cependant des pauses localisées, et ménage un « couloir » dans la barrière militaire qui ferme le wadi Gaza.