Une histoire de rassemblements et de diversités des anthropologues : le vote de l’Association américaine des anthropologues sur le boycott académique des institutions israéliennes

Les membres de la plus importante association professionnelle d’anthropologues au monde, l’Association américaine des anthropologues (AAA), sont actuellement sont au milieu d’une élection qui déterminera si oui ou non l’Association….

Les membres de la plus importante association professionnelle d’anthropologues au monde, l’Association américaine des anthropologues (AAA), sont actuellement sont au milieu d’une élection qui déterminera si oui ou non l’Association appliquera ou non le boycott, le désinvestissement et les sanctions (BDS) contre les institutions académiques israéliennes.

Telle est la question politique la plus épineuse à laquelle sont confrontés les anthropologues américains depuis la guerre du Vietnam, avec des partisans et des opposants qui expriment avec passion leurs opinions sur les médias, aux conférences professionnelles et dans les forums publics. Un langage puissant et des accusations caractérisèrent les débats sur le boycott académique qui était mis aux voix. Il y a des gens bien des deux côtés.

La route qui conduisit à ce vote fut longue et compliquée. Les partisans du BDS organisèrent un mouvement dynamique en utilisant la mobilisation de la base, alors que ses opposants combinèrent les efforts sur le terrain avec des tactiques du genre de celles, politiques, qu’on associe à des campagnes politiques professionnelles – notamment avec cette bizarre initiative de flashes publicitaires politiques qui bloquèrent les téléphones et les tablettes des participants à la conférence de l’AAA en automne dernier.

Il serait difficile de surestimer l’importance du vote en cours. L’AAA ne serait pas la première association professionnelle à soutenir un boycott des institutions académiques israéliennes : depuis 2013, l’Association pour les études américaines asiatiques, l’Association pour les études amérindiennes autochtones, l’Association nationale pour les études latino-américaines, l’Association pour la littérature africaine, et l’Association pour les études américaines, toutes ont voté des résolutions soutenant le BDS. Si les membres de l’Association ratifient la résolution pro-boycott, elle deviendra la plus importante et la plus ancienne association académique à le faire – l’AAA a plus de 10 000 membres.

Le contexte du boycott

Il y a plus d’un an et demi, un petit groupe d’anthropologues se préparait à soumettre une résolution BDS à l’assemblée générale annuelle de l’AAA. En réponse, la direction de l’AAA créa un groupe de travail, équilibré, avec des universitaires représentant les différentes opinions, afin d’étudier les questions que soulèveraient pour l’Association une telle politique. Au lieu de faire voter la résolution dès 2014, ses défenseurs projetèrent de soumettre une résolution l’année suivante, quand le groupe de travail aura eu terminé sa mission. Reconnaissant l’importance grandissante de ces questions, la direction de l’AAA organisa plusieurs séances d’écoute lors de réunions en 2014, où les membres de l’Association purent exprimer leurs points de vue. Lors de l’assemblée générale de 2014 de l’AAA, une résolution s’opposant au boycott académique d’Israël fut battue à plates coutures. Plus de 600 membres avaient voté le rejet de la mesure anti-boycott, pendant que 52 l’avaient approuvé. Ces nombres si importants de membres de l’Association à participer aux assemblées générales marquaient un regain de la participation démocratique à ces réunions, de celle qu’on ne voyait plus depuis l’époque de la guerre du Vietnam pour débattre de l’utilisation de l’anthropologie par l’armée et les agences de renseignements.

En octobre 2015, le groupe de travail sur l’engagement de l’AAA sur Israël-Palestine publia un rapport détaillé de 130 pages qui exposait les questions qui seraient soulevées par un boycott académique et proposait une série d’approches possibles. Il analysait aussi les complexités inhérentes à la mise en œuvre de boycotts, désinvestissements et sanctions. Le rapport du groupe de travail dressa « un catalogue de la longue histoire de déplacements, de discrimination, de restrictions aux mouvements et à la liberté d’expression, et des effets négatifs sur la santé et le bien-être que les Palestiniens subissent en raison de la politique et des pratiques de l’État israélien ».

Alors que le groupe de travail était composé d’anthropologues de divers milieux et représentant un large panel d’opinions politiques, il exprima une opinion unanime, concluant que :

« Il y a des arguments solides pour que l’Association agisse sur cette question, et c’est ce que l’Association devrait faire. Les avantages et inconvénients de chacune de ces éventualités peuvent s’évaluer sur la base des principes que nous avons recommandés. Si jamais il y a eu un moment où cette question aurait pu être marginale au sein de l’Association, ce moment-là est révolu ».

Ce fut une déclaration remarquable et historique venant d’un comité indépendant diversifié, traitant d’un sujet généralement tabou dans le monde universitaire américain. Comme on pouvait s’y attendre, les conclusions unanimes du groupe de travail entraînèrent des critiques qui rejetèrent l’idée qu’il était réellement indépendant ou équilibré, mais à la lecture du rapport du groupe de travail, il est difficile d’y trouver à quel genre de parti-pris se réfèrent ces critiques.

Des points de vue divergents

Suite à la publication du rapport d’octobre 2015, deux résolutions relatives à Israël furent soumises à l’AAA pour examen à son assemblée générale annuelle en novembre 2015. La première, proposée par 17 anthropologues, critiquant légèrement certaines politiques israéliennes, s’opposant au boycott, et à la place, demandant une étude plus approfondie et la poursuite du « dialogue ». La seconde, présentée par un groupe de deux douzaines d’anthropologues, demandant aux membres de l’AAA d’adopter un boycott académique des institutions israéliennes.

Au cours des réunions annuelles de novembre 2015 de l’AAA, l’Association organisa plusieurs sessions de débat sur le BDS et ses impacts potentiels. Dans une session sur le thème « Une maison divisée : mobilisation politique, professionnelle, et liberté académique dans l’anthropologie américaine », un comité d’anthropologues présenta des éléments s’opposant à l’adoption d’un boycott académique. La plupart de ces documents tentaient d’utiliser des cas historiques pour illustrer pourquoi les associations professionnelles se devaient d’éviter ou limiter les actions politiques. Certains se prononçaient contre toute prise de position politique, tandis que d’autres s’opposaient à l’adoption de types spécifiques de positions politiques. L’histoire sélective de l’Association qui apparaissait comme par magie dans cette session comportait des lacunes bien commodes et des cadres hautement sélectifs. Certains présentateurs utilisèrent des récits historiques facétieux qui écartaient les faits dérangeants afin de présenter des arguments qui, soit rejetaient tout plaidoyer politique disciplinaire, soit réduisaient les définitions de ce qui pourrait être considéré comme un plaidoyer approprié.

Herbert Levis déplora les enchevêtrements des disciplines de l’anthropologie avec les mouvements ou plaidoyers politiques, et il se plaignit que les anthropologues qui donnaient des cours sur des sujets comme le génocide ou les processus de contrôle (un coup de griffe contre les cours réputés d’anthropologie de Laura Nader qui enseigna pendant des décennies à Berkeley). Lewis se monta nostalgique des années 1950 où la science et le militantisme étaient souvent séparés en entités distinctes, regrettant cette époque où la discipline avait un système de valeur pré-post-moderne. Il prétendit aussi que le mouvement BDS n’était qu’un peu plus qu’une campagne menée rondement par un groupe bien financé et bien organisé.

Une autre conférencière, Susan Trencher, élabora une caricature grossière de l’histoire des résolutions politiques adoptées par l’AAA. Elle mit en avant que bien que certaines résolutions politiques de l’AAA puissent être acceptables étant donné qu’elles avaient été basées sur les conclusions de la discipline, d’autres types de résolutions politiques ne devaient pas être prises en considération. Le récit de Trencher sautait les exceptions pour aller aux dossiers pour lesquels elle s’était battue (comme la résolution de 1946 pour se préserver du danger de l’arme nucléaire, ou l’utilisation de Margaret Mead de la réunion du conseil en 1961 pour presser les anthropologues de travailler sur le désarmement et la recherche de la paix, etc.). Trencher considérait les résolutions de l’AAA soutenant l’égalité raciale comme acceptables parce qu’elles « utilisaient les découvertes scientifiques pour établir une unité biologique des espèces », mais que les résolutions anti-guerre ou pro-boycott ne devaient pas être soutenues. Pourtant, pour cette position, il fallait faire fi de l’immense littérature anthropologique sur les coûts humains de la guerre, de la riche littérature anthropologique sur les dévastations générées par le colonialisme de peuplement, et les ethnographies de l’occupation. Pendant le temps des questions à la session, un étudiant de troisième cycle de la Nouvelle École de recherche sociale souligna l’ironie de l’utilisation par Trencher d’une citation de Franz Boas (le père de l’anthropologie américaine, lui-même militant intarissable qui utilisa l’anthropologie pour impacter les politiques publiques) pour argumenter contre l’utilisation de l’anthropologie dans un plaidoyer politique, amenant ainsi Trencher à esquiver la difficulté, à se retirer dans sa divination de ce qu’elle déterminait comme un militantisme disciplinaire adéquat ou inadéquat.

Une approche logiquement plus cohérente fut proposée par Richard Shweder, qui avança un argument sur la liberté académique, prétendant que pour les organisations (par opposition aux personnes), apporter des réponses collectives uniformes aux évènements politiques est peu judicieux et déloyal. Shweder fit l’éloge de la politique de son institution d’origine, l’université de Chicago, qui s’inscrit dans la tradition de non-adoption de positions politiques et qui préfère revendiquer la « neutralité institutionnelle ». Pourtant, Shweder omit carrément d’expliquer ce qui fait qu’une position est politique ou qu’elle ne l’est pas, comme si la vie politique pouvait facilement se distinguer du reste de nos vies – laissant ouverte la question de savoir si oui ou non, les opinions sur l’esclavage, le fait de rémunérer les hommes plus que les femmes, les droits démocratiques fondamentaux, ou les revendications d’une supériorité inhérente à l’intelligence masculine, pouvaient être, ou pas, considérées comme des positions politiques. Quand il fut contesté par un ancien élève de Chicago dans l’assistance, qui souligna que cette position venait comme une extension du blanchiment historique institutionnel de la purge, par l’université de Chicago, d’un certain nombre d’étudiants anti-guerre durant celle du Vietnam, Shweder répondit d’un air dédaigneux que les étudiants qui nuisaient aux biens de l’université devaient nécessairement être punis pour leurs actions.

Ailleurs, d’autres anthropologues construisent des arguments qui exploitent l’histoire disciplinaire afin d’argumenter contre le boycott en tant qu’application sélective d’un système ou d’une moralité universalistes – un argument qui ignore le rôle direct que joue le gouvernement US en soutenant les actions israéliennes. Dans tous ces récits et d’autres anti-BDS, il existe un recadrage étrange de l’histoire anthropologique dans lequel les opposants au boycott tendent à critiquer un large éventail de mouvements politiques passés, de façon à brouiller la politique d’un relativisme moral avec des notions anthropologiques d’un relativisme culturel. Alors que toute l’histoire demeure contestée, ces tentatives qui prennent fait et cause pour l’inaction comme si c’était une position de neutralité, dénaturent le fait que l’inaction soutient en réalité le statu quo. Dans ce contexte actuel, une telle position ignore et déforme le rôle de l’Amérique en soutenant la politique israélienne.

Au cours de ces mêmes réunions, les partisans du BDS présentèrent une vision radicalement différente qui épousait la valeur du boycott en tant qu’outil puissant et efficace pour soutenir les droits humains et la justice sociale. Aux réunions de 2015 de l’AAA, une session sur un « Plaidoyer académique éthique pour les droits des Palestiniens et pour le boycott académique des institutions israéliennes », inclut toute une série de présentations soulignant les raisons d’un soutien au BDS.

La première conférencière, Kehualani Kauanui, plaça le boycott au sein d’une lutte anticoloniale plus large, faisant ressortir les liens entre le sort de la Palestine occupée et celui des autres peuples indigènes, à travers le monde, qui souffrent ou ont souffert du colonialisme de peuplement. En sa qualité de personne impliquée dans les efforts de l’Association des études américaines et de l’Association des études amérindiennes, en faveur du boycott académique d’Israël, Kauanui situa les efforts des membres de l’AAA à l’intérieur de contextes académiques plus larges, insistant sur le fait que le boycott proposé avait été minutieusement élaboré afin d’éviter toute entrave à la liberté académique.

Nadia Abu El-Haj commença sa présentation par un examen du boycott anti-apartheid de l’Afrique du Sud dans les années 1980, et elle fit noter le contraste de ces efforts avec ceux pour le boycott académique des institutions israéliennes. Elle rappela aussi à l’auditoire que ce sont les universitaires palestiniens qui demandèrent à leurs collègues internationaux de se solidariser avec eux. Les propos d’El-Haj, comme ceux de beaucoup d’anthropologues qui soutiennent le boycott académique des institutions israéliennes, soulignèrent le lien existant entre le racisme et la violence : elle fit remarquer que « la relation exceptionnelle des USA avec Israël permettait à sa violence raciale qui monte en flèche de se poursuivre de façon incontrôlée ». El-Haj mit en avant que la résolution du boycott « s’était mise en quatre » pour se concentrer sur les institutions plutôt que sur les personnes.

Une autre conférencière, Lisa Rofel, évoqua le long cheminement qui l’avait amené à sa position actuelle. Elle déclara à l’audience qu’elle s’était élevée contre, en tant que juive orthodoxe et défenseure loyale et ardente d’Israël, mais qu’au fil du temps, elle modifia son point de vue. Son soutien au boycott, déclara-t-elle, est ancré dans son engagement à « rester fidèle à sa promesse (du judaïsme) de justice sociale ». Rofel s’opposa directement à ceux qui prétendent que critiquer la politique du gouvernement israélien est une forme d’antisémitisme, elle rappela que la politique et les pratiques académiques du gouvernement israélien ciblent les intellectuels, les étudiants, comme les universitaires. Elle demanda : comment peut-on tolérer la politique israélienne qui soutient « un régime de hiérarchies raciales engendrant une violence raciale, un régime dans lequel les juifs ont des droits spéciaux que les autres n’ont pas ? ».

David Lloyd, qui œuvra avec les membres de l’Association des langues modernes pour faire pression en faveur du boycott académique d’Israël, commença son intervention en parlant du soutien quasi-unanime du Congrès aux récentes incursions israéliennes dans les territoires palestiniens. Il fit valoir que « lorsque le processus politique est bloqué par l’argent, le pouvoir, ou l’influence, nous n’avons d’autre choix que d’activer un mouvement de la société civile pour informer et changer le discours ». Lloyd réfuta les arguments fallacieux et les tactiques d’intimidation de certains opposants au boycott. Les universités israéliennes, dit-il, ne doivent pas avoir le champ libre pour discriminer les universitaires et les étudiants palestiniens, elles ne doivent pas recevoir de soutien idéologique pour « la dépossession et une expansion coloniale éhontée ».

Tous ces documents allaient présenter des points de vue très différents sur l’histoire des présentations anti-boycott à l’autre session de l’AAA. Cette histoire appliquait une connaissance disciplinaire du colonialisme de peuplement, des campagnes historiques de boycott, des récits personnels de ceux qui sont incorporés au sein de la société israélienne, et des macroanalyses du processus politique s’opposant aux efforts de BDS et soutenant le statu quo politique en Israël. Mais, plus important, ceci était une histoire qui reconnaissait les rôles politiques actifs de l’anthropologie dans le monde qu’elle cherche à comprendre – des rôles dans lesquels l’inaction ne fait que soutenir l’injustice d’une catastrophe en cours, et où l’action donne l’espoir de faire face et de changer une occupation cruelle et injuste.

Une agitation inhabituelle dans le centre-ville de Denver

Dans la soirée du vendredi 20 novembre, les évènements atteignirent un paroxysme spectaculaire lors de l’assemblée générale annuelle de 2015 de l’AAA. Alors qu’une neige légère commençait à tomber à l’extérieur du Colorado Convention Center, dans le centre-ville de Denver, des centaines d’anthropologues affluèrent dans la principale salle de danse quand les portes se furent ouvertes. En quelques minutes, la salle profonde atteignit rapidement sa capacité maximum. Environ 1500 occupèrent les sièges, et des centaines d’autres, soit s’alignèrent tout autour de la salle, soit s’assirent dans les allées.

Avant que ne commence le débat sur les résolutions, la présidente sortante de l’AAA, Monica Helleer, annonça, de façon sinistre, que le chef des pompiers responsable de la prévention de Denver était présent, et qu’il faisait observer que la réunion contrevenait à l’arrêté municipal de la ville relatif aux risques d’incendie. La discussion sur les résolutions fut retardée de plus d’une demi-heure pendant laquelle les retardataires furent rapidement conduits de la salle de danse vers un couloir attenant, et des centaines de chaises en supplément et un système de sonorisation furent installés pour accueillir le trop-plein.

Les raisons pour lesquelles l’assemblée générale de l’AAA attira autant de monde sont importantes à examiner. Dans un passé récent, moins de 50 personnes participaient à l’évènement, préférant aller dîner ou boire un verre plutôt que de participer à une réunion qui leur semblait peu pertinente et peu intéressante. Mais en 2015, une « équipe de jeunes » arriva à l’assemblée générale, une équipe pro-boycott, jeune et dynamique, composée pour une grande part d’étudiants de troisième cycle, qui joua un rôle vital en informant et en mobilisant les membres de l’AAA pendant toute la conférence. Après avoir au cours des deux dernières décennies assisté à des assemblées générales qui n’avaient la plupart du temps qu’une faible participation, nous fumes impressionnés de voir ce groupe habituellement absent s’engager et pousser au débat sur les questions qu’ils jugeaient importantes. Ils fournirent aux membres une information détaillée sur la résolution, avec des badges (« Posez-moi des questions sur le Boycott ») – et même des cookies. Les coordinateurs de la résolution pro-boycott démontrèrent le niveau spectaculaire de l’organisation populaire qui comprenait entre autres choses, une campagne de pétition, un blog, et la possibilité d’échanger en direct sur Twitter.

La première résolution de la soirée fut conçue dans le but de mettre un arrêt, de façon abrupte, au boycott. La résolution, qui portait le titre orwellien délibérément déroutant de, « Fin de l’occupation, opposition au boycott académique, soutien au dialogue », fut présentée par un groupe essentiellement composé d’anthropologues israéliens. Après un bref débat avec l’assistance, à l’impromptu, la Résolution n° 1 fut descendue en flammes. Les participants battirent la résolution à plates coutures, avec 1173 pour, et 196 contre.

La Résolution n° 2, résolution pro-boycott, vint en débat immédiatement après. Un débat animé mais civil s’ensuivit, dans lequel des arguments passionnés furent avancés tant du côté favorable que du côté défavorable à la résolution. Quand le débat fut clos, les membres rendirent leurs bulletins de vote qui furent récupérés dans des boîtes en carton par les membres du personnel de l’AAA, lesquels donnèrent les résultats, de façon experte, au cours de l’heure qui suivit. La foule bourdonnante se tut quand Monica Heller les annonça : 1040 voix pour le boycott académique des institutions israéliennes, 136 contre. La foule éclata en applaudissements.

Les évènements de la nuit furent rendus compliqués par le fait qu’il avait été imprimé un nombre insuffisant de bulletins de vote. Le personnel de l’AAA s’activa pour en produire d’autres et il y parvint en temps opportun. Grâce aux efforts dévoués d’un parlementaire, arborant une grosse moustache, le Dr John D. Stackpole, ces complications et beaucoup d’autres questions de procédure furent finalement résolues.

L’assemblée générale qui avait été ouverte à 18 h 30 dura bien au-delà des 75 minutes qui lui étaient imparties et elle fut interrompue après 21 h 30. La pagaille dans le déroulement de la soirée, du fait de l’importance de la participation, aurait pu mettre à l’épreuve la patience de beaucoup dans le public, mais l’immense majorité de tous ceux qui étaient présents dès le début de l’assemblée restèrent jusqu’à la fin, y compris des anthropologues d’un certain âge en fauteuil roulant, et des jeunes anthropologues emmenant leurs petits enfants dans des poussettes. Ce fut un moment historique, et une démonstration spectaculaire de la préoccupation des membres de l’AAA pour Israël/Palestine.

Entrer dans l’histoire

L’AAA fut autrefois une organisation où se lançaient de vigoureux débats politiques au pied levé, qui parvenaient à des solutions lors de ses assemblées générales. Les militants de l’Association votaient autrefois des résolutions sur tout un éventail de sujets à controverses. Durant la guerre du Vietnam, les règles permirent aux membres d’orienter la politique de l’Association et de faire des déclarations politiques, à l’improviste, dans les assemblées générales. Mais au début des années 1970, la vieille garde plus conservatrice de l’anthropologie fit voter une série de modifications bureaucratiques au règlement intérieur de l’AAA, exigeant que les résolutions fussent proposées à l’avance, et que les résolutions votées par les membres lors de l’assemblée générale annuelle fussent présentées aux suffrages de tous les membres à part entière, dans un vote par correspondance.

Étant donné que ce changement au règlement intérieur retirait aux membres de l’AAA la capacité de ratifier les résolutions lors des conférences annuelles, la participation à ces assemblées générales devint généralement catastrophique. La structure non contraignante de ces réunions déresponsabilisa ceux qui prenaient la peine d’y participer. Mais, les sentiments démocratiques peuvent être contagieux, et le mouvement pro-boycott de l’AAA développa un modèle de campagne populaire avec une consultation de la base à la direction. Les principaux organisateurs chez les anthropologues pro-boycott des institutions académiques israéliennes, soutenant et organisant le boycott, étaient des femmes, beaucoup d’entre elles qui apparaissaient dans des rôles publics, importants ou non, étaient parmi les plus jeunes membres de l’Association – ce qui n’est pas un mince exploit pour une cause qui a des antécédents s’agissant des conséquences vengeresses envers ceux qui s’opposent à la politique israélienne.

Le mouvement BDS, qui maintenant existe depuis plus d’une décennie, prend de l’ampleur au niveau mondial. Un nombre croissant de conseils d’étudiants ont voté des résolutions demandant à leur université de désinvestir leurs fonds placés en Israël. La raison pour de tels boycotts est simple et directe : les universités et les autres institutions israéliennes fonctionnent comme des éléments clés dans un système qui refuse leurs droits fondamentaux aux Palestiniens. Parmi les préoccupations qui s’expriment chez ceux d’entre nous qui soutiennent la résolution de l’AAA pour un boycott académique des institutions israéliennes, il y a la crainte de l’anéantissement de toute liberté académique pour nos collègues palestiniens vivant sous l’occupation israélienne. Les étudiants et le corps enseignant palestiniens qui protestent contre la politique israélienne sont soumis à une surveillance ou à des représailles, pendant que les étudiants sont systématiquement confrontés à la discrimination. En outre, les institutions académiques israéliennes gardent le silence sur l’occupation militaire et le colonialisme de peuplement.

Le boycott est conforme à l’engagement de longue date de l’AAA pour les droits de l’homme. C’est en 1999 que les membres de l’Association adoptèrent la Déclaration sur l’Anthropologie et les Droits de l’homme, laquelle stipule que : « En tant qu’organisation professionnelle des anthropologues, l’AAA a longtemps été, et continuera d’être, préoccupée à chaque fois qu’une différence entre les humains se faisait sur la base d’un déni des droits de l’homme fondamentaux… L’AAA fonde son approche sur les principes anthropologiques du respect pour les différences humaines concrètes ».

Les membres à part entière de l’AAA se trouvent maintenant devant une occasion historique de voter sur l’opportunité ou non d’approuver le boycott des institutions académiques israéliennes. Le soutien massif de ses membres à la Résolution n° 2 a été clair, mais non moins clairs sont notre détermination, nos ressources, et notre volonté de faire jouer les tactiques de peur de la minorité qui s’oppose à la mesure du boycott. Il est temps maintenant pour les anthropologues qui se sentent concernés d’agir en votant le soutien à la résolution.

Certaines critiques du boycott expriment des doutes sur son efficacité en tant que moyen pour apporter des changements, mais ses partisans notent de façon constante que de telles tactiques jouèrent un rôle déterminant dans la chute du régime d’apartheid en Afrique du Sud, au début des années 1990. Que les partisans du boycott des institutions académiques israéliennes comptent parmi eux de nombreux éminents anthropologues américains juifs, des anthropologues israéliens, et des groupes juifs pour la paix, tels qu’Une Voix juive pour la paix, tranche de façon frappante avec l’absence de la moindre opposition palestinienne à la résolution de l’AAA en faveur du boycott académique. Nous soutenons la résolution en tant que moyen humain pour attirer l’attention sur la souffrance du peuple palestinien vivant sous l’occupation israélienne, et si certains de nos collègues qui s’opposent au BDS reconnaissent les atrocités israéliennes, leurs propositions de continuer à discuter sans agir sont trop limitées, trop hors du temps. Nous soutenons la résolution pour un boycott académique des institutions israéliennes comme une extension justifiée de la connaissance et de l’analyse disciplinaires à l’une des crises urgentes de notre époque, une crise marquée par des violations endémiques des droits humains, et soutenue par la politique et l’argent de notre propre gouvernement.