« S’il n’y en a plus, les gens partiront » : dans le nord de Gaza, l’enjeu crucial du dernier hôpital

Le récent raid israélien contre l’hôpital Kamal-Adwan, dans le nord du territoire palestinien, et l’arrestation de son directeur ont rappelé à quel point les structures de santé sont en danger, et combien sont visés les soignants. Mediapart s’est entretenu avec deux d’entre eux.

L’image appartient désormais aux représentations iconiques et elle restera le symbole de la destruction des infrastructures de santé par l’armée israélienne dans la bande de Gaza et du courage des soignant·es de l’enclave palestinienne, dédié·es à leur tâche jusqu’au bout : un homme vu de dos, vêtu d’une blouse blanche qui lui bat les flancs, se dirige vers un char israélien tapi au milieu des ruines. Tout est détruit et immobile, tout est marron et gris, ferraille et morceaux de béton, sauf la blouse blanche en mouvement.

Cette image est la dernière du docteur Hossam Abou Safiya, directeur de l’hôpital Kamal-Adwan, avant son arrestation par l’armée israélienne, puis sa disparition, le 27 décembre 2024. L’établissement a été brûlé par les soldats, le personnel et les patient·es arrêté·es après des semaines d’attaques incessantes, alors que le nord de la bande de Gaza est soumis à un siège draconien depuis début octobre 2024 et que les populations sont poussées à quitter la zone.

Après avoir nié détenir le médecin, les autorités de Tel-Aviv ont reconnu le maintenir incommunicado. Le 9 janvier, un tribunal militaire d’Ashkelon a annoncé prolonger son emprisonnement sans inculpation jusqu’au 13 février. La veille, l’organisation de défense des droits humains Al-Mezan, qui représente la famille du médecin, a indiqué qu’interdiction était faite à son avocat de lui rendre visite jusqu’au 22 janvier.

Son sort est donc inconnu, mais des témoignages inquiétants, de la part de Palestiniens libérés ces derniers jours du centre de détention de Sde Teiman, font état de la présence du docteur Hossam Abou Safiya en ce lieu, connu pour ses pratiques systématiques de la torture, et de mauvais traitements qu’il aurait subis dès son arrestation.

Lundi 13 janvier, sa famille a été informée qu’il avait été transféré à la prison d’Ofer, connue elle aussi pour les tortures qui y sont infligées aux détenus palestiniens.

Une campagne internationale de soutien exigeant la libération immédiate de Hossam Abou Safiya a été lancée, reprise aux quatre coins du monde, notamment dans le monde médical. Le hashtag #FreeDrHussamAbuSafiyeh fait florès sur les réseaux sociaux. Aux États-Unis, un groupement de soignant·es intitulé Doctors Against Genocide a lancé une pétition, alors que la plus grande association de pédiatres du pays a interpellé le secrétaire d’État Antony Blinken. En France, un collectif de soignant·es du CHU de Toulouse relaie les appels pour sa libération. Ce ne sont là que quelques exemples, le mouvement est devenu viral.

L’effondrement du système de santé

Le pédiatre, particulièrement depuis le début du siège du nord de la bande de Gaza, incarne à la fois la résistance aux attaques israéliennes contre les infrastructures médicales, la mauvaise conscience d’une communauté internationale incapable de protéger soignant·es et patient·es, et pour beaucoup un héros. Plusieurs fois par semaine, il diffusait des vidéos pour alerter sur la catastrophe et communiquait avec les journalistes étrangers. Il témoignait ainsi dans Mediapart de l’horreur en cours.

Il a aussi payé cher, à titre personnel : un de ses fils a été tué en octobre 2024 par une attaque de drone dans l’enceinte de l’hôpital Kamal-Adwan. Et lui-même a été blessé un mois plus tard.

L’armée israélienne a justifié les assauts puis la destruction de l’hôpital par son argument habituel : comme les autres établissements hospitaliers attaqués, Kamal-Adwan était en fait un centre de commandement du Hamas. D’ailleurs, a-t-elle annoncé, elle a arrêté pas moins de 240 membres du mouvement islamiste en « vidant » l’hôpital.

Le docteur Hossam Abou Safiya serait un « agent terroriste » d’un « rang élevé ».

« Je le connais bien, il n’a rien à voir avec le Hamas, assure Mkhaimar Abou Saada, professeur de science politique, aujourd’hui réfugié aux États-Unis. Mais il s’exprimait, alertait, prenait le monde à témoin. Il gênait les Israéliens. »Illustration 2 Hossam Abou Safiya, à gauche, examine un enfant blessé aux urgences de l’hôpital Kamal-Adwan le 24 octobre 2024. © Photo AFP

Plus diplomatiquement, devant le Conseil de sécurité de l’ONU, le 3 janvier, le haut-commissaire aux droits humains, Volker Türk, a répondu aux allégations israéliennes.

« Dans la plupart des cas, Israël affirme que les hôpitaux sont utilisés de manière abusive à des fins militaires par des groupes armés palestiniens. Je viens d’ailleurs de recevoir une lettre de l’ambassadeur d’Israël affirmant que l’hôpital Kamal-Adwan a été militarisé par le Hamas et que les forces israéliennes ont pris des mesures extraordinaires pour protéger la vie des civils en s’appuyant sur des renseignements crédibles,explique le diplomate. Cependant, Israël n’a pas fourni d’informations suffisantes pour étayer bon nombre de ces affirmations, qui sont souvent vagues et générales. Dans certains cas, elles semblent contredire les informations publiquement disponibles. »

Un rapport du Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDH) publié le 31 décembre pointe les attaques contre les hôpitaux entre le 7 octobre 2023 et le 30 juin 2024 et l’effondrement presque total du système de santé de l’enclave palestinienne qui en résulte.

Pour les Israéliens, que vous soyez un soignant ne change rien. Nous sommes visés comme tout le reste de la population.

Dr Mohamed Abou Moughaisib (MSF)

« Nous ne comptons plus les patients qui décèdent de maladies ordinaires, car ces décès-là ne sont simplement pas enregistrés, affirme le docteur Mohamed Abou Moughaisib, coordinateur médical de Médecins sans frontières (MSF) dans le sud et le centre de la bande de Gaza. Mais des nouveau-nés meurent d’hypothermie ! Parce qu’il n’y a pas de vêtements chauds, pas de couvertures, les gens ont fui sans rien prendre, en pensant qu’ils quittaient leurs maisons pour quelques jours. »

L’armée israélienne a mené plus de 136 raids aériens sur 27 hôpitaux pendant la période étudiée par le rapport du HCDH. Autrement dit, l’aviation de l’État hébreu a massivement bombardé des infrastructures de santé protégées par le droit international humanitaire. Sur les 38 hôpitaux, 22 ne sont plus en état de fonctionner, plus de 1 150 soignant·es ont été tué·es lors des raids israéliens, des centaines arrêté·es.

« Hossam Abou Safiya n’est pas le premier soignant à être arrêté par les Israéliens, mais il représente quelque chose de particulier : c’est un pédiatre renommé, un professionnel très respecté. Avant la guerre, tout le monde voulait que son enfant soit soigné par le docteur Abou Safiya,explique le docteur Mohamed Abou Moughaisib. Et il aurait pu quitter Gaza, car il a un passeport russe, mais il a refusé. Il est resté pour diriger Kamal-Adwan et apporter des soins à la population. »

Tout·e soignant·e, à Gaza, a en tête le sort du directeur du service orthopédique de l’hôpital Al-Shifa, Adnan al-Bourch, mort sous la torture à Sde Teiman en avril 2024.

« C’est la quatrième fois »

« Pour les Israéliens, que vous soyez un soignant ne change rien, affirme Mohamed Abou Moughaisib. Nous sommes visés comme tout le reste de la population, et traités de la même façon quand nous sommes arrêtés. Les témoignages que nous avons recueillis de collègues détenus puis relâchés vont tous dans ce sens-là : en prison, tout le monde est torturé. Tout le monde. Sans exception. »Illustration 3 Une mère et ses enfants blessés à l’hôpital Al-Awda de Nuseirat, dans la bande de Gaza, le 17 décembre 2024. © Photo Moiz Salhi / Middle East Images via AFP

« Il semble que ces tortures visent à obtenir des informations sur les otages, car les Israéliens pensent que certains ont été soignés dans certains hôpitaux, explique Mkhaimar Abou Saada. Mais ça ne justifie en rien ces traitements dégradants, ni la destruction des infrastructures médicales. »

Adnan al-Bourch, chirurgien réputé, officiait à l’hôpital Al-Awda, dans le nord de la bande de Gaza, quand il a été arrêté, car Al-Shifa avait été largement détruit par les raids israéliens.

Le docteur Mohamed Selha dirige aujourd’hui cet établissement, le dernier à pouvoir assurer des soins dans le nord de la bande de Gaza, complètement coupé du reste du territoire palestinien, après la destruction de Kamal-Adwan et la mise hors service de l’hôpital indonésien. Mediapart s’est longuement entretenu avec lui par téléphone le 8 janvier.

Ce jour-là, une fois de plus, les chars et les snipers israéliens se sont positionnés autour de l’établissement, interdisant toute sortie et toute entrée. Un siège toujours en cours. « C’est la quatrième fois,racontait le médecin. La première fois, en novembre 2023, les Israéliens ont détruit deux départements de patients, tués trois de nos médecins, et blessé trois autres. En décembre 2023, un sniper a tiré sur un infirmier et deux aides-soignants, les trois sont morts. En octobre 2024, notre chirurgien orthopédiste Mohamed Abed a été arrêté alors qu’il opérait à Kamal-Adwan, à quelques centaines de mètres. Nous ne savons rien de lui. »

L’objectif des Israéliens est de vider le nord de la bande de Gaza de ses habitants.

Mohamed Selha, directeur de l’hôpital Al-Awda

L’établissement comptait 100 lits avant la guerre. Sa capacité a été réduite à 50. « Récemment, nous avons réussi à en ouvrir huit de plus », nous a déclaré avec fierté le docteur Mohamed Selha. Pour le reste, c’est le grand dénuement : « Nous avons 11 médecins, mais un seul chirurgien général, et un seul gynécologue, et 29 infirmiers. Sur nos 58 patients, 56 présentent des blessures qui nécessiteraient des actes orthopédiques, des explorations abdominales, des opérations chirurgicales. Les deux autres sont des femmes qui viennent d’accoucher. »

Depuis le début du siège, tous les patients et patientes ont été déplacé·es dans les couloirs et des pièces sans fenêtre. « Sinon, c’est trop dangereux, il y a des snipers », reprend Mohamed Selha, qui ajoute que l’hôpital n’a plus de vitres ni de portes, « ce qui pose un problème en plein hiver, il fait très froid et il pleut ».

Depuis la destruction de l’hôpital Kamal-Adwan, les conditions sont encore plus difficiles : « Nous n’avons pas d’unité d’oxygène, et c’est Kamal-Adwan qui nous fournissait ce service. Du coup, on est obligé de pomper manuellement l’oxygène,explique Mohamed Selha. On référait aussi les cas nécessitant des soins intensifs, car nous ne sommes pas équipés. Et les prématurés. Nous n’avons pas d’incubateurs. »

Le directeur fait tourner un générateur de midi à 15 heures, pour stériliser le matériel, effectuer des opérations indispensables, faire fonctionner la pompe du puits. Avant le siège, les habitant·es encore présent·es autour de l’hôpital venaient recharger leurs téléphones portables et chercher de l’eau. « J’aurais besoin de 700 litres de carburant par jour pour le générateur,assure Mohamed Selha. Ces 700 litres doivent durer au moins dix jours. »

Tout est restreint. Patient·es, accompagnateurs et personnel reçoivent un repas par jour. « Il y a quelques jours, le CICR a réussi à nous apporter des boîtes de conserve de thon et de bœuf,se réjouit le médecin. C’est formidable, ça faisait deux mois que nous n’en avions pas eu et que nous mangions des haricots et du pain. »

Dans ce terrible huis clos, Mohamed Selha doit encore gérer les tensions dues à la peur, à l’épuisement, à la promiscuité de soixante-trois soignant·es, femmes et hommes, qui travaillent, dorment, mangent ensemble depuis des mois sans quitter l’hôpital, loin de leurs familles.

« J’organise beaucoup d’activités communes, on chante, on danse, on partage nos sentiments,raconte-t-il. J’ai une formation en soutien psychologique et en gestion du stress, et je mets toutes ces techniques en œuvre. Ça nous permet de continuer à travailler. »

Travailler fait tenir. Soigner permet de rester debout. « Nous sommes logés à la même enseigne que tout le monde, nous subissons les bombardements des bateaux, des avions, les tirs des quadricoptères vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, explique Mohamed Abou Moughaisib. L’autre jour, j’en ai vu un tirer sur un enfant aveugle qui marchait dans la rue ! Alors pour beaucoup d’entre nous, faire notre travail de soignants nous distrait de tout ça. »

« Nous serons peut-être les prochains à être tous arrêtés, et Al-Awda détruit, reconnaissait au téléphone le docteur Mohamed Selha. Car l’objectif des Israéliens est de vider le nord de la bande de Gaza de ses habitants. Et les gens nous le disent : s’il n’y a plus d’hôpitaux, ils partiront. »

Gwenaelle Lenoir

  • Photo: La dernière image connue du Dr Hossam Abou Safiya avant qu’il ne soit arrêté par les forces israéliennes avec d’autres professionnels de santé de l’hôpital Kamal-Adwan à Gaza. © Auteur inconnu depuis X