Un embouteillage en plein désert

Le rendez-vous était prévu pour 11h30, à l’extérieur de la gare de la Rue Arlozorov. Je suis arrivé à 11 h 35. “Trois bus ont déjà été remplis, mais ne….

Le rendez-vous était prévu pour 11h30, à l’extérieur de la gare de la Rue Arlozorov. Je suis arrivé à 11 h 35. “Trois bus ont déjà été remplis, mais ne vous inquiétez pas – le quatrième bus va bientôt arriver” a dit le représentant des organisateurs. “Il y aura une place pour tous ceux qui veulent aller à la manifestation à Susiya.”

Il y a longtemps qu’il n’y avait pas eu une réponse aussi importante à un appel à manifester dans la Cisjordanie sauvage. Parmi les passagers on pouvait voir un certain nombre de militants de longue date que l’on n’a cependant pas vus ces dernières années. Pourquoi le cas de Susiya a-t-il suscité autant d’attention d’attention en Israël et dans le monde (à bord du bus circulait la page de libre opinion publiée dans l’édition récente du New York Times, présentant une histoire personnelle émouvante d’un habitant de Susiya). Ce minuscule village menacé est à tous points de vue digne de soutien et de solidarité – mais, dans le passé, un certain nombre d’exemples d’injustice non moins outrageante ont été perpétrés et se sont heurtés à une complète indifférence et au silence. On ne peut jamais savoir à l’avance quel cas particulier va devenir le foyer et le symbole d’une lutte.

Un peu moins d’une heure de route sépare la vaste métropole de Tel Aviv du hameau délaissé de Susiya en plein désert. D’abord le voyage emprunte des autoroutes interurbaines encombrées – puis, des routes de campagne qui deviennent toujours plus étroites et dégradées, plus l’on s’éloigne vers l’Est et le Sud. Quelque part, sans le remarquer, l’on franchit la Ligne Verte pour entrer dans un territoire où il n’y a même pas un semblant de démocratie, où le paysage est de façon prédominante plutôt brun que vert – hormis de temps en temps la tache verte d’une colonie qui a le privilège d’être raccordée au système hydraulique israélien.

A la fin du voyage, l’étroite route bifurque et le panneau indicateur vers la droite indique “Susiya”, mais néanmoins nous avons tourné vers la gauche. Le panneau érigé par les autorités militaires fait référence à l’autre Susiya – la colonie israélienne qui prétend être la continuation d’un village juif du même nom qui a existé à cet endroit pendant la période romaine et byzantine “Venez voir Susiya – une ancienne ville juive” dit le panneau indicateur sur la route que nous n’avons pas prise.

Les Juifs qui ont vécu ici il y a 1500 ans ont vécu dans des grottes. Au vingtième siècle, des Palestiniens ont vécu dans ces mêmes grottes, jusqu’à ce que en 1986 l’armée ne vienne les expulser et transformer les grottes en site archéologique géré par les colons. Les Palestiniens ont dû déménager vers de misérables cabanes, bâties sur ce qui leur restait de leurs terres. Est-il possible qu’ils soient réellement les descendants de ceux qui ont habité dans ces grottes au cinquième siècle ? Au début du mouvement sioniste David Ben-Gourion a évoqué l’idée qu’au moins certains des Arabes de ce pays sont les descendants des Juifs qui ont vécu ici dans le passé et qui à un certain moment ont été convertis à l’Islam et se sont mis à parler arabe. En 1918, Ben Gourion a même publié tout un livre sur ce sujet, en coopération avec le futur président d’Israël Yitzhak Ben-Zvi, comprenant une documentation historique détaillée qui appuie cette théorie. Mais peu de temps après il est devenu clair que, même si certains des ancêtres des Palestiniens ont été Juifs, ils n’ont à présent aucun intérêt que ce soit à être Juifs ou à faire la promotion du projet sioniste. Ainsi, Ben-Gourion et ses collègues ont perdu tout intérêt à continuer à défendre cette question.

En direction de la Susiya palestinienne, il n’y avait aucun panneau de signalisation routière. Pour les autorités israéliennes elle n’existe tout simplement pas. “Les autorités militaires compétentes sont d’avis qu’il n’a jamais existé de village arabe du nom de Susiya” a déclaré à la tribune de la Knesset le ministre adjoint de la défense Eli Ben-Dahan du parti du Foyer Juif. “Les installations palestiniennes à cet endroit ont été construites sans permis et ont été démolies dans la période 1995-2001. Les constructions illégales ont continué, contres lesquelles un ordre de démolition a été émis. En mai 2015 la Cour Suprême a rejeté un recours présenté par les Palestiniens pour obtenir une ordonnance provisoire interdisant la démolition de ces installations.”

Il n’y a pas de panneaux de signalisation routière, mais il n’est pas difficile de trouver la Susiya palestinienne avec le drapeau palestinien peint le long de la route sur les rochers. Quatre bus sont arrivés de Tel Aviv et trois de Jérusalem avec en plus quelques voitures particulières et un petit embouteillage a été créé en plein désert. “Faites attention, c’est maintenant l’heure la plus chaude de la journée, c’est un des endroits les plus chauds du pays et il n’y a presque pas d’ombre” avertit la jeune femme responsable de mon bus. “Assurez-vous tous d’avoir la tête couverte et d’emporter de l’eau. Pour ceux qui n’en ont pas apporté, nous fournissons des bouteilles d’eau”. Sur la crête peu élevée, au dessus du bus, on pouvait déjà voir un courant humain serpentant vers le rassemblement.

Le couvercle en ciment d’une citerne de collecte des eaux pluviales s’est transformé en un podium improvisé, avec plusieurs haut-parleurs et un drapeau palestinien qui flottait. Quand le groupe de notre bus est arrivé, les discours avaient déjà commencé, dans un mélange d’arabe, d’anglais et d’hébreu. “67 ans après la Nakba palestinienne, cela continue ! Ils veulent expulser les habitants de Susiya de leurs terres ! Allons-nous les laisser faire ?” criait l’ancien ministre palestinien Mustafa Barghouti, faisant jaillir un choeur retentissant de “Non ! Non !”. “Après la chute du régime d’apartheid en Afrique du Sud, Nelson Mandela a déclaré que le combat n’était pas terminé et que la prochaine partie en était la lutte palestinienne. Nous sommes ici, nous luttons. Nous continuerons à lutter jusqu’à ce que la Palestine soit libre !” (et de scander en arabe et en anglais “Libérez la Palestine ! Libérez la Palestine ! Libérez, libérez la Palestine !”)

L’habitant de Susiya Nasser Nawaj’ah, un militant et dirigeant de la lutte, à parlé en hébreu à ceux qui venaient de Tel Aviv et de Jérusalem : “bienvenue à Susiya, à vous tous, bienvenue à Susiya, Susiya la combattante qui ne se soumettra pas ! Notre lutte continue depuis des décennies déjà. En 1982, ils ont bâti la colonie de Susiya sur nos terres. En 1986, ils nous ont chassés des grottes et les ont transformées en site archéologique des colons, alors nous avons déménagé vers les terres agricoles, tout ce qui nous était resté. En 2001, ils ont tout détruit et nous ont chassés, mais nous sommes revenus et nous avons réinstallé notre village. Vous êtes les bienvenus ici, nous sommes reconnaissants pour la solidarité et le soutien de tous ceux qui sont venus ici. Vous êtes l’autre visage d’Israël, le visage qui est différent de celui que nous montrent les soldats et les colons qui viennent tous les jours vers nous. Vous nous donnez de l’espoir, l’espoir que nous pouvons encore vivre ensemble, Palestiniens et voisins israéliens.”

Il a été suivi par le Professeur Yigal Bronner, qui enseigne l’histoire de l’Inde à l’Université Hébraïque de Jérusalem et qui est un militant éminent du Mouvement Ta’ayush (= Vivre ensemble en arabe), lequel est actif depuis de nombreuses années déjà à soutenir les habitants du Sud des Collines d’Hébron. “Nous sommes à Susiya. Qu’est Susiya ? Pas grand chose. Quelques citernes que l’armée n’a pas encore remplies d’ordures, quelques moutons que les colons n’ont pas encore volés, quelques oliviers qui n’ont pas encore été abattus. Qu’est Susiya ? Susiya, ce sont 350 personnes qui s’accrochent à ces terres, s’y cramponnent, s’y cramponnent, qui s’accrochent et n’abandonnent pas, parce que c’est chez eux. Tout simplement, ils sont ici chez eux. L’autre Susiya est en face de nous. La Susiya qui est armée et entourée d’une barrière, qui est raccordée à l’eau, à l’électricité et au tout-à-l’égoût et qui a des représentants dans toutes les allées du pouvoir et elle veut mettre la main sur le peu qui est resté à cette Susiya où nous sommes. Susiya contre Susiya, c’est toute la question. La Susiya palestinienne n’a ni soldats, ni police, ni représentants à la Knesset et en fait n’a pas le droit de vote. Mais elle dispose de nous. Nous sommes là pour être aux côtés de Susiya et nous ne lâcherons pas. Nous ferons tout ce que nous pourrons pour être ici et empêcher la destruction. Et si elle a lieu, nous serons ici le lendemain matin pour la reconstruire avec les habitants. Susiya n’est pas seule” (et de scander en hébreu “Susiya, Susiya ne désespère pas, nous mettrons fin malgré tout à l’occupation” et en arabe “Yaskut al Ikhitlal”, “A bas l’Occupation”). Il est très important que vous soyez tous venus ici, il est important de continuer la lutte. Il y aura une autre manifestation ici, samedi prochain, et le 3 août à 9h, il y aura l’audience sur l’appel de Susiya à la Cour suprême. Il est très important d’y être ! Susiya n’est pas seule ! Susiya n’est pas seule !”

Après les discours, la marche vers le bord de la crête. “Pour toute personne qui se sent gravement indisposé par la chaleur et le soleil, il y a une tente avec de l’ombre et plein d’eau. Ne vous faites pas mal inutilement. Et maintenant – En avant !”

Avec les Palestiniens, ceux du coin et ceux venus spécialement, nous avons tous avancé aux battements rythmés des “Tambours contre l’Occupation” dont la chaleur ne semblait pas diminuer l’énergie et l’enthousiasme. Au-dessus de la foule s’agitaient les pancartes des “Combattants de la Paix”, un des organisateurs de la manifestation, avec le libellé, en hébreu, en arabe et en anglais “Il y a une autre voie”. “Tu ne voleras pas ton prochain” disait la grande pancarte portée par le Rabbin Arik Asherman, qui depuis de nombreuses années déjà n’a pas manqué une manifestation, les “Rabbins pour les Droits de l’Homme” étant un autre des instigateurs de la manifestation. Autres slogans bibliques : “Sommes-nous devenus semblables à Sodome, adoptons-nous le visage de Gomorrhe ?”, “Préserve le pauvre de son voleur”, “Protège le misérable du spoliateur sans coeur”, “Sion doit être bâtie sur la Justice”, “Chacun doit s’asseoir satisfait sous sa vigne et son figuier”.

Une fillette palestinienne âgée de cinq ans tenait à l’envers une grande pancarte disant en hébreu “Plus jamais de vol de terres !” L’un des Israéliens attirait l’attention d’une femme en costume palestinien traditionnel, la grand-mère apparemment. La petit fille, en riant, a tourné la pancarte dans le bon sens avant que les photographes de presse n’arrivent à cette partie du défilé. Tout près marchait un jeune homme costaud portant un T-shirt du FC St Pauli, club de football de Hambourg, Allemagne, dont les admirateurs sont connus pour leur combat contre le racisme, et après il y avait une femme dont le maillot proclamait “Halte à l’instrumentalisation des Homos” en protestant contre l’usage cynique des personnes LGBT par le dispositif international de Relations Publiques du gouvernement (“Hasbara”). Le texte sur le sac d’un vieux militant de Jérusalem faisait référence aux élections du début d’année : “nous n’avons pas réussi à vider Netanyahu, ce qui très dur et pénible, mais au moins qu’il ne mette pas les pattes sur Susiya !”.

A la fin de la marche, des dizaines de personnes levaient à grand peine une banderole de 30 mètres de long qui disait “Susiya est palestinienne et palestinienne elle restera !” Nous pouvions la voir au sommet de la crête au-dessus de la route, quand les bus sur le chemin du retour sont passés près de la pancarte officielle relative à “L’ancienne ville juive”.