En mai de l’année dernière, Ali Lari, le président de l’Association Internationale des Architectes Moyen Orient (AIA) pensait avoir fait quelque chose de relativement difficile en faisant connaître une situation….
En mai de l’année dernière, Ali Lari, le président de l’Association Internationale des Architectes Moyen Orient (AIA) pensait avoir fait quelque chose de relativement difficile en faisant connaître une situation politique sensible sans compromettre les engagements déclarés de l’AIA pour l’égalité et les droits humains.
Le sujet était l’occupation de la Palestine par Israël. Ce printemps, le blocus (toujours en cours) et la répression de la Palestine par Israël ont déclenché une énorme poudrière qui a tué plus de 240 Palestiniens et en a déplacé 52 000. La conduite d’Israël a été vertement condamnée par les Nations Unies, Human Rights Watch et d’autres organisations humanitaires. Ce conflit asymétrique intense est souvent expliqué en termes d’aménagement architectural et urbain. Par exemple, l’anthologie de Michaël Sorkin et Deen Sharp, Open Gaza: Architectures of Hope (Ouvrir Gaza : Architectures de l’Espoir) présente l’état de la construction dans la bande de Gaza comme un signe avant-coureur de l’élargissement de cercles de surveillance, de l’adaptation à la réutilisation provisoire, de la pénurie de ressources et de l’occupation coloniale. « Les Nations Unies ont déclaré il y a quelques mois que les pratiques d’Israël équivalent à de l’apartheid » dit Lari. « L’apartheid est une politique urbaine et une question d’aménagement urbain ».
Lari dit à NYRA (la revue new yorkaise d’architecture) qu’il a joint des membres du comité exécutif du comité de direction de AIA Moyen Orient sur le fait de publier une déclaration sur « les dimensions urbaines et architecturales du conflit, dont le nettoyage ethnique dans le quartier de Sheikh Jarrah de Jérusalem et la destruction de Gaza par la poursuite de pratiques d’apartheid ». Lorsque ce comité de six membres a fait part de cette proposition au niveau national de AIA à Washington DC en 2021, Peter Exley, le président de AIA a suggéré qu’il valait mieux que AIA Moyen Orient ne s’engage pas dans des questions politiques controversées. « AIA pense que ces questions politiques ne sont pas du domaine de sociétés professionnelles neutres » a écrit Exley à Sherif Anis, cofondateur de AIA Moyen Orient (une branche régionale de AIA) et directeur exécutif bénévole, le 20 mai 2021. Quelques jours plus tard, dans une lettre à Lari et Anis, Exley a écrit : « Toute déclaration sur ce conflit au-delà d’un appel à la paix et à l’unité détient un potentiel significatif de création de dommages politiques et professionnels irréparables pour l’AIA aux USA et dans le monde ». Le ton du National a frappé Lari qui l’a trouvé sans cohérence avec le positionnement progressiste sur la justice sociale et l’égalité raciale que AIA a défini dans le sillage des soulèvements de 2020 autour de George Floyd. Anis aussi était préoccupé, même s’il reconnaissait que le Bureau de AIA Moyen Orient soutiendrait probablement une déclaration de solidarité avec la Palestine. Dans un sms à Lari, Anis lui a dit que « TOUT SUJET ayant à voir avec Israël est une ÉNORME question et tu le sais. Le lobby pro-Israël aux États-Unis est plus qu’influent et ces gens (se référant sans doute à la direction de AIA National) vont rester plutôt mous à cet égard ».
Finalement, Lari et le reste du comité exécutif sont tombés d’accord pour ne pas publier de déclaration et pour prévoir plutôt un programme sur l’histoire de l’occupation de la Palestine. Mais des mails et des sms émanant des deux côtés du processus de conflit au sein de AIA Moyen Orient révèlent que ce compromis n’aidera pas à mettre de côté la controverse.
EN AOÛT 2021, Lari a eu l’agréable surprise de voir qu’Ilan Pappé, professeur à l’Université d’Exeter et éminent historien de la Palestine, avait accepté son invitation à animer un webinaire à l’AIA Moyen Orient sur son livre de 2007, le Nettoyage Ethnique de la Palestine, une histoire urbaine de l’occupation de la Palestine. Lari s’est rapidement mis à la coordination de l’événement avec d’autres membres du Bureau de l’AIA Moyen Orient pour le programmer, le promouvoir, concevoir la communication et à agir au moyen des approbations de crédits éducatifs de l’AIA.
Mais le 6 septembre, quelques jours avant la date prévue pour l’événement, le webinaire a été annulé par zoom. Thierry Paret, cofondateur avec Anis de l’AIA Moyen Orient et membre du bureau, a dit à Lari par mail que c’était à cause de la nature du contenu ».
Anis a envoyé à Lari et aux autres membres du Bureau de l’AIA Moyen Orient un mail conséquent disant que la branche doit « faire preuve d’intelligence quant aux visions que nous proposons au public ». En outre, “ je ne suis pas sûr que ce soit un honneur d’avoir un conférencier (Pappé) qui a été publiquement condamné par la Knesset, le Parlement d’Israël, pour ses écrits ». Anis a écrit que Pappé était une figure controversée et que la demande d’Exley de rester, dans les déclarations de l’AIA Moyen Orient, en dehors de la mêlée valaient aussi pour la conférence de Pappé. Il a aussi critiqué Lari pour avoir prévu l’événement « clandestinement ». Paret a rapidement envoyé son soutien à la lettre d’Anis à un groupe incluant la direction nationale de l’AIA, à des membres du comité exécutif de l’AIA Moyen Orient et à Anis et Lari eux-mêmes.
Bien que l’événement ait été annulé, des membres du comité exécutif de l’AIA Moyen Orient (un sous -ensemble du Conseil d’administration de trente personnes qui constitue sa direction suprême) ont ressenti qu’il fallait en dire plus pour sermonner Lari pour ce qui était perçu comme des transgressions. Le 9 septembre, John Robertson, membre du comité exécutif a rencontré Lari en personne pour lui remettre une lettre signée d’Anis l’informant qu’il n’était plus désormais le président de l’AIA Moyen Orient. Le comité exécutif de six membres avait voté l’exclusion de Lari sans qu’il soit même présent. Anis l’accusait d’avoir négligé la demande d’Exley, d’avoir présenté un contenu « non autorisé » sans l’approbation du Conseil de l’AIA Moyen Orient ou de son comité exécutif et de « ne pas agir ni représenter l’AIA au mieux des intérêts de l’Institut dans son ensemble et de ses membres ». Plus inquiétant, la lettre dit que les actes de Lari ont « mis la section en danger de voir sa charte suspendue par le Bureau national des directeurs de l’AIA ». Cette menace a été répétée par David Franklin, un autre membre du comité exécutif qui a voté pour le rejet de Lari, dans un mail qu’il lui a envoyé. « Malheureusement, nous avons eu les mains liées par le National qui a fortement suggéré que la charte de l’AIA (Moyen Orient) soit retirée » a-t-il écrit.
Plusieurs jours plus tard, Lari a été autorisé à s’expliquer à une réunion de « ratification », mais le comité a de nouveau voté son élimination. Le règlement de l’AIA Moyen Orient permet au comité exécutif d’éliminer des dirigeants pour des motifs sérieux lorsqu’un quorum de la majorité de ses membres est atteint à la réunion dans laquelle se passe le vote. Son poste de président de l’AIA Moyen Orient avait pris fin.
Lari, ayant ressenti qu’il avait été ciblé injustement, s’est adressé au président Exley de l’AIA en lui demandant de l’aide. À ce moment-là, l’attitude d’Exley a clairement changé. Bien qu’il ait fortement incité l’AIA Moyen Orient à ne pas publier de déclaration sur Israël et la Palestine, dans une lettre à Lari du 14 octobre, il a semblé mettre une distance entre l’AIA Nationale et tout rôle de supervision sur les branches de l’AIA et sur leur gouvernance. « En ce qui concerne l’AIA Moyen Orient de même que toutes les branches de l’AIA, votre organisation est indépendante de l’AIA sur le plan juridique comme organisationnel » a-t-il écrit. « En tant que tel, l’AIA Nationale évite de s’impliquer dans des questions de gouvernance spécifiques aux branches de l’AIA ». Exley suggéra cependant que Lari porte plainte en termes d’éthique auprès du Conseil National d’Éthique de l’AIA (NEC).
Deux jours plus tard, quelques membres du Bureau de l’AIA Moyen Orient ont envoyé une lettre de soutien à Lari au comité exécutif. Ils ont été alarmés du fait que le comité exécutif ne parle pas au reste du Bureau des projets d’élimination de Lari de son poste de président, alarmés aussi qu’il n’ait eu aucune possibilité de répondre à son élimination et que les causes de son élimination aient été vague et sans fondement. La lettre mentionnait aussi un incident de janvier 2021 lorsqu’un membre du Bureau avait eu des objections à la programmation proposée. Dans ce cas, la proposition fut ouvertement débattue au lieu d’être automatiquement annulée et que ses promoteurs soient éliminés de leur poste.
Faisal Alhassani, un ancien membre du Bureau de l’AIA Moyen Orient, qui a soutenu la lettre, dit qu’Anis et Paret « n’ont pas fait face (à Lari) sur quoi que ce soit. Ils l’ont simplement éliminé sans même une réunion de bureau ». Ce duo agit comme « s’ils étaient présidents » dit Alhassani. « Ils veulent prendre toutes les décisions et ils veulent qu’Ali soit simplement présent ». Alhassani dit qu’il a quitté le Bureau de l’AIA Moyen Orient au début de 2022, en partie à cause de la façon dont cet incident était traité.
De même, Lari dit qu’Anis et Paret ont peu de soutien parmi les membres de l’AIA Moyen Orient plus largement. « S’ils avaient eu davantage confiance dans leurs votes” dit Lari d’Anis et Paret, « ils auraient mis en oeuvre un processus démocratique ». Dans une lettre du 28 octobre à Anis, Lari a écrit que si une action corrective n’était pas engagée, il prendrait l’avis d’Exley et porterait plainte en termes d’éthique. Le mois suivant, il a déposé plainte. Normalement, le bureau de l’AIA du Conseil Général gère et administre les plaintes éthiques décidées par le NEC qui est un corps de membres de l’AIA nommé par le Bureau national de l’AIA. Mais à cause de la possibilité d’un conflit d’intérêts non spécifié dans le bureau de Conseil Général, l’AIA a engagé Nisha Thakker du groupe de juristes Tenenbaum comme conseil externe pour travailler avec le NEC. En février 2022, Thakker a écrit à Lari pour lui dire que le président de Thakker, Justin Crane, avait rejeté la plainte éthique. Selon Thakker, la plainte de Lari était complètement hors de portée du code d’éthique de l’AIA ; ce que disant, il traçait une nette distinction entre les activités professionnelles dans la pratique de l’architecture et la gouvernance et les processus administratifs des sections de l’AIA. Thakker a écrit : « Le code est prévu pour s’appliquer aux activités professionnelles de tous les membres. Par conséquent, comme la plainte est liée aux activités administratives et de gouvernance et à un conflit dans une branche de l’AIA, elle sort du champ du NEC ».
Lari dit que la menace imminente de dissolution de l’AIA Moyen Orient par l’AIA Nationale était un élément-clef pour galvaniser le soutien à son élimination et Alhassani dit que cette menace a été répétée par Anis et Paret (aucun des deux n’a obtenu de voix au comité exécutif). Tandis que la direction de l’AIA Nationale (dont Exley) et le comité exécutif de l’AIA Moyen Orient ont décliné les demandes d’interview de NYRA, l’AIA Nationale a publié une déclaration au nom des deux groupes, établissant que personne de la direction de l’AIA Nationale n’avait suggéré que l’AIA Moyen Orient serait dissoute si Lari restait président :
L’AIA Moyen Orient a posé à l’AIA Nationale la question de savoir s’il pouvait éliminer le président d’un élément. L’AIA Nationale n’a pas cette autorité et seuls les éléments et les branches de l’AIA peuvent décider de leur direction, y compris l’élimination d’un dirigeant. Il a aussi été discuté de quelle autorité générale dispose l’AIA Nationale sur un élément de l’AIA qui agit contrairement aux règlements, à la politique ou aux directives de l’AIA et le point de vue partagé était que le règlement de l’AIA ne garantit au National que le pouvoir de suspendre ou de rejeter la charte d’un élément. Une telle action nécessiterait une intervention du Bureau National des directeurs de l’AIA. En ce qui concerne l’AIA Moyen Orient, cette option, bien que discutée, n’a jamais été présentée au Bureau de l’AIA.
LA LIGNE DE CLIVAGE entre les efforts d’Exley couronnés de succès pour dissuader l’AIA Moyen Orient de publier une déclaration sur la Palestine et le laisser-faire de l’AIA Nationale sur le webinaire d’Ilan Pappé et l’élimination de Lari pourrait s’expliquer par la différence entre ce que les branches de l’AIA disent elles-mêmes et ce qu’elles fournissent aux autres comme plateforme pour s’exprimer. L’AIA ne s’est certainement jamais dérobée à l’invitation de figures controversées dans le discours sur l’architecture ni à l’écoute de partisans prenant des mesures draconiennes dans le marasme des affaires géopolitiques. Juste cette année, le président Obama, qui a signé en 2016 un accord valant 38 milliards de dollars (39 milliards €) d’aide militaire sur dix ans à Israël, a occupé le devant de la scène à la convention de l’AIA à Chicago. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’AIA a posté sur son site un article de William Richards intitulé « La crise des réfugiés ukrainiens : la réponse de la communauté architecturale mondiale » dans lequel Ruta Leitanaite, présidente de l’Association des architectes de Lituanie décrit comment les architectes lituaniens aident l’effort de guerre de l’Ukraine. Une méthode dont elle fait état consiste à envoyer du matériel informatique au front : « Un ‘capteur de drone’, autrement appelé balai de ciel – un système électrique d’atténuation de l’action des drones. Aujourd’hui nous envoyons ces équipements et nous allons collecter des fonds pour ce faire au cours du mois à venir, en demandant à des architectes de donner ». La technologie anti-drone serait susceptible de sauver des milliers de vies palestiniennes. Mais est-ce que l’AIA, au niveau national ou local, ferait une place à la relance d’un appel à dons ?
Ce n’est pas la seule fois où l’AIA s’est montrée explicitement politique. En fait, pendant un bref laps de temps, il semblait que l’AIA comprenait que l’architecture est liée de façon indélébile à des systèmes d’exploitation et de répression que les puissants utilisent pour exercer un contrôle sur ceux qui n’ont pas de pouvoir. Au cours de l’été 2020, lorsque le meurtre de Noirs par les forces de sécurité de l’État a déclenché peut-être le plus grand soulèvement de protestation de l’histoire américaine, l’AIA a admis que :
Nous avons eu tort de ne pas prendre en considération le rôle mondial construit pour perpétuer l’injustice raciale systémique et agir pour le corriger car il comporte l’usage de l’esclavage et du travail forcé, la conception de logements qui ont marginalisé les communautés de couleur, l’aide aux communautés qui ont exclu les gens de couleur et la participation à des projets municipaux qui ont détruit ou affaibli l’épanouissement des communautés africaines-américaines, hispaniques et natives américaines.
Dans cet appel de la décision du NEC de l’AIA, qui a été rejetée en avril de cette année, Lari a cité d’autres points de la déclaration de l’AIA sur l’injustice raciale systémique :
« Nous demandons à notre communauté de nous rejoindre et de nous tenir responsables dans les mois et années à venir pour s’assurer que nos actes correspondent à nos paroles. Notre but est finalement d’être à la hauteur des mots de (Whitney) Young pour « prendre la parole » et apprendre afin que le talent et l’expertise de l’architecte et le monde bâti ne contribuent qu’à faire avancer la justice, l’égalité et les chances ». Lari n’a pas cité la partie suivante de la déclaration de l’AIA, qui se réfèrerait bien à Israël :
Pour être clair, l’Institut Américain des Architectes soutient les manifestations visant à faire cesser la violence systémique couverte par l’État contre les gens de couleur. Point. Nous soutenons et sommes engagés dans les efforts visant à assurer que notre profession fasse partie de la solution qui finira par démanteler l’injustice raciale et la violence systémique.
Si on le prend isolément, cet énoncé se lit comme une déclaration de solidarité avec la Palestine, peut-être pas éloignée de ce que Lari envisageait de publier avec l’en-tête de l’AIA Moyen Orient en mai 2021. Le fait que la déclaration de Lari n’a pas été bien accueilli et que le conflit qui s’est ensuivi l’a évincé de son poste éclaire le fossé existant entre les mots et les actes de l’AIA et le deux poids deux mesures qui conduit souvent à tolérer la violence d’Israël sur les Palestiniens.
Récemment seulement les Américains ont commencé à voir Israël comme une force belligérante en Palestine. L’approche de laissez-faire de l’AIA reflète la capacité d’Israël et de l’appareil de politique étrangère des États-Unis à fixer le narratif sur ce qu’il s’est passé à Gaza, obscurcissant le déséquilibre radical de pouvoir et le contrôle que détient Israël sur la Palestine. Par exemple, Israël se lance dans une escalade de représailles contre le Hamas par des actes de punition collective contre les habitants de la bande de Gaza et vise souvent leurs infrastructures bâties, les privant de nourriture, d’eau potable et d’accès aux ressources naturelles. En fait, Israël comprend clairement le rôle de l’environnement bâti dans le conflit. La reconstruction continuelle de Gaza est pilotée par le Mécanisme de Reconstruction de Gaza, une base de données mise à jour en temps réel pour repérer chaque longueur de barre d’armature, chaque sac de ciment, chaque élément constructif qui pénètre le territoire, avec ce à quoi cela doit servir et qui va le recevoir, dans le but ostensible de garder tout élément pouvant constituer une arme hors les mains du Hamas. Pour autant, cet outil puissant de surveillance a essentiellement créé une mainmise sur la reconstruction de Gaza. Cette relation asymétrique est rendue évidente par le nombre de morts d’Israéliens comparé aux morts de Palestiniens (depuis 2008, ce sont respectivement 273 et 6 063). 70% des Gazaouis sont des réfugiés, le taux de chômage est aux environs de 50%, la moitié des gens sont en insécurité alimentaire, il n’y a que quelques heures d’électricité par jour et des centaines de milliers n’ont pas accès à de l’eau potable. Les actes d’agression sont soutenus par les membres du Congrès qui approuvent les accords sur les armes avec Israël et ensuite remplissent leurs caisses de campagnes avec des dons de l’AIA. L’intrication politique n’est pas, comme le prétend Exley, quelque chose que l’AIA évite. C’est plutôt la règle aujourd’hui.