Salon Eurosatory : le risque plausible de génocide à Gaza exige-t-il la mise en œuvre de mesures conservatoires par une société privée ?

Par Farah Safi et Ghislain Poissonnier

Eurosatory est un salon international consacré à la défense et à la sécurité terrestres et aéroterrestres qui se tient en juin tous les deux ans et a lieu au parc des expositions de Paris-Nord Villepinte. Il est organisé par la société COGES (Commissariat général des expositions et salons), filiale du Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT). Israël étant un important producteur, exportateur et importateur d’armes, Eurosatory accueille traditionnellement de nombreux exposants israéliens.

Toutefois, au vu de la situation dans la bande de Gaza, Eurosatory 2024 allait-il pouvoir accueillir des exposants israéliens ? Si la question se pose, c’est que dès le 16 novembre 2023, un grand nombre d’experts du Conseil des droits de l’homme de l’ONU ont alerté sur le risque de génocide dans la bande de Gaza. On peut citer, parmi d’autres, le rapport du 25 mars 2024, « Anatomie d’un génocide » dans lequel, Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens, a mis en garde sur le fait qu’il existe désormais « des motifs raisonnables de croire que le seuil du génocide par Israël est atteint ». C’est également en ce sens que s’est prononcée la Cour internationale de justice dans le cadre de l’affaire Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c/ Israël). Par une ordonnance rendue le 26 janvier 2024, elle a indiqué qu’il existe un risque plausible de génocide commis par Israël contre la population palestinienne dans la bande de Gaza (CIJ, Mesures conservatoires, 26 janv. 2024 ; D. 2024. 536. Entretien G. Poissonnier ).

Ce risque l’a ainsi conduite à ordonner des mesures conservatoires strictes, renforcées par une nouvelle ordonnance du 28 mars 2024, pour tenter de le prévenir ou d’y mettre un terme (CIJ, Mesures conservatoires, 28 mars 2024). Le 24 mai 2024, la Cour internationale de justice a adopté de nouvelles mesures conservatoires, ordonnant notamment à Israël de mettre fin à son offensive militaire à Rafah et à toute action dans cette zone, qui serait susceptible de soumettre le groupe des Palestiniens de Gaza à des conditions d’existence capables d’entraîner sa destruction physique totale ou partielle (CIJ, Mesures conservatoires, 24 mai 2024).

Au regard, d’une part, du risque de génocide confirmé par les rapports et les ordonnances précités et, d’autre part, de leur non-respect par les autorités israéliennes, le ministère français des Armées a indiqué, le 31 mai 2024, que les conditions n’étaient plus réunies pour recevoir les entreprises israéliennes sur le salon français de l’armement, dans un contexte où le président de la République appelle à ce que les opérations israéliennes cessent à Rafah. La société COGES a alors immédiatement indiqué qu’aucun stand de société déclarée comme israélienne ne pourrait être présent au sein du salon Eurosatory se déroulant du 17 au 21 juin 2024.

Considérant cette décision insuffisante, notamment en ce qu’elle ne concerne que les stands des sociétés israéliennes et n’affecte ni leur participation au salon, ni celle de leurs représentants, trois associations de défense du droit international (Action sécurité éthique républicaines, France Palestine Solidarité, Stop Fuelling Wars) ont assigné COGES en référé devant le Tribunal judiciaire de Bobigny. Elles lui reprochaient de ne pas faire une application pleine et entière de l’obligation de prévenir le crime de génocide et de permettre le contournement des mesures décidées par l’exécutif. En parallèle, la Chambre de commerce France-Israël et une entreprise israélienne de défense et de sécurité (Draco) ont, à leur tour, assigné COGES en référé devant le Tribunal de commerce de Paris dans l’objectif de faire suspendre l’exécution des mesures adoptées à l’encontre des sociétés israéliennes, au motif qu’elles seraient discriminatoires.

Par une ordonnance de référé du 14 juin 2024 (TJ Bobigny, 14 juin 2024, n° 24/01765), le Tribunal judiciaire de Bobigny a fait droit à la demande d’élargir l’interdiction d’accès à Eurosatory 2024 aux entreprises israéliennes ainsi qu’à leurs représentants. Le juge de première instance a estimé qu’« afin de faire cesser le trouble manifestement illicite, il sera donné acte à la société COGES des mesures déjà mises en œuvre, qu’il lui sera enjoint de respecter, et il lui sera également : interdit de permettre l’entrée au salon Eurosatory et la participation sous quelques formes que ce soit, des industriels de l’armement israéliens et de toute personne salariée ou représentante des entreprises d’armement israéliens, ainsi que de toute personne physique ou morale susceptible d’opérer comme leur courtier ou leur intermédiaire ; interdit de permettre aux autres entreprises ou exposants d’accueillir sur leur stand des représentants d’entreprises israéliennes en matière d’armement, de vendre ou faire la promotion d’armes israéliennes ou de faciliter de quelque manière que ce soit l’intermédiation de ces entreprises israéliennes avec les délégations présentes au salon ».

De son côté, par ordonnance de référé du 18 juin 2024 (T. com. Paris, 18 juin 2024, n° 24/037849), le Tribunal de commerce de Paris a considéré, quant à lui, que les mesures mises en œuvre par COGES à partir du 31 mai 2024 opéraient une distinction entre les personnes morales déclarées comme israéliennes et les autres, et constituaient ainsi une discrimination illicite au sens des articles 225-1 et 225-2 du code pénal. Il a, par voie de conséquence, ordonné leur suspension jusqu’à la clôture du salon.

Enfin, par un arrêt du 18 juin 2024 (Paris, 18 juin 2024, n° 24/10503), la Cour d’appel de Paris a infirmé l’ordonnance du 14 juin 2024 prise par le juge de Bobigny et dit n’y avoir lieu à référé.

Une bonne compréhension de ces décisions nécessite un rappel préalable du contenu de l’obligation de prévenir le crime de génocide pour ensuite en saisir l’interprétation et l’application qu’en ont faites les juridictions judiciaires françaises.

L’obligation de prévenir le crime de génocide

La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 (ci-après, la Convention sur le génocide), ratifiée par la France le 14 octobre 1950 avant son entrée en vigueur le 12 janvier 1951 et, aujourd’hui, par 153 États dont Israël, définit pour la première fois, dans un instrument de droit international, le crime de génocide. Il s’agit d’« un crime du droit des gens » (art. 1er) commis dans l’intention de détruire, tout, ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux (art. 2 et 3), définition reprise par le Statut de Rome créant la Cour pénale internationale. La Convention contient trois obligations qui pèsent sur les États parties :

  • interdire le crime de génocide et ne pas le commettre ;
  • sanctionner le crime de génocide ;
  • prévenir le crime de génocide.

Les volets « interdiction » et « sanction » sont généralement bien connus : il s’agit de faire interdire les actes et discours génocidaires et de faire poursuivre, juger et punir les personnes auteurs ou complices du crime de génocide, « qu’elles soient des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers » (art. 1er à 6). Le volet « prévention » l’est moins : il s’agit d’adopter des mesures, législatives ou autres, pour éviter qu’un crime de génocide ne soit commis (art. 1er et 5 ; P. M. Martin, Quelques précisions sur le crime de génocide, D. 2007. 2121 ). La Cour internationale de justice, chargée de régler les différends entre États relatifs à l’interprétation, à l’application ou à l’exécution de la Convention sur le génocide (art. 9), a précisé qu’à l’instar des obligations d’interdiction et de répression, celle de prévention du génocide fait partie du droit international coutumier : elle revêt une « portée normative et un caractère obligatoire » et est donc contraignante pour tous les États, qu’ils aient ou non ratifié la Convention sur le génocide (CIJ, aff. Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, Bosnie-Herzégovine c/ Serbie-et-Monténégro, 26 févr. 2007, § 427). De la même façon, la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé qu’« en vertu de l’article premier de la Convention sur le génocide, il pèse sur les parties contractantes une obligation erga omnes de prévenir et de réprimer le génocide dont la prohibition relève du jus cogens » (CEDH 12 juill. 2007, Jorgic c/ Allemagne, n° 74613/01, § 68).

La Cour internationale de justice a en outre jugé que cette obligation de prévention possède une portée extraterritoriale, en ce sens qu’elle s’applique à tous les États et pas seulement à l’État sur le territoire duquel est commis un génocide (CIJ, aff. Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, Bosnie-Herzégovine c/ Serbie-et-Monténégro, 26 févr. 2007, préc., § 432).

Ainsi, les États ayant la capacité d’en influencer d’autres ont le devoir d’employer tous les moyens étant raisonnablement à leur disposition pour prévenir le crime de génocide, y compris dans le cas d’actes commis en dehors de leurs frontières. L’obligation de prévention, comme son nom l’indique, implique d’agir avant que le crime ne soit consommé. Il n’est donc en aucun cas exigé que le crime de génocide ait été définitivement établi par une juridiction nationale ou internationale. En effet, l’existence d’un génocide ne se limite pas à son constat judiciaire. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler que la notion n’existait pas au moment des procès de Nuremberg, et que des millions de victimes, en Syrie, en Birmanie et ailleurs, sont privées de justice internationale, en raison notamment de blocages politiques au Conseil de sécurité (J. Soufi, La qualification des actes commis à Gaza, notamment l’existence d’un possible génocide, mobilisera les juristes internationaux pour les années à venir, Le Monde, 21 mai 2024). En outre, comme l’a rappelé la Cour internationale de justice, l’obligation des États de prévenir le génocide a précisément pour objet d’empêcher, ou de tenter d’empêcher, la survenance d’un tel crime, ce qui nécessite forcément de le nommer avant qu’il ait lieu (CIJ, aff. Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, Bosnie-Herzégovine c/ Serbie-et-Monténégro, 26 févr. 2007, § 431).

Cette obligation de prévention se décline par la mise en œuvre, au niveau national, de mécanismes et de politiques permettant de recenser et combattre les facteurs de risque de génocide. L’histoire a démontré à maintes reprises que le génocide est un processus qui s’accompagne de signaux permettant de prédire qu’on se dirige vers un tel évènement. Au demeurant, pour reconnaître un génocide, il n’est pas nécessaire de constater la destruction totale du groupe ciblé. Seule l’intention de destruction, qu’elle soit totale ou partielle, est ainsi exigée dans la Convention, indépendamment d’une preuve matérielle la constatant. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda l’a rappelé dans la première affaire qu’il a jugée : « contrairement à l’idée couramment répandue, le crime de génocide n’est pas subordonné à l’anéantissement de fait d’un groupe tout entier » (TPIR, 2 sept. 1998, Akayesu, § 497). De la même manière, le Statut de Rome ne subordonne pas le crime de génocide à l’anéantissement d’un groupe en son entier : aux termes de son article 6, l’infraction est en effet caractérisée dès lors que l’un des actes a été commis avec l’intention spécifique de détruire un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ceci « en tout ou en partie ».

La mise en œuvre de l’obligation de prévenir, à la charge des Nations unies (art. 8) ainsi que des États, trouve donc sa justification dans cette intention de détruire au cœur de la notion de génocide, et en aucun cas dans la réalité de la destruction du groupe, ce qui peut se comprendre puisqu’il s’agit justement d’éviter cette destruction.

Par conséquent, et par application de cette obligation, tous les États sont tenus de prévenir le génocide, et, a fortiori, de cesser tout comportement d’aide et d’assistance permettant la commission de ce crime. Cette interdiction de toute forme de « complicité » n’est que la déclinaison, au crime de génocide, de l’interdiction plus générale faite à tout État en droit international de porter aide et assistance (par fourniture de moyens) à tout fait ou acte internationalement illicite (CIJ, aff. Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, Bosnie-Herzégovine c/ Serbie-et-Monténégro, 26 févr. 2007, préc., § 419). La Cour internationale de justice a précisé que la « complicité » suppose une action positive, tandis que la violation de l’obligation de prévention « résulte de la simple abstention de prendre et de mettre en œuvre les mesures adéquates pour empêcher la commission du génocide ». Ainsi, il revient aux États non seulement de veiller à ne pas apporter aide et assistance (par un acte positif) à l’État susceptible de commettre le crime de génocide, mais encore de faire diligence, selon ses capacités, pour contribuer à prévenir la commission de possibles actes de génocide. La Cour internationale de justice a indiqué qu’il s’agit, pour cette dernière, d’une obligation de comportement et non de résultat, dont le contenu dépend de la capacité, variable d’un État à l’autre, d’influencer l’action de l’État et des personnes « susceptibles de commettre ou qui sont en train de commettre un génocide ». Son respect implique la prise de mesures visant les acteurs publics et privés relevant de la juridiction de chaque État concerné. Pour respecter leur obligation de prévenir un génocide, les États doivent donc, individuellement, adopter des mesures de rétorsion (interruption des relations diplomatiques), ou des « contre-mesures » (mesures économiques défavorables, tels que la suspension d’un accord commercial, un embargo sur les armes et munitions, des sanctions individuelles, etc.) visant à faire pression sur l’État concerné, conformément aux règles du droit commun de la responsabilité internationale.

C’est ce qu’a affirmé le juge des référés de Bobigny en résumant ainsi ladite obligation : « comme la CIJ l’a jugé, cette obligation de prévention d’un crime, qui pourrait, le cas échéant, être qualifiée par une autorité judiciaire compétente de crime de génocide, incombe aux États parties et revêt une portée normative et un caractère obligatoire. Elle va au-delà de la saisine des organes compétents des Nations unies tendant à ce que ceux-ci prennent les mesures qu’ils jugent adéquates de sorte que la seule saisine de ces organes n’est pas de nature à décharger les États parties à la Convention de l’obligation de mettre en œuvre, chacun dans la mesure de ses capacités, les moyens propres à prévenir la survenance d’un génocide (CIJ, aff. Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, Bosnie-Herzégovine c/ Serbie-et-Monténégro, 26 févr. 2007, préc.) ».

Appliquée au risque de génocide dans la bande de Gaza, cette obligation de prévention concerne principalement les États alliés d’Israël, particulièrement les États-Unis et certains États européens – dont la France –, qui lui fournissent des armes ainsi que des moyens économiques et financiers facilitant son action (R. Maison, Gaza, prévenir le génocide, une responsabilité qui pèse sur tous les États, L’Humanité, 27 déc. 2023). Pour respecter leurs obligations internationales, ces États devraient alors adopter les mesures adaptées, afin, d’une part, de ne porter aucune aide et assistance à la commission du crime de génocide et, d’autre part, de mener des actions concrètes pour prévenir le génocide en conduisant Israël à modifier son comportement. C’est la raison pour laquelle plus de trente experts indépendants des droits de l’homme de l’ONU ont appelé, le 23 février 2024, à un arrêt immédiat des exportations d’armes vers Israël, appel repris dans une résolution du Conseil des droits de l’homme des Nations unies du 5 avril 2024 (A/HRC/55/L.30). Et que certains États (Belgique, Espagne, Japon, Canada) ou tribunaux (Cour d’appel de La Haye) ont décidé de suspendre les livraisons d’armes à Israël. Le juge administratif a également été saisi en ce sens en France.

C’est donc cette obligation qui était au cœur du litige impliquant la société COGES : selon les associations requérantes devant le Tribunal de Bobigny, restreindre l’interdiction de l’exécutif à la seule absence de stands israéliens permettrait aux vendeurs et acheteurs israéliens d’accéder au salon, et constituerait donc une sorte d’assistance par fourniture de moyens au crime de génocide et dans tous les cas une violation de l’obligation de le prévenir. Cette violation créerait un trouble manifestement illicite justifiant l’adoption de mesures conservatoires pour y mettre un terme (C. pr. civ., art. 835).

L’interprétation et l’application de l’obligation de prévenir le crime de génocide

Il restait maintenant au juge judiciaire français à interpréter cette obligation de prévention issue du droit international afin de garantir sa juste application.

Il lui revenait, en premier lieu, de se prononcer sur la nature et la portée de la déclaration du ministère français des Armées du 31 mai 2024. Plus précisément, la question était celle de savoir si COGES respectait cette déclaration en restreignant l’interdiction posée à la seule absence de stands des sociétés israéliennes.

Pour le juge de première instance, ce communiqué – en réalité une déclaration du ministre à une question orale d’un journaliste – s’inscrivait dans la mise en œuvre en droit national de l’obligation internationale de prévention du crime de génocide. Le juge des référés de Bobigny a ainsi estimé que « ce communiqué s’inscrit dans la continuité de l’ordonnance rendue le 24 mai 2024 par la Cour internationale de justice qui indique les mesures conservatoires suivantes : l’État d’Israël doit, conformément aux obligations lui incombant au titre de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, et au vu de la dégradation des conditions d’existence auxquels sont soumis les civils dans le gouvernorat de Rafah : […] arrêter immédiatement son offensive militaire, et toute autre action menée dans le gouvernorat de Rafah, qui serait susceptible de soumettre le groupe des Palestiniens de Gaza à des conditions d’existence capables d’entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».

Le juge de première instance a ainsi constaté que, « contrairement à ce qu’affirme la société COGES, ces mesures ne se conforment pas suffisamment à ce qui s’analyse comme une prescription gouvernementale, laquelle proscrit la « réception » des entreprises israéliennes, sans distinction ». En effet, selon l’ordonnance de référé, cette prescription gouvernementale ne concerne pas uniquement les sociétés israéliennes qui seraient conduites à tenir un stand mais « vise également les entreprises israéliennes qui pourraient se rendre à ce salon en qualité de visiteurs, qu’il s’agisse d’industriels de l’armement israéliens, de toute personne salariée ou représentante de ces dites entreprises, ainsi que de toute personne physique ou morale susceptible d’opérer comme leur courtier ou leur intermédiaire », étant observé que le salon Eurosatory n’accueille que des professionnels dans les domaines de la défense et de la sécurité. En somme, les mesures prises par COGES seraient insuffisantes par rapport à la prescription gouvernementale et aux obligations internationales de la France qui s’imposent aux personnes physiques et morales présentes sur le territoire national. Dès lors, le juge des référés a pu caractériser un trouble manifestement illicite en raison du maintien de la possibilité pour les entreprises israéliennes et leurs représentants d’accéder au salon Eurosatory. Il s’agit, selon lui, d’« un manquement à l’obligation de prévention visée par la Convention de 1948 et à la prescription du gouvernement français. Cette considération justifie à elle seule la mise en œuvre de mesures conservatoires, sans qu’il soit besoin de caractériser un dommage imminent ».

C’est sur un tout autre terrain que s’est placé le juge d’appel, qui a refusé d’interpréter la déclaration du ministère des Armées et de se fonder sur l’obligation de prévention issue du droit international – sans pour autant en contester l’existence –, en préférant se prononcer sur la compétence du juge des référés pour traiter de cette question. La Cour d’appel de Paris a noté avant tout que « les parties ne produisent pas un instrumentum formel de la décision du gouvernement français d’exclure les sociétés israéliennes du salon Eurosatory 2024 » et relevé des « imprécisions » quant au « périmètre d’interdiction » : « alors qu’il est fait allusion aux exposants et à leurs stands, il est également mentionné qu’elle s’applique très généralement aux entreprises israéliennes ». En somme, pour le juge d’appel, la déclaration du ministère français des Armées du 31 mai 2024 ne saurait en soi constituer une prescription gouvernementale qui nécessite un minimum de formalisme, de clarté et de précision. Le juge d’appel a relevé que des mesures officielles, claires et précises « auraient pu être prises par le gouvernement français ; elles ne l’ont pas été avec l’évidence requise en référé ». C’est ce qui lui a permis de se prononcer dans le sens d’un défaut de compétence du juge des référés : « l’office du juge des référés consiste à rechercher s’il existe une violation d’une règle de droit qui soit manifestement illicite, et non pas à interpréter celle-ci, et, le cas échéant, à en étendre la portée, pour justifier la prescription de mesures conservatoires ou de remise en état ».

Le raisonnement de la Cour d’appel de Paris peut se comprendre sur ce point. En effet, il est incontestable que la déclaration ministérielle du 31 mai 2024 manque de précisions et n’a pas les apparences, en l’absence du support matériel, d’une « décision » du ministère des Armées. Tant et si bien qu’il devenait difficile, en référé, de considérer qu’une simple déclaration ministérielle constitue une mise en œuvre en droit national de l’obligation internationale de prévention du crime de génocide et que les mesures prises par COGES en constituent une violation.

Cependant, si le raisonnement retenu par le juge d’appel est sans doute possible en référé, il est peu probable qu’il soit adopté par le juge du fond puisque, comme l’a admis le juge administratif, une décision de l’administration, même simplement orale, fait grief et ouvre la voie à un contrôle de sa légalité (par ex., CE 15 mars 2017, n° 391654, Dalloz actualité, 21 mars 2017, obs. M.-C. de Montecler ; Lebon ; AJDA 2018. 53 , note C. Blanchon ; ibid. 2017. 601 ; D. 2017. 1149, obs. N. Damas ; AJDI 2017. 282 , obs. F. de La Vaissière ; Constitutions 2017. 280, chron. L. Domingo ). Le juge civil pourrait donc, au fond, et de même façon, considérer que cette déclaration ministérielle équivaut à une décision nationale de mise en œuvre d’une norme internationale.

Il revenait au juge judiciaire, en second lieu, de se prononcer sur la nature et la portée de la règle de droit international prévoyant une obligation de prévention de la commission d’un crime de génocide. On l’a dit, il s’agit de répondre à la question de savoir si cette obligation avait pour conséquence d’interdire toute présence de représentants de sociétés israéliennes au salon Eurosatory 2024 compte tenu de la situation dans la bande de Gaza. Alors que le juge des référés de première instance a accepté de se prononcer sur cette question en interprétant le texte d’une manière assez large en raison notamment de la gravité de la situation et du crime concerné, le juge d’appel a, quant à lui, estimé qu’« il n’appartient pas au juge judiciaire de compléter une décision politique qui a la nature d’un acte de gouvernement en relation avec la conduite des relations internationales de la France, pour ensuite sanctionner sa violation à l’aide de mesures conservatoires ou de remise en état ». C’est également en ce sens qu’il a statué s’agissant de la possible violation par COGES des engagements internationaux de la France, les associations de défense du droit international ayant argué de l’illégalité des invitations faites par la société aux entreprises israéliennes entre le 31 octobre 2023 et le 31 mai 2024 (date à laquelle leurs stands ont été annulés à la suite de la déclaration ministérielle). Elles avaient repris sur ce point leur argumentaire fondé sur l’obligation de prévenir la commission du génocide et de s’interdire toute forme de complicité, tout en l’étendant à d’autres violations du droit international commises par Israël et donc, par répercussion, sur l’organisateur du salon. Notamment les violations des Conventions de Genève de 1949 et leurs protocoles additionnels de 1977 (qui prohibent la commission de crimes de guerre et crimes contre l’humanité) et les obligations que de telles violations impliquent pour la France, à savoir « faire respecter » par un État tiers (ici, Israël) les Conventions de Genève (art. 1er commun), mettre en œuvre le Traité sur le commerce des armes des Nations unies de 2013 (pas de transfert d’armes possible en cas de risque de génocide, de crimes de guerre et attaques dirigées contre des civils et biens de caractère civil) et la position commune de l’Union européenne du 8 décembre 2008 telle que modifiée par la décision (PESC) 2019/1560 du Conseil du 16 septembre 2019 (respect du droit international par le pays acheteur). La cour d’appel a préféré ne pas s’engager en considérant qu’« il n’appartient pas au juge des référés, saisi d’une demande fondée sur le trouble illicite caractérisé par le comportement d’un opérateur économique privé, de vérifier si la France a respecté ses engagements internationaux en permettant à cet opérateur d’exercer son activité sur le territoire national ». Elle a précisé que « le juge judiciaire n’est pas appelé à compléter une décision politique qui a la nature d’un acte de gouvernement en relation avec la conduite des relations internationales de la France ».

On le sait, la notion d’acte de gouvernement permet au juge administratif, et parfois au juge judiciaire, de ne pas porter de contrôle sur une décision tenant à la conduite des relations internationales par les autorités françaises. Il est en effet logique que les autorités diplomatiques françaises puissent bénéficier d’une large marge de manœuvre pour conduire la politique étrangère de la France. Ces décisions politiques doivent pouvoir être prises et conduites sans être contrôlées et, le cas échéant, censurées par les juridictions (CE 12 févr. 2016, n° 387931 ; Lebon ; AJDA 2016. 1270 ). Les juges européens ne voient d’ailleurs dans cette incompétence aucune atteinte à la substance même du droit au recours garanti par les textes européens (CEDH, gr. ch., 14 déc. 2006, Markovic c/ Italien° 1398/03 ; RFDA 2008. 728, étude M. Vonsy ). Ainsi, s’agissant de l’obligation de prévenir la commission d’un crime de génocide, les autorités politiques françaises disposent du choix des mesures à adopter pour la mettre en œuvre. Elles peuvent prendre ou ne pas prendre les mesures économiques, militaires et diplomatiques à l’encontre d’Israël pour faire cesser le risque de génocide en cours, et ce, au risque de voir la responsabilité internationale de la France engagée devant une juridiction internationale. Il en est de même s’agissant des mesures à mettre en œuvre pour faire respecter des obligations de droit international coutumier ou encore celles issues de traités ratifiés par la France. Dans toutes ces hypothèses, il n’appartient pas au juge d’imposer aux autorités françaises le recours et le choix de telle ou telle mesure.

Toutefois, l’approche retenue par la Cour d’appel de Paris semble reposer sur une extension excessive de la notion d’acte de gouvernement, notion dont elle considère, de manière quelque peu contradictoire, que la déclaration ministérielle du 31 mai 2024 ne relève pas stricto sensu.

Tout d’abord, cette extension est paradoxale au moment où il est constaté « la contraction des catégories des actes de gouvernement » (B. Lasserre, De nouvelles frontières pour le juge administratif, 18 déc. 2020, Les entretiens du contentieux du Conseil d’État), y compris de ceux relatifs à l’exécution des accords internationaux ou à la conduite des relations internationales ou diplomatiques.

Ensuite, l’immunité juridictionnelle assurée aux actes de gouvernement n’est pas sans limite. Le juge administratif considère traditionnellement qu’un traité international constitue une source de légalité dont la violation est sanctionnée et s’estime compétent pour interpréter lui-même les dispositions de ces traités et statuer sur le contentieux de la responsabilité (Rép. cont. adm., Acte de gouvernement, par P. Binczak, §§ 30 s.). Ainsi, lorsqu’un acte ou un fait manifestement illicite se produit, c’est bien au juge qu’il revient de se prononcer sur la licéité et les conséquences qui en découlent, en procédant notamment à un contrôle du respect de la légalité internationale. En effet, dans un état de droit, la liberté de manœuvre du pouvoir exécutif, propre à la conduite de la politique étrangère, n’autorise pas pour autant l’adoption de décisions contraires au droit international.

Enfin, le juge administratif a réduit le champ des actes de gouvernement pris dans le domaine des relations internationales par le recours à la technique de l’acte détachable qui lui permet d’assurer son contrôle, spécialement lorsque les actes sont susceptibles de porter atteinte aux droits fondamentaux ou lorsqu’ils sont essentiellement tournés vers l’ordre interne (J.-Cl. Adm., fasc. n° 106-10, Notion d’acte administratif, par C. Froger, §§ 57 s.). Or, d’une part, retenir l’existence d’un acte de gouvernement revenait ici à priver d’effectivité l’obligation de prévention du « crime du droit des gens » – une obligation de jus cogens destinée à protéger les « gens » – et était donc susceptible de porter atteinte aux droits fondamentaux des personnes concernées. Et, d’autre part, l’activité litigieuse, dont la légalité était ici à vérifier au regard du droit international, était conduite par une entreprise française privée sur le territoire national : elle relevait donc plus de l’ordre interne que d’un acte de souveraineté ou engageant la politique extérieure de la France.

Surtout et de manière sans doute plus fondamentale, la référence à la notion d’acte de gouvernement n’est ici pas pertinente. Le respect par les opérateurs économiques privés des normes juridiques internationales applicables en France relève assurément du champ de compétence du juge judiciaire (pénal, civil ou commercial). Les activités de ces opérateurs, y compris dans le domaine de l’armement (Civ. 1re, 30 juin 1992, n° 90-22.122 ; RTD com. 1993. 130, obs. E. Alfandari ), peuvent être soumises au juge judiciaire et contrôlées par lui. Ce contrôle implique la vérification du respect des normes juridiques internationales, nonobstant l’existence ou non d’un acte de gouvernement.

En l’espèce, l’invitation et la présence d’entreprises israéliennes d’armement au salon Eurosatory 2024, autorisée par COGES – permettant ainsi à ces entreprises d’acheter ou de vendre des armes –, semblaient manifestement entrer en contradiction avec l’obligation de la France de prévenir la commission d’un génocide plausible dans la bande de Gaza ainsi qu’avec les obligations de la France tirées du droit international humanitaire et du droit international et européen encadrant le commerce des armes. En ce sens, la décision du juge des référés de Bobigny faisait, à juste titre, entrer le respect du droit international et des engagements internationaux de la France dans son contrôle judiciaire d’un fait potentiellement illicite commis par une société française sur le territoire français. En effet, une fois que le juge judiciaire est saisi, son office est bien de vérifier la légalité – y compris au regard du droit international – d’un acte ou d’un fait d’un acteur économique qui lui est soumis et, le cas échéant, de le sanctionner et de constater la responsabilité de son auteur.

Il ne peut pas en être autrement, même en référé, au risque de priver le juge de toute capacité à vérifier la légalité internationale d’un acte ou d’un comportement et donc de vider le droit international lui-même de toute effectivité. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il est possible d’exprimer des réserves quant à l’ordonnance du Tribunal de commerce de Paris du 18 juin 2024. Rendue sans aucune référence à l’obligation de prévention du génocide aussi bien de la part des parties que du juge lui-même, ainsi que sans aucune analyse de la légalité de la décision prise par les autorités françaises et la société COGES au regard de cette obligation, elle constitue en réalité un précédent inquiétant au regard de l’application des règles du droit international. Cela est d’autant plus vrai qu’en considérant la décision de COGES discriminatoire, le tribunal de commerce s’est placé à rebours de l’obligation de prévenir la commission d’un génocide, dont la mise en œuvre implique nécessairement qu’il soit fait des différences entre les États potentiellement génocidaires et ceux qui ne le sont pas.

En tout état de cause, la lecture combinée de ces trois décisions prouve que le chemin est encore long pour arriver à une application réelle et effective des règles du droit international, alors même que l’urgence et la gravité du crime de génocide auraient pu légitimement permettre au juriste de croire en leur effet réel et efficace.