Deux expositions parallèles à Tel Aviv et Dessau racontent l’étrange histoire d’un accord entre l’Allemagne nazie à ses débuts et les dirigeants juifs de la Palestine mandataire
Parmi les myriades de documents et de photos sur les murs du studio de l’artiste israélienne Ilit Azoulay à Berlin, se détache un portrait de Chaim Arlosoroff, un dirigeant sioniste des années 1920 et 1930. Arlosoroff défendait un accord de coopération de 1933 entre l’Allemagne nazie et la communauté juive de la Palestine sous mandat britannique ; il n’est pas clair si cette coopération fut le motif de son assassinat cette année-là.
Les « Accords de transfert » de 1933, ainsi qu’ils étaient appelés, permettaient aux familles juives allemandes de vendre leurs avoirs et de déposer l’argent sur un compte bancaire en Allemagne. Dans la crise économique de cette époque, les juifs n’étaient pas autorisés à emporter leur argent hors d’Allemagne. Mais en échange contre une partie de l’argent déposé, ils recevaient des certificats leur permettant d’immiger en Palestine.
Le plan incluait aussi l’achat, par les juifs qui partaient, de produits allemands tels que du ciment et des machines, qui étaient envoyés en Palestine, où les nouveaux immigrants avaient des compensations pour une partie de leurs anciens biens. Les immigrants étaient autorisés à se faire expédier une caisse avec quelques-unes de leurs possessions.
Les nouveaux arrivés recevaient de fait seulement une petite portion des sommes qu’ils avaient déposées et souvent la caisse arrivait endommagée ou était retardée par de la paperasserie. Mais les Accords de transfert ont permis à plus de 50000 juifs allemands d’immigrer, en plus du transfert d’énormes quantités de biens de l’Allemagne nazie qui ont aidé le Yishouv, la communauté juive de Palestine ottomane, puis britannique, à se développer.
Les Accords de transfert ont été pendant ces trois dernières années au centre de la recherche artistique de cinq Israéliens : l’artiste Azoulay et son partenaire Jonathan Touitou, la designer Lou Moria, l’auteur dramatique Nir Shauloff et la curatrice Hila Cohen-Schneiderman.
Ils ont eu le soutien de deux conseillers universitaires, de l’université de Potsdam, Joachim Nicolas Trezib et Ines Sonder, qui étudient la cinquième vague d’immigration Aliyah en Palestine entre 1929 et 1939. Cette année, ils ont publié une étude sur le rôle dans les Accords de transfert d’une entreprise de construction qui a bâti plusieurs nouvelles villes juives dans le pays. Les résultats de l’étude artistique sont exposés à la fois en Israël et en Allemagne, même si les expositions sont un peu différentes l’une de l’autre. Elles s’appellent toutes deux Transferumbau, un mot allemand qui combine « transfert » et « reconstruction ».
L’exposition israélienne se trouve à la Maison Liebling de Tel Aviv, avec des subventions de la municipalité de Tel Aviv, du ministère de la Construction et du Logement et de la Fondation Bauhaus Dessau. L’exposition allemande se trouve à l’école du Bauhaus à Dessau. Un livre publié en conjonction avec le projet est sorti en hébreu, en allemand et en anglais et présente le contexte des Accords de transfert.
Cohen-Schneiderman, la curatrice, note que si les accords ont été étudiés avant — par exemple par les historiens Yehuda Bauer, Tom Segev et Yoav Gelber — la majeure partie des recherches était focalisée sur la politique plutôt que sur la culture. Les expériences personnelles des immigrants sont représentés dans l’exposition à travers l’histoire d’un immigrant imaginaire nommé Fritz Zelig.
Zelig est né en 1884 ; il a obtenu en 1920 un diplôme de droit et a commencé à travailler comme juriste interne d’une grande entreprise à Francfort. A la fin des années 1920, il s’est marié et en 1935 il a émigré dans le Yishouv, dans le cadre des Accords de transfert. Il n’était pas sioniste ; Trezib et Sonder notent qu’avant l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933, Zelig n’avait montré aucun intérêt pour la communauté juive de Palestine. Mais la prise de contrôle nazie a brutalement changé sa vie. Il lui a été interdit de pratiquer sa profession et dès l’hiver 1934, il a compris qu’il n’avait pas d’avenir en Allemagne. Il était financièrement aisé et n’est pas resté longtemps en Palestine britannique. En 1938, après la mort de sa mère, il a émigré en Afrique du Sud. Dans une lettre à un ami, Zelig décrit son immigration en Terre sainte. « La quantité de bureaucratie excède l’imagination la plus folle. En compétition pour le titre de champion de la bureaucratie, l’Agence juive rivalise avec n’importe quelle agence allemande.
« Tu sais aussi que, comme toi, je suis sceptique sur les prospectives de la colonisation en Palestine », écrit-il à un ami, mentionnant ses inquiétudes à propos du climat désertique et de son isolement de la culture qui faisait tellement partie de lui. « Dans d’autres circonstances, je n’aurais jamais quitté l’Europe, mais il est clair que nous devons fuir cette partie du monde, qui sera bientôt ruines et cendres ».
Dans sa dernière lettre à son ami, Zelig décrit sa rencontre avec le Levant. « Tel Aviv est une cité moderne avec une sorte de démonstrativité qui rend pour moi sa modernité suspecte. Les bâtiments sont embellis par le dernier cri du style moderniste, comme s’ils avaient à prouver quelque chose et, curieusement, ils apparaissent comme une avant-garde de l’année précédente, leur cosmopolitisme prétentieux leur donne un éclairage provincial ».
Trezib et Sonder croient que beaucoup de ces Juifs percevaient leur vie en Palestine comme un exil ; en Allemagne, ils étaient inférieurs en tant que juifs, en Palestine, ils étaient inférieurs en tant qu’Allemands.
Une économie renforcée
Les Accords de transfert injectèrent de la vie dans l’économie du Yishouv : le volume des importations, a dit Trezib à Haaretz, était énorme; dans la période 1933-1939 ce nombre a doublé par rapport au volume d’exportation de la période, plus longue, entre 1919 et 1933. Le marché des titres, qui existait à peine avant, s’est aussi épanoui.
L’intérêt à Dessau dans les artistes et architectes juifs d’origine allemande n’est pas nouveau, mais il a connu un nouvel élan cette année, autour du 100e anniversaire de l’école Bauhaus de Dessau ; celle-ci a engendré le style architectural qui, avec l’immigration des architectes juifs allemands dans les années 1930, en est venu à définir Tel Aviv.
Selon la directrice de la Fondation Bauhaus Dessau, Claudia Perren, malgré la connaissance qu’ont les Allemands des crimes de leur pays pendant le Troisième Reich, il est important de discuter des sujets complexes comme les Accords de transfert, qui ne sont pas familiers à la plupart des Allemands. L’exposition a éveillé l’intérêt et même provoqué certains des visiteurs, dit-elle.
Perren dit que l’exposition n’est pas conçue pour soigner des blessures ; Trezib ajoute que bien que l’étude de l’histoire ne soit pas conçue pour un tel objectif, regarder l’histoire de différents angles peut conduire à la guérison.
Sonder dit que rien ne peut soigner le passé, mais elle ajoute que les jeunes Allemands peuvent apprendre de lui, y compris des Accords de transfert et de l’art et des artefacts connexes de l’exposition.
Au cours des années 30, outre les protestations dans le Yishouv à cause des liens avec les nazis, les importations d’Allemagne ont créé des tensions à cause de la menace vis-à-vis des fabricants, tant juifs qu’arabes, du petit marché local.
Le livre qui accompagne l’exposition inclut des informations détaillées qui racontent une myriade d’histoires ; par exemple celles de tuiles en céramique de 15 cm par 15 faites par Villeroy & Boch qui ont été utilisées par l’architecte Dov Karmi à la Maison Liebling au 29 rue Idelson à Tel Aviv, et au 126 rue Ahad Ha’am. Du ciment était aussi importé d’Allemagne en échange d’oranges — ce qui a déclenché un conflit sérieux entre l’entreprise d’agrumes de Jaffa et une entité britannique qui contrôlaient 75% des importations de ciment. Entre-temps, le propriétaire de fonderie Alexander Kremener a accusé le représentant des Accords de transfert en Palestine de nuire lourdement à son commerce de baignoires ; ses produits étaient légèrement plus chers. Ironiquement, c’est grâce aux Accords qu’il avait commencé son commerce lorsqu’il avait émigré d’Allemagne en 1933.
L’industrie textile a aussi prospéré à cause des Accords de transfert. Une entreprise qui avait été lancée par une famille juive à Fulda, en Allemagne, fut nationalisée avec l’avénement d’Hitler et réétablie dans le Yishouv. L’entreprise fabriquait des chiffons pour le ménage et ultérieurement devint le principal fournisseur textile pour les hôtels, les hôpitaux et les lignes aériennes dans le pays. L’usine était sur le point d’être fermée quand la designer Lou Moria s’y rendit et y tissa un grand rideau actuellement présenté à l’exposition de Dessau.
L’exposition est située dans un espace qui dans le passé était utilisé comme atelier de tissage d’une école du Bauhaus. Un côté du rideau de Moria est un tribut au style moderniste dans l’esprit du Bauhaus, l’autre côté est dans le style Biedermeier réminiscent de la décoration intérieure romantique des maisons des immigrants allemands. Le tissu présenté dans l’exposition est le dernier produit créé à l’usine, qui a été achetée par un homme d’affaires palestinien de Jenine et déplacée en Cisjordanie.
Chérir le vieux pays
Jusqu’à il y a deux ans, Cohen-Schneiderman était chargée du programme de résidence à la Maison Liebling. Le programme, en coopération avec le service de la conservation de la municipalité de Tel Aviv, a réexaminé le concept de conservation.
« Dans notre étude des Accords de transfert, nous avons vu que les chercheurs ne s’étaient pas focalisés sur les conséquences matérielles des accords. Nous avons commencé à accumuler des matériaux et remarqué que beaucoup des immigrants n’étaient pas arrivés avec des idées modernistes », dit Cohen-Schneiderman.
« Donc, même si leurs maisons étaient modernes du point de vue du style extérieur, leur décoration intérieure était lourde et chargée. Cette disparité d’apparence mineure représente un conflit entre deux cultures. Les gens vivaient dans des bulles de culture allemande bourgeoise-classique et se retiraient de fait de l’endroit où ils étaient arrivés. »
Cohen-Schneiderman dit qu’il y a quelque chose de métaphorique dans le fait que les matériaux fabriqués en Alllemagne sont maintenant renvoyés dans le pays pour l’exposition à Dessau. « Nous pouvons seulement retourner des pièces et des fragments des matériaux bruts de construction », dit-elle. Les matériaux et les débris de construction qui ont été pris de la Maison Liebling quand le bâtiment a été rénové font maintenant partie d’une présentation archéologique.
Sont aussi exposés à Tel Aviv et Dessau de grands photomontages par Azoulay à partir d’éléments découverts dans les appartements de la Maison Liebling, tous fabriqués en Allemagne. Ou dans les termes d’Azoulay, « nous sommes en train de révéler que la majeure partie de la ville blanche de Tel Aviv a été effectivement construite avec des matériaux bruts et des produits nazis ».
Touitou a aussi dispersé des diagrammes dans l’espace de l’exposition, à côté de textes qui ne sont pas d’une lecture plaisante. Ils décrivent la critique des vagues d’immigration en Terre sainte, en particulier la pollution accrue et la tension entre ashkénazes et misrahim après l’établissement de l’état — comme l’arrosage des immigrants mizrahim avec des désinfectants.
« Il y avait une agriculture palestinienne durable, et quand les juifs sont arrivés, ils ont essayé de maximiser les profits et ont introduit des fertilisants », dit Touitou. « Cette exposition contient une critique. On entend toujours la déclaration sans fondement à propos de « faire fleurir le désert ». « Comment pouvez-vous dire cela ? Il y avait des commerces ici et il y avait une population ici. »
Alors pourquoi Cohen-Schneiderman a-t-elle opté pour une exposition aussi explosive — et certains pourraient dire antisémite— en Allemagne ?
« Il est impossible de parler des Accords de transfert sans comprendre le contexte dans lequel ils ont été signés, ainsi que leur influence en Allemagne et en Palestine. Vous devez regarder de près l’information et les statistiques d’avant et d’après les années 1930, et étudier le climat dans lequel ils ont été créés et qu’ils ont créé », dit-elle.
« Une chose qui est claire est que les immigrants d’Allemagne venaient d’un pays où l’industrialisation était très avancée dans une région agricole qui était encore dans les premiers degrés de l’industrialisation. Cela a accéléré le processus et développé la région, mais cela a aussi créé des dommages écologiques et des failles sociologiques qui se sont développées plus tard entre ashkénazes et miszrahim et entre juifs et Palestiniens ».