Un psychologue pour les Gazaouis endeuillés devient l’un d’entre eux

Suite de l’article « Un nonagénaire néerlandais retourne sa médaille de « Juste parmi les nations », après la mort de six membres de sa famille à Gaza » par Amira Hass (Haaretz, 15 août 2014).

Hassan Ziadah, qui a perdu cinq membres de sa famille le mois dernier, traite depuis 1991 des Palestiniens traumatisés.

La mère de Hassan lui a appris à lire et à écrire lorsqu’il avait cinq ans, alors qu’elle n’était elle-même allée à l’école que jusqu’à la quatrième année. Pour des questions de place et de pertinence, c’était un détail que j’avais laissé de côté dans l’article que j’ai écrit à propos de Henk Zanoli, ce Néerlandais qui avait été reconnu comme « juste parmi les nations » par le Yad Vashem, l’autorité pour la mémoire de l’holocauste, et qui a rendu la médaille qu’il avait reçue d’Israël (« Une médaille honorifique de l’holocauste retournée », 15 août). Il l’a fait parce qu’Israël et son armée avaient tué la mère d’Hassan, Muftiyah Ziadah, 70 ans, trois de ses neuf frères et soeurs, Jamil, Omar et Youssef, sa belle-soeur Bayan et son neveu de 12 ans Shaaban. Une seule bombe israélienne a frappé leur maison le 20 juillet. Le porte-parole de l’armée israélienne a dit que l’armée examinait les cas « exceptionnels ».

Neuf autres familles dévastées le même jour

Mais la famille Ziadah n’est pas exceptionnelle. Ce même jour, je voudrais le dire et le redire encore, des bombes israéliennes précises et sophistiquées ont oblitéré en totalité ou presque neuf familles palestiniennes à leur domicile, 73 personnes en tout. L’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem a documenté 60 cas analogues, 60 familles qu’Israël a tuées en juillet et en août, au total 458 personnes, incluant 108 femmes de moins de 60 ans, 214 enfants et 18 hommes et femmes âgés de 60 ans et plus.

“Quand une famille entière est tuée, la première source de soutien de la société est perdue », a dit Hassan Ziadeh au cours d’un appel téléphonique de Gaza. “Quand Israël cible des familles entières, il détruit une institution sociale ».

Un autre fils de Muftiyah, Ismail Ziadah, est marié à une Néerlandaise, Angelique Eijpe, une petite nièce de Henk Zanoli. Elle m’a parlé de la décision courageuse de son grand-oncle de retourner la médaille du Yad Vashem comme geste de protestation et [d’expression] de choc. En sauvant des Nazis, un garçon juif de 11 ans, Elhanan Pinto, Zanoli et sa mère, Johana Zanoli-Smit, ne l’ont pas fait pour obtenir une reconnaissance et des récompenses après guerre.

J’ai rencontré Hassan pour la première fois dans les années 1990, puis à nouveau après l’offensive Plomb durci sur Gaza de la fin de décembre 2008 à janvier 2009. Nous nous étions rencontrés dans son bureau du Programme pour la santé mentale de la communauté de Gaza (Gaza Community Mental Health Program), où il m’avait raconté les traumatismes vécus par les enfants et les adultes dont les vies ne permettaient pas de faire le deuil, de travailler sur la perte de leurs parents tués par le feu de l’armée israélienne. Nous n’avions pas imaginé qu’un jour viendrait où Hassan, le psychologue, parlerait de lui-même comme d’un « cas ».

« La perte d’un individu proche est difficile à gérer, donc qu’est-ce qui arrive quand vous en perdez cinq à la fois sous un bombardement continuel, la peur, l’insécurité externe, l’attente d’une mort qui pourrait arriver à n’importe quel moment ? » s’interrogeait-il au cours d’une conversation téléphonique il y a une semaine.

“Nous sommes passés par trois guerres en six ans », a-t-il remarqué. « Les enfants n’ont pas besoin de livres d’histoire à leur propos. Ils les ont expérimentées eux-mêmes. Les enfants de neuf ans se souviennent bien de deux guerres et sont en train d’en vivre une troisième. Ces dernières semaines, nous avons tous revécu 1948 », a-t-il dit. « Les gens avaient quitté leurs maisons, se déplaçant avec des matelas et des couvertures, comme à ce moment [1948], ne sachant pas où ils allaient. Cette fois les Israéliens nous ont fait partir aussi, mais il n’y avait nulle part où aller. Partout où nous allions, nous étions en danger d’être tués.

“Nous sommes émotionnellement et physiquement épuisés et nous savons que ce qui était ne reviendra jamais, avant tout pour les nombreux orphelins. Plus que tout, je me souviens des histoires de mon père de 1948 à propos de son village, Faluja », a-t-il dit, se référant au village dont les terres sont maintenant colonisées par la ville méridionale israélienne Kiryat Gat et les moshavim Shahar, Noga, Nir Chen et Nehora.

Pendant le siège israélien de Falujah, où une unité armée égyptienne était positionnée, le père de Hassan avait essayé de revenir au village après avoir fui d’abord au village de Beit Jibrin. Il ne raconta pas à ses enfants ce qui était alors arrivé, et Hassan se souvenait seulement des cicatrices sur les jambes de son père, sur qui les soldats avaient tiré. Après le retrait de l’armée égyptienne et contrairement aux accords, Israël expulsa les résidents du village.

“Mon père a perdu son seul frère pendant cette guerre, tué par le feu des armes israéliennes. Je me souviens combien la perte de son frère unique avait été dure pour mon père », a raconté Hassan (son père est mort en 1987). « Aujourd’hui, nous, comme des milliers d’autres Gazaouis, avons à gérer de multiples morts brutales ».

 »Un tel traitement n’est pas éthique »

Hassan, qui a travaillé au centre de santé mentale depuis 1991, a beaucoup parlé au cours de notre conversation du sens d’un traitement psychologique pendant des périodes de traumatisme ininterrompu et continuel. “J’en suis arrivé à la conclusion qu’un traitement de ce genre n’est pas éthique », a-t-il dit. « Pendant 23 ans, j’ai essayé d’aider des enfants vivant ces traumatismes, mais il n’y a aucune garantie qu’ils ne seront pas encore affectés. C’est comme si je les préparais juste à gérer quelque chose de pire. Vous ne pouvez pas fournir un vrai traitement psychologique quand les patients n’ont aucune protection, aucune garantie que cela n’arrivera pas encore prochainement, quand ce qui cause le trauma ne s’arrête jamais », a-t-il dit.

“Ce qui est en jeu ici est bien plus que des cas individuels, séparés », a-t-il continué. « Même quand il n’y a pas de guerre, il n’y a pas de stabilité dans la bande de Gaza et dans une situation comme celle-ci, comment un traitement psychologique pourrait-il aider ? Une décision politique de la part d’Israël —lever le blocus — pourrait faire beaucoup plus de bien que tous les traitements psychologiques donnés à Gaza et toutes les quantités d’argent qui y sont investies. Le blocus de longue durée limite notre champ de vision, nos perspectives plus larges, notre créativité. L’occupation n’est pas seulement celle de la terre. Le blocus n’est pas seulement celui des biens, des objets. L’occupation est aussi cognitive, celle de notre volonté, de nos sentiments et de nos pensées. Le siège porte aussi sur l’aptitude à espérer ».