Un groupe d’écrivains juifs a rédigé cette lettre après avoir constaté qu’un vieil argument gagnait en puissance : l’affirmation selon laquelle critiquer Israël est antisémite. Les rédacteurs d’un périodique étaient prêts à publier la lettre, mais leurs avocats leur ont déconseillé de le faire. Les auteurs partagent cette lettre en solidarité avec ceux qui continuent à s’exprimer en faveur de la liberté des Palestiniens.
Nous sommes des écrivains, des artistes et des militants juifs qui souhaitent réfuter l’idée largement répandue selon laquelle toute critique d’Israël est intrinsèquement antisémite. Israël et ses défenseurs utilisent depuis longtemps cette tactique rhétorique pour éviter à Israël de rendre des comptes, pour rendre honorable l’investissement de plusieurs milliards de dollars des États-Unis dans l’armée israélienne, pour occulter la réalité mortelle de l’occupation et pour nier la souveraineté palestinienne. Aujourd’hui, ce bâillon insidieux sur la liberté d’expression est utilisé pour justifier les bombardements militaires israéliens en cours sur Gaza et pour faire taire les critiques de la communauté internationale.
Nous condamnons les récentes attaques contre des civils israéliens et palestiniens et déplorons ces poignantes pertes de vies humaines. Dans notre douleur, nous sommes horrifiés de voir la lutte contre l’antisémitisme utilisée comme prétexte pour commettre des crimes de guerre dans une intention génocidaire déclarée.
L’antisémitisme est un élément atrocement douloureux du passé et du présent de notre communauté. Nos familles ont échappé aux guerres, au harcèlement, aux pogroms et aux camps de concentration. Nous avons étudié la longue histoire de la persécution et de la violence contre les Juifs et nous prenons au sérieux l’antisémitisme actuel qui met en péril la sécurité des Juifs dans le monde entier. Ce mois d’octobre a marqué le cinquième anniversaire de la pire attaque antisémite jamais commise aux États-Unis : les onze fidèles de Tree of Life – Or L’Simcha à Pittsburgh ont été assassinés par un homme armé qui a fait siennes les théories conspirationnistes imputant aux Juifs l’arrivée de migrants d’Amérique centrale et, ce faisant, a privé de leur humanité les deux groupes. Nous rejetons l’antisémitisme sous toutes ses formes, y compris lorsqu’il se fait passer pour une critique du sionisme ou de la politique d’Israël. Nous reconnaissons également que, comme l’a écrit le journaliste Peter Beinart en 2019, « l’antisionisme n’est pas intrinsèquement antisémite – et prétendre qu’il l’est utilise la souffrance juive pour effacer l’expérience palestinienne. »
Nous estimons que cette tactique rhétorique est contraire aux valeurs juives, qui nous enseignent à réparer le monde, à remettre en question l’autorité et à défendre l’opprimé contre l’oppresseur. C’est précisément en raison de l’histoire douloureuse de l’antisémitisme, et des leçons des textes juifs, que nous défendons la dignité et la souveraineté du peuple palestinien. Nous refusons le choix fallacieix entre la sécurité des Juifs et la liberté des Palestiniens, entre l’identité juive et la fin de l’oppression des Palestiniens. En fait, nous pensons que les droits des Juifs et des Palestiniens sont indissociables. La sécurité de chaque peuple dépend de celle de l’autre. Nous ne sommes certainement pas les premiers à le dire et nous admirons ceux qui ont adopté cette ligne de pensée dans le contexte de tant de violence.
Nous comprenons comment l’antisémitisme et la critique d’Israël ou du sionisme ont été confondus. Pendant des années, des dizaines de pays ont soutenu la définition de travail de l’antisémitisme de l’Alliance Internationale pour la Mémoire de l’Holocauste (International Holocaust Remembrance Alliance). La plupart de ses onze exemples d’antisémitisme concernent des commentaires sur l’État d’Israël, certains d’entre eux étant suffisamment flous dans l’interprétation pour limiter le camps d’application d’une critique acceptable. De plus, l’Anti-Defamation League classe l’antisionisme dans la catégorie de l’antisémitisme, malgré les réticences d’un grand nombre de ses propres experts. Ces définitions ont servi d’appui au gouvernement israélien pour approfondir ses relations avec les forces politiques d’extrême droite et antisémites, de la Hongrie à la Pologne en passant par les États-Unis et au-delà, mettant ainsi en danger les Juifs de la diaspora. Pour contrer ces définitions générales, un groupe de spécialistes de l’antisémitisme a publié en 2020 la Déclaration de Jérusalem, qui propose des lignes directrices plus spécifiques pour identifier l’antisémitisme et le distinguer de la critique et du débat autour d’Israël et du sionisme.
Les accusations d’antisémitisme à la moindre objection à la politique israélienne ont longtemps permis à Israël de maintenir un régime que des groupes de défense des droits de l’homme, des universitaires, des analystes juridiques et des organisations palestiniennes et israéliennes ont qualifié d’apartheid. Ces accusations continuent d’avoir un effet paralysant sur notre politique. Cela a signifié la répression politique à Gaza et en Cisjordanie, où le gouvernement israélien associe l’existence même du peuple palestinien à la haine des juifs dans le monde entier. Dans sa propagande destinée à l’intérieur à ses propres citoyens et à l’extérieur à l’Occident, le gouvernement israélien affirme que les plaintes des Palestiniens ne portent pas sur la terre, la mobilité, les droits ou la liberté, mais concerne plutôt l’antisémitisme. Ces dernières semaines, les dirigeants israéliens ont continué à instrumentaliser l’histoire du traumatisme juif pour déshumaniser les Palestiniens. Pendant ce temps, des Israéliens sont arrêtés ou suspendus de leur emploi pour avoir publié sur les réseaux sociaux des messages défendant Gaza. Les journalistes israéliens craignent les conséquences d’une critique de leur gouvernement.
En qualifiant d’antisémites toutes les critiques à l’égard d’Israël, on installe également l’amalgame entre Israël et l’ensemble du peuple juif dans l’imaginaire populaire. Au cours des deux dernières semaines, nous avons vu des démocrates et des républicains verrouiller pareillement l’identité juive sur la base du soutien à Israël. Une lettre vague signée par des dizaines de personnalités et publiée le 23 octobre imitait le président Biden se positionnant comme défenseur du peuple juif sur la base de son soutien à Israël. Lorsque le 92NY a reporté un événement avec l’auteur Viet Thanh Nguyen, qui avait récemment signé une lettre appelant à la fin des attaques israéliennes sur Gaza, sa déclaration a commencé par mettre en avant son identité en tant qu' »institution juive ». Comme d’autres l’ont fait remarquer, les outils permettant de contextualiser les attaques du 7 octobre sont considérés comme une répudiation de la souffrance juive plutôt que comme une nécessité pour comprendre et mettre fin à cette violence.
L’idée que toute critique d’Israël est antisémite renforce une vision des Palestiniens, des Arabes et des musulmans comme intrinsèquement suspects; des agents de l’antisémitisme jusqu’à ce qu’ils disent explicitement le contraire. Depuis le 7 octobre, les journalistes palestiniens sont confrontés à une répression sans précédent. Un citoyen palestinien d’Israël a été licencié de son emploi dans un hôpital israélien pour un post Facebook datant de 2022 qui citait le premier pilier de l’islam. Les dirigeants européens ont interdit les manifestations en faveur de la Palestine et criminalisé l’affichage du drapeau palestinien. À Londres, un hôpital a récemment retiré des œuvres d’art réalisées par des enfants de Gaza après qu’un groupe pro-israélien a affirmé que ces œuvres donnaient aux patients juifs le sentiment d’être « vulnérables, harcelés et victimisés ». D’une manière ou d’une autre, même les œuvres d’art réalisées par des enfants palestiniens ont été accompagnées d’une hallucination de violence.
Les dirigeants américains se sont réjouis de cette occasion de continuer à confondre la sécurité des Juifs avec le financement militaire inconditionnel et inébranlable d’Israël, sans aucune intention de faire la paix. Le 13 octobre, le département d’État américain a diffusé une note interne exhortant les fonctionnaires à ne pas utiliser le langage de la « désescalade/du cessez-le-feu », de la « fin de la violence/de l’effusion de sang » ou du « rétablissement du calme ». Le 25 octobre, Joe Biden a mis en doute le nombre de morts palestiniens et l’a qualifié de « prix » de la guerre menée par Israël. Cette logique cruelle continuera à alimenter l’antisémitisme et l’islamophobie. Le ministère de la sécurité intérieure se prépare à une augmentation attendue des crimes de haine à la fois contre les juifs et les musulmans – elle a déjà commencé.
Pour chacun d’entre nous, l’identité juive n’est pas une arme à brandir dans une lutte pour le pouvoir étatiste, mais une source de sagesse générationnelle qui dit : « La justice, la justice, tu la rechercheras » [1]. Tzedek, tzedek, tirdof. Nous nous opposons à l’exploitation de notre douleur et au musellement de nos alliés.
Nous appelons à un cessez-le-feu à Gaza, à une solution pour le retour en toute sécurité des otages retenus à Gaza et des prisonniers palestiniens retenus en Israël, et à la fin de l’occupation israélienne en cours. Nous appelons également les gouvernements et la société civile aux États-Unis et dans tout l’Occident à s’opposer à la répression du soutien à la Palestine.
Nous refusons que ces exigences urgentes et nécessaires soient réprimées en notre nom. Lorsque nous disons « plus jamais ça », nous le pensons vraiment.
La liste complète des signataires est disponible ici.
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[1] « Tu rechercheras la justice, rien que la justice», inspiré du Deutéronome 16, 18-20.