A Jérusalem, Israël favorise l’entrisme de juifs radicaux sur l’esplanade des Mosquées. Une politique qui sape le système de séparation des communautés, explique l’historien
Jérusalem – correspondant – Vincent Lemire est historien et directeur du Centre de recherche français à Jérusalem. Il a publié en 2022 Au pied du mur. Vie et mort du quartier maghrébin de Jérusalem (1187-1967), au Seuil, et une Histoire de Jérusalem en bande dessinée avec Christophe Gaultier, aux Arènes BD. II analyse les attaques menées par Israël contre le « statu quo » qui régit les lieux saints de Jérusalem. Ces opérations de police, menées durant le ramadan sous prétexte de garantir la « liberté de culte », attisent à intervalles réguliers la colère des Palestiniens. En 2021, elles avaient produit l’étincelle qui avait mené à une nouvelle guerre à Gaza. Et en avril 2023, elles ont provoqué des tirs de roquettes contre Israël, depuis le Liban, d’une ampleur inédite depuis 2006.
Pourquoi la police israélienne a-t-elle évacué violemment la mosquée Al-Aqsa deux nuits de suite, les 5 et 6 avril ?
Pour permettre le passage, au matin, de centaines d’extrémistes juifs, venus prier sur l’esplanade des Mosquées, en cette veille de Pâque juive. Plusieurs d’entre eux ont été arrêtés avec un agneau dans les bras, qu’ils voulaient sacrifier en « offrande pascale » (korban), comme à l’époque du second Temple, détruit en 70 par les troupes de Titus. Ces radicaux souhaitent construire un « troisième Temple » en lieu et place des lieux saints musulmans. Ils sont de plus en plus influents: il y a quinze ans, à peine deux mille juifs venaient chaque année prier sur l’esplanade; aujourd’hui, ils sont plus de cinquante mille. Mais ce qui est nouveau, c’est l’alignement du gouvernement israélien sur eux. Le suprémaciste Itamar Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale, a défendu ces groupuscules quand il était avocat. Désormais, il contribue à des décisions sécuritaires structurantes concernant l’esplanade.
Pourquoi des musulmans s’enferment-ils dans la mosquée la nuit, en prétendant la défendre ?
Ces veillées (itikaf) sont une pratique populaire banale en Islam. En 1650, le voyageur turc Evliya Çelebi décrit des milliers de musulmans rassemblés « toute la nuit, sous les lampes à huile, pour lire le Coran et réciter des incantations », bercés jusqu’à l’aube par les chants soufis. A la même époque, le traditionaliste Al-Qashashi, lui, s’inquiète que « dix mille lampes soient allumées pour permettre aux jeunes hommes et femmes de passer la nuit sur l’esplanade ».
Quel rôle attribuer au mouvement islamiste Hamas, qui a appelé à défendre les lieux saints ?
Lorsque des affrontements sont prévisibles, évidemment, chacun s’y prépare. Afin de réduire les risques, les autorités du Waqf [fondation jordanienne qui gère les lieux saints musulmans] ont demandé aux fidèles de ne veiller dans la mosquée que les dix dernières nuits du ramadan. Mais on peut aussi constater que, lorsqu’aucune visite de militants du troisième Temple n’est programmée, il n’y a pas d’affrontements.
Selon les autorités israéliennes, ces « émeutiers » musulmans transforment un lieu saint en espace politique. Cette distinction a-t-elle un sens ?
On peut retourner l’argument: aucun juif modéré ne monte sur l’esplanade pour y prier. Seuls le font ceux qui ont un agenda politique et souhaitent en expulser les musulmans. Or, l’esplanade est le seul espace public disponible pour les 400 000 Palestiniens de Jérusalem : c’est un refuge où l’on vient prier, mais aussi se reposer, discuter, se rassembler… et donc, le cas échéant, faire de la politique.
Pourquoi le premier ministre, Benyamin Netanyahou, affirme-t-il défendre la « liberté de culte » à Al-Aqsa ?
Ce vocabulaire est habile, car comment être contre la « liberté de culte » ? Mais, soyons sérieux, qui défendrait la « liberté de culte » des musulmans dans une église ? Ou celle des chrétiens dans une synagogue ? En réalité, ce concept est strictement contradictoire avec le statu quo qui régit les lieux saints à Jérusalem et qui permet une cohabitation praticable, sinon pacifique, entre les communautés.
Qu’est-ce que ce statu quo ?
Le respect du statu quo consiste à ne pas modifier les usages historiques d’un lieu saint. Mais c’est un mot valise, qui recouvre des situations très diverses. En tant qu’autorité de fait à Jérusalem, les Israéliens ont, par exemple, hérité du statu quo qui régit l’accès des chrétiens au Saint-Sépulcre, mis en place par les Ottomans en 1757. Mais celui qui régit l’esplanade des Mosquées est totalement différent, car les autorités israéliennes n’en ont pas hérité, elles l’ont créé unilatéralement et par la violence : à l’issue de la guerre des Six-Jours, au soir du 10 juin 1967, l’armée israélienne évacue les huit cents habitants du quartier maghrébin, qui est rasé la nuit suivante, afin de créer le vaste parvis du mur occidental [vestige du second Temple]. Pour des raisons sécuritaires, deux lieux saints séparés sont ainsi institués : l’un exclusivement musulman sur l’esplanade des Mosquées ; et un autre, exclusivement juif, en contrebas, qui efface un quartier fondé par Saladin, à la fin du Xlle siècle, pour y loger les pèlerins originaires du Maghreb. Au regard du droit international, Israël a donc une responsabilité particulière à faire respecter ce statu quo qu’il a lui-même créé.
L’Etat israélien reconnaît-il avoir rasé ce quartier ?
Non, le récit officiel prétend qu’il a été détruit par une poignée de civils, entrepreneurs en bâtiment. Pour prouver qu’il s’agissait d’une décision politique, prise au plus haut niveau de l’Etat, j’ai dû fouiller les archives de la municipalité, grâce auxquelles j’ai identifié une réunion, tenue le 9 juin 1967, entre Teddy Kollek, maire de Jérusalem, et Uzi Narkiss, commandant de la zone militaire, qui planifient les moyens logistiques de cette destruction. J’ai aussi retrouvé, dans les archives du ministère des affaires étrangères israélien, une note manuscrite du 9 juin 1967, qui prépare des éléments de langage pour justifier cette destruction.
Depuis quand Israël modifie-t-il ce statu quo ?
Depuis la fin du processus de paix d’Oslo, à la fin des années 2000, car ce qui se passe sur l’esplanade des Mosquées est révélateur de l’évolution globale du conflit. La fin de la « solution à deux Etats » [Israël et la Palestine] correspond, à Jérusalem, à la fin de la « solution à deux esplanades. » En Cisjordanie occupée, on efface la « ligne verte » [ligne d’armistice séparant Israël des territoires palestiniens jusqu’en 1967], pendant qu’à Jérusalem on efface la séparation sécuritaire entre les lieux saints juifs et musulmans.
Un autre modèle s’impose alors celui qu’Israël expérimente depuis la fin des années 1970 à Hébron, en Cisjordanie, au tombeau des Patriarches [qui abriterait la dépouille mortelle d’Abraham, père des trois religions monothéistes]. Là-bas, l’espace et le temps des prières juives et musulmanes ne cessent de s’entremêler. Les affrontements sont réguliers et, à chaque fois, les mesures sécuritaires israéliennes progressent, et avec elles l’emprise juive sur le tombeau.
Comment cela s’observe-t-il à Jérusalem ?
On crée des horaires et des couloirs d’accès. Pendant le ramadan, on a parfois 120 000 musulmans en prière sur l’esplanade. Lorsqu’un groupe de deux cents fidèles juifs entre par la porte des Maghrébins, réservée aux touristes, il faut leur dégager un passage. Nombre d’entre eux s’habillent en blanc, enlèvent leurs chaussures et se balancent d’avant en arrière, pour manifester qu’ils sont des pèlerins et non des touristes.
Imperceptiblement, deux axes sont donc en train de se confronter sur l’esplanade. Un axe musulman, orienté nord-sud : c’est celui de la prière islamique, qui relie le dôme du Rocher à La Mecque, via la mosquée Al-Aqsa. Et un axe juif, orienté est-ouest, qui reprend le plan du second Temple. Sur cet axe, les militants se rassemblent près de la porte d’Or pour prier à voix haute, puis ils quittent l’esplanade par la porte de la Chaîne, à reculons.
Pourquoi ne pas autoriser les prières juives sur l’esplanade ?
Dans un monde idéal, à l’issue d’un processus de paix global, on pourrait imaginer que les autorités islamiques accordent des espaces et des temps de prière aux juifs. Historiquement, cela s’est déjà fait. En 1481, le voyageur juif Meshullam Da Volterra se trouve à Jérusalem la nuit de Tisha Beav, durant laquelle les juifs commémorent la destruction du premier et du second Temple. Il raconte que « toutes les lampes de la cour du Temple sont éteintes par les autorités musulmanes, qui ainsi respectent le 9 av, comme les juifs ». En 1523, un pèlerin juif mystique, David Reubeni, raconte aussi qu’il a été autorisé à prier pendant cinq semaines dans le dôme du Rocher.
Mais c’est un cas isolé…
Oui, car, en bonne orthodoxie, les autorités rabbiniques rappellent que le Temple de Jérusalem, quand il existait, était un système emboîté de seuils et de sacralités, avec des accès limités en fonction du statut (prêtre, lévite, laïc), de la purification (mikvé), avec certains espaces réservés aux seuls prêtres. Par prudence, le panneau qui est encore accroché à la porte des Maghrébins, signé par les plus hautes autorités rabbiniques du pays, interdit donc aux juifs de se rendre sur l’esplanade. Mais cela fait aujourd’hui débat au sein des orthodoxies juives.
L’Etat favorise donc ces visites contre l’interdit des grands rabbins…
Oui, et le gouvernement Nétanyahou assume même de mettre en péril la sécurité des Israéliens au profit d’un projet de restauration millénariste du Temple de Jérusalem. Car le fait d’autoriser des juifs à prier sur l’esplanade des Mosquées représente un risque majeur : tous les services de sécurité israéliens le disent. De fait, cela a provoqué des tirs de roquettes depuis Gaza, le Liban et la Syrie sur Israël.
Par l’intermédiaire du Waqf, est-ce la monarchie jordanienne qu’Israël affaiblit ?
Oui, car les autorités jordaniennes n’ont pas le droit de négocier cette propriété inaliénable, qui appartient juridiquement à Dieu. Mais le Waqf est aussi attaqué par une puissance islamique, l’Iran chiite, qui s’érige comme son défenseur par les armes, à travers ses alliés, le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien. Ce ne sont pas de simples jeux géopolitiques. Le dôme du Rocher est le plus ancien lieu saint islamique conservé au monde. Sa construction est achevée en 691, quarante ans avant que la version définitive du Coran soit fixée. Tous les musulmans du monde le savent, et c’est pour cela qu’ils ont une image du dôme dans leur salon, à côté d’une autre, de la Kaaba de La Mecque. Pour les Palestiniens, l’esplanade des Mosquées est donc l’ultime bataille, celle qu’ils ne peuvent pas perdre.