Pendant que les frappes aériennes sont la cause du grand nombre de victimes, bulldozers et explosifs rasent Gaza de fond en comble — ce qui, selon les soldats, est une campagne systématique pour rendre la Bande de Gaza invivable, comme le révèle une enquête conjointe.

Début avril, quelques semaines à peine après avoir repris leur attaque contre Gaza, les forces israéliennes ont annoncé avoir pris le contrôle de la ville de Rafah, la plus au sud, pour créer « l’axe Morag », un nouveau couloir militaire disséquant encore davantage la Bande de Gaza. Au cours de la guerre, selon le Bureau des médias du gouvernement de Gaza, l’armée a détruit plus de 50000 unités d’habitations à Rafah — 90 % des quartiers résidentiels. Maintenant l’armée s’apprête à raser les structures de Rafah qui restent, transformant la ville entière en une zone tampon et fermant le seul poste-frontière de Gaza avec l’Égypte.
Y., un soldat qui est revenu récemment de son service de réserve à Rafah, a décrit les méthodes de démolition de l’armée à +972 Magazine et Local Call. « J’ai récupéré quatre ou cinq bulldozers [d’une autre unité], et ils ont démoli 60 maisons par jour. Une maison d’un à deux étages, ils la démolissent en une heure ; une maison de trois ou quatre étages prend un peu plus longtemps », a-t-il déclaré. « La mission officielle était d’ouvrir une route logistique pour les manoeuvres, mais en pratique, les bulldozers détruisent simplement les maisons. La partie sud-est de Rafah est complètement rasée. Il n’y a plus de ville. »
Le témoignage de Y. est cohérent avec ceux de 10 autres soldats qui ont servi à différents moments dans la Bande de Gaza et au Sud-Liban depuis le 7 octobre, et qui ont parlé avec +972 Magazine et Local Call. Il est aussi cohérent avec les vidéos publiées par d’autres soldats, les déclarations officielles ou non d’officiers supérieurs actuels ou passés, l’analyse des images par satellite et les rapports d’organisations internationales.
Réunies, ces sources peignent une image claire : la destruction systématique des bâtiments résidentiels et des structures publiques est devenue une partie centrale des opérations de l’armée israélienne et dans de nombreux cas, son objectif principal.
Une partie de cette dévastation est le résultat de bombardements aériens, de combats terrestres et d’engins explosifs plantés par les militants palestiniens à l’intérieur de bâtiments de Gaza. Cependant, même s’il est difficile d’obtenir des chiffres précis, il semble que la majeure partie de la destruction de Gaza et du Sud-Liban n’a pas été exécutée par air ni au cours des combats, mais plutôt par les bulldozers et les explosifs israéliens — des actes prémédités et intentionnels.
Selon l’enquête de +972 et de Local Call, elle a été exécutée après la décision consciente, stratégique, de « raser la zone », pour garantir que « le retour de la population dans ces espaces ne pourra pas avoir lieu », comme l’a dit Yotam, qui a servi de commandant adjoint d’une compagnie dans une brigade blindée à Gaza.
Cette destruction « non-opérationnelle », c’est-à-dire dénuée de justification militaire directe, a commencé dans les premiers mois de la guerre : dès janvier 2024, l’organe d’investigation israélien The Hottest Place in Hell a rapporté que l’armée effectuait « une destruction systématique et complète de tous les bâtiments près de la clôture, sur un kilomètre vers l’intérieur de la Bande de Gaza, sans qu’ils soient identifiés comme infrastructure terroriste — ni par les services de renseignement, ni par les soldats sur le terrain », avec l’objectif de créer « une zone tampon de sécurité ».
Le rapport citait des soldats disant que dans des zones près de la clôture de la frontière comme Beit Hanoun et Beit Lahia, et le quartier de Shuja’iyya dans la partie nord de la Bande de Gaza, ainsi qu’à Khirbet Khuza’a dans la banlieue de Khan Younis, entre 75 et 100 % des bâtiments avaient été détruits dès ce moment, presque sans distinction. Mais ce qui a commencé dans les périphéries de Gaza est rapidement devenue une méthode largement déployée dans toute la Bande, en lien avec le plan plus large d’Israël de rendre une grande partie de Gaza invivable pour les Palestiniens.
Ces actions constituent de claires violations des lois de la guerre, selon Michael Sfard, avocat israélien et expert des droits humains. « La destruction de propriété [individuelle] qui n’est pas impérativement exigée par les nécessités de la guerre constitue un crime de guerre », a-t-il expliqué, et « il y a aussi un crime de guerre spécifique et plus sérieux, celui de la destruction [gratuite et] étendue de propriété non justifiée par les besoins militaires. Parmi les experts juridiques, les militants défendant les droits humains et les universitaires, il y a une discussion importante sur la nécessité d’établir comme crime contre l’humanité le « domicide » — la destruction d’une zone utilisée pour l’habitation humaine ».
« Nulle part où revenir »
Depuis qu’Israël a violé le cessez-le-feu en mars, approximativement 2800 Palestiniens ont été tués à Gaza, environ 53000 ayant été tués et 120 000 blessés au cours de la guerre ; comme +972 l’a rapporté auparavant, les frappes aériennes ont causé la vaste majorité des victimes civiles. Mais la destruction systématique de l’espace urbain de Gaza, destruction qui établit un travail préparatoire pour le nettoyage ethnique de la Bande — est mentionnée dans le discours politique israélien comme « la mise en œuvre du Plan Trump ».
Le Premier ministre Benjamin Netanyahou a avalisé ouvertement cette vision fin mars, peu après qu’Israël a recommencé la guerre. « Le Hamas déposera les armes. Ses dirigeants seront autorisés à partir. Nous nous occuperons de la sécurité générale de la Bande de Gaza et permettrons la réalisation du plan Trump pour la migration volontaire », a affirmé Netanyahou. « C’est le plan. Nous ne le cachons pas et nous sommes prêts à le discuter n’importe quand ».
Juste cette semaine, Netanyahou a fait un lien encore plus explicite entre la destruction des bâtiments civils et le déplacement forcé. « Nous détruisons de plus en plus de maisons — ils n’ont nulle part où revenir », aurait-il dit à une réunion du Comité pour les Affaires étrangères et la Sécurité. « Le seul résultat attendu sera pour les Gazaouis le désir d’émigrer hors de la Bande de Gaza ».
En décembre 2024, les Nations unies ont estimé que 69 % de tous les bâtiments de la Bande de Gaza — dont 245 000 unités d’habitations— avaient été endommagés, et plus de 60000 bâtiments entièrement détruits. À la fin de février, ce chiffre était monté à 70000, selon Adi Ben Nun, un spécialiste des systèmes d’information géographique à l’Université hébraïque de Jérusalem, qui a mené une analyse des images par satellite pour +972 et Local Call. Au moins 2000 structures supplémentaires ont été détruites en mars, plus de 1000 d’entre elles rien que dans Rafah.
Maintenant, selon une analyse visuelle menée par le chercheur Ariel Caine pour Local Call et +972, plus 73 % des bâtiments de Rafah et de ses alentours ont été complètement détruits, moins de 4 % ne montrant aucun dommage visible. La zone, s’étendant du Couloir de Philadelphie à l’axe Morag, contenait approximativement 28332 bâtiments.

Quelques-uns des bâtiments de Gaza qui ont été complètement nivelés par les bulldozers ou les explosifs dans des démolitions planifiées avaient été endommagés auparavant, que ce soit par des frappes aériennes ou pendant des combats sur le terrain. Cependant, une indication du grand nombre de structures détruites sans nécessité opérationnelle vient des données des Nations Unies : entre septembre et décembre 2024 — une période pendant laquelle il n’y avait aucun combat intense à Gaza —plus de 3000 bâtiments supplémentaires à Rafah et environ 3100 nouveaux bâtiments dans le nord de la Bande ont été endommagés.
L’arme principal dans l’arsenal de destruction de l’armée est le bulldozer blindé D9 de Caterpillar qui a été utilisé depuis longtemps pour commettre des violations des droits humains dans les territoires palestiniens occupés. Mais les soldats qui ont parlé à +972 et Local Call ont aussi décrit une autre méthode favorite pour faire s’écrouler des blocs résidentiels entiers : remplir de matériel explosif des containers ou des véhicules militaires hors d’usage et les faire exploser à distance.
« Finalement, le D9 a façonné le visage de la guerre », a tweeté le journaliste israélien de droite Yinon Magal début février. « C’est ce qui a fait que les Gazaouis repartent vers le sud, après [leur retour au nord vers leurs maisons pendant le cessez-le-feu et] qu’ils ont réalisé qu’ils n’avaient nulle part où revenir … Et ce n’était pas une directive du chef d’État-major ou de l’État-major général — c’était une politique issue du ‘terrain’, des commandants de division, des commandants de brigade, des commandants de bataillon et même des équipes d’ingénieurs militaires qui ont changé la réalité. »
Un ancien haut responsable de la sécurité dans l’armée israélienne, qui a maintenu le contact avec beaucoup de commandants, a confirmé que quelques commandants sur le terrain ont pris sur eux-mêmes d’ordonner la destruction d’autant de bâtiments de Gaza que possible, même en l’absence de toute directive militaire formelle d’officiers supérieurs. « J’ai reçu des rapports d’officiers sur le terrain disant que les actions étaient effectuées sans nécessité d’un point de vue opérationnel : démolir des maisons, forcer des dizaines, des centaines de milliers d’habitants à partir, détruire systématiquement Beit Hanoun et Beit Lahia. Ils m’ont dit que les unités de D9 opéraient en dehors de leur contrôle », a-t-il dit à +972 et Local Call. « Je ne sais pas quel pourcentage était de la destruction non-opérationnelle, mais c’était beaucoup ».
La démolition des bâtiments est laissée largement à l’appréciation des commandants de Gaza, a admis une source militaire officielle tout en niant qu’il y a dans Gaza une directive de « détruire pour détruire ». « Un commandant peut démolir un bâtiment qui pourrait poser une menace », a dit la source, notant que d’autres commandants subalternes ont pu être les responsables de cette destruction plus massive.
🔴דחפור בית 2:0 – רפיח בדרך להמחק מהמפה🔴 pic.twitter.com/ZVt1rNAaxI
— אור פיאלקוב (@orfialkov) April 17, 2025
Parallèlement, de nombreux réservistes ont témoigné que la méthode de l’armée de raser systématiquement et délibérément l’infrastructure civile a été aussi employée au sud-Liban, pendant l’invasion terrestre d’octobre-novembre 2024. Selon un réserviste, les préparatifs pour l’invasion incluaient un entraînement à la démolition — où l’objectif explicite était de détruire des villages shiites, presque tous étant définis comme des bastions du Hezbollah, pour empêcher les habitants d’y retourner.
« Si les soldats ont pris leur temps, vérifiant sur quels murs attacher les explosifs et ensuite sont sortis du bâtiment et ont filmé l’explosion, cela prouve qu’il n’y avait pas une justification [opérationnelle] à cela, a expliqué Muhammad Shehada, chercheur invité au Conseil européen des Relations extérieures et natif de Gaza. Un de ses amis, qui a un passeport étranger et est entré dans la bande de Gaza pendant le cessez-le-feu, lui a décrit à quel point la destruction était méthodique. « Il a dit que l’on pouvait voir que [les soldats] avaient démoli une maison, nettoyé les décombres et étaient passéq à la suivante. »
Avant la guerre, Shehadeh lui-même vivait à Tel Al-Hawa, un district de Gaza connu pour ses hauts immeubles où résidaient des fonctionnaires et des universitaires, pas loin du couloir Netzarim. « Quand les habitants de Gaza entendent que l’armée va ouvrir un couloir, ils réalisent que pas un seul bâtiment ne restera », a-t-il dit. « Nous savions que Tel Al-Hawa disparaîtrait. »
« Le message est clair — nous n’allons faire que détruire ».
Quand le cessez-le-feu est entré en vigueur en janvier, des milliers de Palestiniens se sont précipités pour retourner à Jabalia au nord de Gaza — pour découvrir que le camp de réfugiés qu’ils connaissaient n’existait plus, des quartiers entiers réduits à des décombres. Leurs comptes rendus de la destruction sont cohérents avec les témoignages des soldats qui ont servi à Jabalia depuis octobre 2024, quand l’armée israélienne est entrée à nouveau dans le camp, jusqu’au cessez-le-feu.
Avraham Zarviv, un opérateur de D9 connu comme l’« Aplanisseur de Jabalia » pour les vidéos de destruction qu’il a téléchargées sur les réseaux sociaux, a expliqué ses méthodes dans une interview de Canal 14.
« Je n’avais jamais vu un tracteur de ma vie, seulement en images », a dit Zarviv, qui dans le civil est un juge de tribunal rabbinique. La Brigade Givati, dans laquelle il a servi, a décidé après quelques mois de guerre d’établir une unité d’ingénierie spécialisée pour les opérations de démolition. « Nous avons eu des tracteurs, des D9, des excavatrices — nous avons appris le métier, nous sommes devenus très professionnels. Vous ne savez pas ce que c’est, de démolir un bâtiment — sept, six, cinq étages—, l’un après l’autre ».
En octobre 2024 et janvier 2025, Zarviv a dit que chaque semaine il détruisait en moyenne « 50 bâtiments — pas des unités d’habitation, des bâtiments … À Rafah, ils n’avaient nulle part où aller, à Jabalia ils n’avaient nulle part où revenir ». Zarviv est récemment retourné en poste à Rafah. Avant le Seder de Pâque en avril cette année, il a téléchargé une vidéo de Rafah le montrant avec en fond une rue où quelques bâtiments étaient encore debout. Zarviv n’a pas spécifié dans la vidéo ce qu’il faisait exactement à Rafah, mais il a dit qu’il y était retourné « pour combattre jusqu’à la victoire, jusqu’à la colonisation … Nous sommes ici pour toujours ».
Avraham Zerbib, the notorious Israeli officer from Givati Special Operations Unit, also French 🇫🇷, yesterday from Rafah
— Younis Tirawi | يونس (@ytirawi) April 5, 2025
“Very good Givati brigade, very good. There will be no more Rafah. All the way to victory, settelment and the big temple” pic.twitter.com/vqSdFi7NYE
[Texte du tweet : Avraham Zerbib, le fameux officier israélien de l’Unité d’opérations spéciale Givati, qui est aussi français, hier de Rafah : « Très bien, la brigade Givati, très bien. Il n’y aura plus de Rafah. Jusqu’au bout, jusqu’à la victoire, jusqu’à l’installation, et le grand temple »]
Tandis que quelques opérateurs de D9 comme Zarviv se sont fièrement vantés de leurs crimes de guerre, d’autres soldats ne discutent pas publiquement de la destruction, selon Y. « Il y a de l’apathie : les gens en sont au quatrième ou cinquième déploiement, ils se sont habitués ». Mais indépendamment de leur niveau de zèle, a affirmé Y., les soldats ont compris comment les bulldozers devaient être utilisés. « Il n’y a pas d’ordre formel [de décimer Rafah], mais le message est clair — nous allons simplement tout détruire. »
La complète annihilation de Rafah par l’armée a lieu malgré le fait, comme l’a noté Y., qu’« il n’y a eu aucune rencontre [avec des combattants du Hamas], nous sommes seulement tombés sur des auxiliaires médicaux », une référence à l’incident dans lequel les soldats israéliens ont tué 15 ambulanciers et pompiers dans le quartier de Tel Al-Sultan de la ville.
Comme Y., les autres soldats interviewés par +972 et Local Call ont dit qu’ils n’ont vu aucun ordre écrit de l’État-major de l’armée pour exécuter les démolitions et que ces ordres sont venus d’ordinaire du niveau de la brigade ou de la division.
L’ancien haut responsable de la sécurité a dit qu’il avait contacté l’État-major après avoir appris la destruction systématique dans le nord de la Bande et qu’il est « convaincu que cela ne venait pas du chef d’ État-major [Herzi Halevi], mais qu’il a perdu le contrôle là-dessus. La destruction qui n’est pas liée à des objectifs militaires est un crime de guerre. C’est venu d’en bas [des officiers de rang moyen, comme les commandants de brigade et de bataillon]. La vengeance n’est pas un objectif militaire [officiel], mais on l’a autorisée à se produire. »
« Quand vous entrez dans une maison, vous la faites sauter »
H. a servi comme réserviste à Gaza deux fois, la première fois au début de 2024, et la deuxième entre mai et août comme commandant d’une salle d’opérations pour un bataillon stationné dans le Couloir Netzarim. « Pendant mon premier poste de réserve, j’étais à Khirbet Khuza’a [un village près de Khan Younis]. Nous avons tout détruit, mais il y avait une logique — étendre la ligne de contact [zone tampon] parce que c’était près de la frontière », a-t-il dit.
« [La deuxième fois], la zone où nous étions était le long du couloir Netzarim près de la mer. Il n’y avait aucune justification opérationnelle à démolir des bâtiments. Ils ne posaient aucune menace à Israël. C’était devenu une routine : l’armée s’était habituée à l’idée que quand vous entrez dans une maison, vous la faites sauter ».

Des Palestiniens déplacés retournent vers leurs maisons via le couloir Netzarim dans le centre de la Bande de Gaza, le 9 février 2025 (Abed Rahim Khatib/Flash90)
« Ce n’était pas une initiative locale — cela venait du commandant du bataillon ». H. a continué : « Les cibles de la démolition [les bâtiments marqués pour être détruits] ont été envoyées à la brigade. Je suppose que c’est monté jusqu’à la division aussi. Le commandant du bataillon a marqué les bâtiments avec un X et a vérifié combien il y avait d’explosifs disponibles. Ils avaient envoyé un commandant de compagnie vérifier qu’il n’y avait pas de prisonniers de guerre ou de personnes disparues [des otages] à l’intérieur. Dans les cas où des Palestiniens étaient encore dans les maisons, on leur a dit de partir — mais c’étaient des cas rares. »
Selon H., la destruction était une affaire quotidienne. « Certains jours, nous démolissions huit à 10 bâtiments, certains autres, aucun. Mais en tout, dans les 90 jours où nous étions là, mon bataillon a détruit entre 300 et 400 bâtiments. Nous [reculions] à 300 m [des bâtiments] et nous les faisions sauter. »
Quand H. est arrivé au couloir Netzarim en mai 2024, sa largeur s’étendait seulement sur quelques dizaines de mètres au nord et au sud. Au moment où il a terminé son service, trois mois plus tard, les démolitions avaient étendu le couloir jusqu’à sept kilomètres de chaque côté. « Nous avons pris 3 kms de Zaytum [au nord de Netzarim] et aussi d’Al-Bureij et de Nuseirat [au sud]. Il ne restait rien, pas un seul mur plus haut qu’un mètre », a-t-il dit. « L’étendue et l’intensité de la destruction sont si massives — c’est indescriptible. »
Yotam, le commandant adjoint de la compagnie, a rejoint les réserves le 7 octobre et a servi 207 jours à Gaza, participant à la première incursion terrestre dans la ville de Gaza, et le long du couloir Netzarim. Il a été plus tard renvoyé après avoir signé une lettre appelant les soldats à arrêter leur service jusqu’à ce que les otages soient revenus.
« Nous nous réveillions, et le bataillon se voyait assigner une compagne d’ingénierie pour la journée, avec une quantité spécifique d’explosifs », a expliqué Yotam, décrivant comment les missions de démolition commençaient. « Cela voulait dire que nous démolissions entre un et cinq immeubles [dans la journée] ».
Comme commandant adjoint de la compagnie, Yotam avait la tâche de diriger les missions. « Je suis allé voir le commandant du bataillon qui m’a dit : ‘Trouve quelque chose de pertinent sur le terrain et démolis-le’. Je lui ai dit : ‘Je ne fais pas une mission comme cela’. Donc je suis allé au commandant de la compagnie d’ingénierie, nous avons ouvert une carte et choisi cinq immeubles. Si nous ne l’avions pas fait, ils auraient simplement choisi les bâtiments au hasard — de toute façon, ils voulaient démolir le quartier entier. Le sentiment général était : ‘Nous avons une compagne d’ingénierie aujourd’hui, allons détruire quelque chose’. »

Comme d’autres soldats qui ont parlé avec +972 et Local Call, Yotam a affirmé que l’objectif militaire principal dans la deuxième phase de la guerre en mars et avril 2024 était la destruction en elle-même. Il a ajouté qu’un commandant de division a dit que c’était « un moyen de pression sur le Hamas » pour atteindre un accord sur les otages, mais, à un niveau pratique, « ce n’est pas une mission opérationnelle. Cela ne sert aucun but concret. Il n’y a pas de protocole établi ».
Yotam a dit que dans la zone de Netzarim, les unités sur le terrain avaient une liberté considérable pour décider quoi détruire. « La pensée opérationnelle était que c’est un territoire que les Forces de défense israéliennes tiennent et ne vont pas abandonner de sitôt — et personne n’en a rien à faire des vies des Palestiniens qui étaient là. Ce n’est pas une zone qui va redevenir un quartier palestinien. »
« J’ai vu de mes propres yeux des centaines d’immeubles qui ont été rasés. Des quartiers entiers au nord de l’Hôpital turc [au centre de la Bande de Gaza] ont été rasés. Tu ne peux pas rester indifférent à une telle ampleur de destruction. »
« Un spectacle chaque soir »
De nombreux soldats interviewés ont décrit les rituels cérémoniels qui accompagnaient les démolitions à Gaza. Un caporal réserviste de la Brigade 55 qui a servi près de Khan Younis a parlé de son expérience en missions : « Nous allions dans les maisons, confirmions qu’il n’y avait aucun renseignement intéressant ni militants présents, et ensuite l’unité d’ingénierie entrait dans chaque bâtiment avec 10 kgs de charges d’explosifs qu’ils attachaient aux colonnes de soutien », a-t-il dit. « C’était comme un spectacle chaque soir : un haut officier, d’habitude un commandant de compagnie ou plus élevé, communiquait par radio avec l’unité de neutralisation des bombes et le corps d’ingénierie, il faisait un discours sur les raisons pour lesquelles nous étions là, il lançait le compte à rebours et ensuite boom. Nous regardions et rien ne restait debout ».
Yotam a aussi parlé de ces rituels pendant son poste de réserve à Gaza. « Quand une rangée de bâtiments sautait, le commandant de bataillon communiquait par radio, disait quelque chose d’héroïque sur quelqu’un qui était mort et sur le fait de continuer la mission, et ensuite ils lançaient en l’air une rangée entière d’immeubles ».
Une autre pratique commune était de brûler les maisons que les forces israéliennes avaient utilisées comme établissements militaires provisoires, pour marquer la fin d’une mission, comme +972 l’a documenté auparavant. « C’était la routine — ils le faisaient tout le temps », a dit Yotam. « Plus tard ils ont arrêté et ont seulement brûlé les maisons qui avaient été utilisées comme centres de commandement. »
Archiving on this platform:
— Younis Tirawi | يونس (@ytirawi) June 1, 2024
Israeli soldiers torching homes in Gaza city. pic.twitter.com/63Q8GDXXhs
[Légende: Archivage sur cette plateforme : Des soldats israéliens mettent le feu à des maisons dans la ville de Gaza]
Les soldats comprenaient aussi la signification plus vaste derrière ces démolitions ritualisées. En l’absence d’objectif opérationnel, elles servaient un objectif politique et idéologique : rendre Gaza invivable pour les générations à venir.
« À la fin, nous ne combattons pas une armée, nous combattons une idée », a dit le commandant du bataillon 74 au journal israélien Makor Rishon en décembre 2024. « Si je tue les combattants, l’idée peut demeurer. Mais je veux rendre l’idée non viable. Quand ils regardent Shuja’iyya et voient qu’il n’y a rien là — juste du sable — c’est le but. Je ne pense pas qu’ils soient capables d’y retourner pendant au moins 100 ans. »
« Personne ne sait mieux que nous que les Gazaouis n’ont nulle part où retourner », a expliqué un commandant, dont le bataillon a été impliqué dans la destruction d’environ un millier de bâtiments sur une période de deux mois en 2025. Un soldat qui a servi dans le même bataillon a ajouté : « L’idée était de tout détruire. Juste créer des bandes de destruction. »
« On démolit une rue entière d’un seul coup »
En avril 2025, le journaliste israélien Yaniv Kubovich a pénétré dans l’ « Axe Morag » — la bande de terre que l’armée a dégagée entre Khan Younis et Rafah — et a reporté qu’il a vu les restes d’un vieux véhicule blindé de transport de troupes (Armored personnel carrier, APC) près d’un des bâtiments détruits.
Les soldats lui ont expliqué que c’était une autre méthode utilisée pour que les bâtiments s’effondrent — une méthode qui cause des dommages étendus à l’environnement alentour. « Les Forces de défense israéliennes chargent [le véhicule] d’explosifs et l’envoient de façon autonome dans une rue ou un bâtiment que les forces aériennes ont bombardés auparavant. Après un an et demi de guerre, l’APC explosif est devenu l’alternative la moins chère ».
Selon Kubovich, les restes de ces véhicules explosifs peuvent être vus partout maintenant dans la Bande de Gaza, et il semble que leur utilisation se soit étendue de manière significative depuis les premières phases de la guerre.

A., qui a servi de nombreuses fois à Gaza, a dit à +972 et Local Call que cette méthode n’est pas limitée à de vieux APC. « On prend deux containers géants, on utilise des dizaines, voire des centaines, de litres de matériel explosif et avec un D9 ou un Bobcat [un petit bulldozer], contrôlé à distance, on les place à un endroit déterminé — et on les fait exploser. On peut démolir une rue entière d’un seul coup. »
« Une fois nous sommes entrés dans un complexe qui était avant un centre éducatif pour les jeunes », a continué A. « Nous sommes restés là une nuit, et ensuite, nous l’avons fait exploser. Nous étions à un kilomètre et demi de distance [de l’explosion) et nous avons encore ressenti l’onde de choc qui passait au-dessus de nous, comme un fort coup de vent. J’ai pensé que le bâtiment s’était écroulé sur moi. »
A. a dit que parfois cette méthode était utilisée avec des objectifs relativement opérationnels : faire sauter une zone soupçonnée de contenir un engin explosif, par exemple, ou dégager des chemins pour les troupes.
Mais Yotam l’a décrit comme un autre outil utilisé principalement pour faire s’écrouler des immeubles. « La mission est définie une fois que l’on reçoit la quantité allouée [d’explosifs] — alors, c’est : ‘D’accord, allez-y’ », a-t-il dit. « Une partie de la mission idéologique est de raser des bâtiments ou de rendre une zone inutilisable. » Y., qui a servi à Rafah récemment, a aussi témoigné que « Chaque nuit, ils en font sauter un ou deux [de ces APCs.] La force est démente— elle rase tout autour. »
Alors que les forces israéliens rasent Rafah, les dizaines de milliers de Palestiniens forcés d’évacuer en avril peuvent entendre au loin la destruction de leurs maisons. Dr. Ahmed al-Sufi, le maire de Rafah, a dit à +972 et à Local Call que lorsqu’il est retourné dans la ville en janvier, quand le cessez-le-feu a commencé, il a été choqué de voir l’étendue de la destruction. Maintenant, déplacé encore une fois à l’extérieur de Rafah, il entend les bombardements aériens et les explosions terrestres non stop, et il craint que la situation ne soit bien pire. « Personne ne sait à quoi ressemble la ville maintenant, mais nous nous attendons à ce qu’elle soit complètement détruite », a-t-il dit. « Ce sera très difficile pour les habitants d’y retourner. »
« L’armée israélienne utilise des méthodes variées pour détruire la ville, soit par des bombardements aériens sans relâche, soit en faisant exploser les immeubles en les piégeant », a expliqué Mohammed Al-Mughair, directeur de l’approvisionnement pour la défense civile de Gaza. « Ils ont aussi des robots piégés qui sont envoyés dans les maisons et des quartiers entiers et ils les font exploser. Il y avait beaucoup de zones avec des bâtiments encore intacts, habitables [au moment du cessez-le-feu], mais avec ce bombardement sans relâche, nous ne savons pas ce qui est arrivé là-bas, particulièrement dans les zones autour de ce qu’ils appellent le ‘Couloir Morag’. »
« Notre objectif était de détruire les villages shiites »
Cette politique de destruction systématique — une tactique pour empêcher les civils de retourner dans leurs maisons — a aussi été mis en œuvre au cours de l’invasion terrestre de deux mois d’Israël au sud du Liban. Une analyse des images satellite fin novembre 2024, peu après qu’un cessez-le-feu a été conclu entre Israël et le Hezbollah, montrait que 6,6% de tous les bâtiments dans les districts au sud du fleuve Litani avaient été complètement détruits ou au moins sévèrement endommagés.

G., un réserviste du bataillon d’ingénierie 7064, s’est présenté à l’entraînement à l’été 2024, avant l’invasion prévue. Il a dit à + 972 et à Local Call que leur briefing disait explicitement que l’objectif du bataillon était de détruire des villages shiites. « Dans l’entraînement à la démolition avant l’invasion [sur le terrain], un major du bataillon nous a expliqué que notre objectif en entrant au Liban serait de détruire les villages shiites. Il n’a pas dit ‘terroristes’, ‘ennemis’ ou ‘menaces’. Il n’a pas utilisé de termes militaires, juste ‘villages shiites’. C’est une destruction sans objectif militaire — seulement un objectif politique. »
« Le but était d’empêcher les habitants de revenir », a continué G. « C’était dit explicitement. L’idée était qu’il n’y aurait aucune possibilité de reconstruire après la guerre. Rétrospectivement, nous avons vu qu’ils ont détruit des écoles, des mosquées et des établissements d’assainissement de l’eau ». Il a refusé de se représenter à un autre service de réserve, mais n’a pas été puni.
Pendant l’entraînement de G., aucune distance spécifique de la frontière n’a été donneé comme limite pour la destruction, mais « la brigade 769, sous les ordres de laquelle nous étions, a décidé d’une plage de 3 kms. De ce que j’ai vu [du côté israélien de la frontière], ils ont réussi. » Dans une interview avec Srugim, le commandant de la brigade 769 a confirmé ces remarques : « Partout où il y a du terrorisme, un soupçon de terrorisme ou même une odeur de terrorisme, je détruis, le démolis et j’élimine. »
L., un réserviste qui a servi à la fois à Gaza et sur le front oriental au Liban, a dit que l’armée amenait « un nombre énorme de forces d’ingénierie de combat, à la fois régulières et de réserve ». Son unité au Liban « a été confrontée à peu, voire à aucune résistance, bien moins qu’attendu », et un des objectifs était « de détruire toute l’infrastructure dans les villages, parce que presque tous les villages étaient définis comme des bastions du Hezbollah. »
« Ils ont commencé à détruire les villages d’une manière assez générale et intense — presque toutes les maisons, pas seulement celles marquées comme les maisons des commandants du Hezbollah. Des mines, des explosifs, des excavatrices, des D9 — [ils utilisaient] tous les engins pour démolir les bâtiments. Ils ont aussi détruit l’infrastructure d’électricité, d’eau et de communication, pour les rendre inutilisables à court terme, et même si [les habitants] reviennent, il faudra longtemps pour reconstruire. »
Selon L., les maisons qui ont été épargnées étaient souvent celles appartenant à des familles chrétiennes. « J’ai remarqué que les immeubles avec des croix à l’intérieur restaient souvent debout », a-t-il expliqué.

G., comme indiqué, a refusé d’entrer au Liban pour ne pas prendre part à la destruction des villages, mais du côté israélien de la frontière, il a vu et entendu ce que son bataillon y faisait. « Une partie de la destruction s’est produite après que tout avait déjà été capturé et qu’il n’y avait plus de résistance … J’ai vu des preuves de destruction intentionnelle sur le WhatsApp du bataillon. Les soldats du bataillon se filmaient en train de faire sauter des immeubles. Mon bataillon, spécifiquement, est entré seulement lorsqu’il n’y avait plus de Hezbollah, plus d’armes, plus de bâtiment utilisé à des fins militaires auxiliaires [contre Israël]— plus rien qu’il [est permis de cibler] selon les lois de la guerre. »
Cette logique de destruction massive a aussi été appliquée en Cisjordanie, bien que sur une échelle plus petite. En fait, une source militaire a dit à +972 et à Local Call que la nature de la destruction à Gaza vient des tactiques développées par l’armée dans l’ « Opération Bouclier défensif » en Cisjordanie pendant la Seconde Intifada — « exposer le terrain », en jargon militaire.
Selon un rapport de l’OCHA des Nations Unies de mars 2025, Israël a démoli 463 immeubles en Cisjordanie depuis le début de 2024 dans le cadre de son activité militaire, tout en déplaçant près de 40000 Palestiniens des camps de Jénine, de Nur Shmas et de Tulkarem dans le cadre de l’« Opération Mur d’acier ». Dans les camp de réfugiés de Jénine, comme +972 l’a rapporté auparavant, l’armée a fait exploser des blocs résidentiels entiers et a passé au bulldozer des rues – au cours d’une campagne de réaménagement du camp, pour supprimer la résistance palestinienne et saper le droit au retour. L’armée a récemment annoncé des plans pour démolir 116 maisons supplémentaires dans les camps de réfugiés de Tulkarem et Nur Shams.
Sur la base des chiffres fournis par les soldats qui ont servi à Gaza, un seul bataillon dans la Bande de Gaza pourrait détruire ce nombre d’immeubles en une semaine. Mais l’idée sous-jacente est la même. La destruction n’est plus simplement un produit dérivé de l’activité militaire d’Israël ou une partie d’une stratégie militaire plus vaste — elle semble être l’objectif lui-même.
Le porte-parole des Forces de défense israéliennes a répondu à notre demande de commentaires avec la déclaration suivante : « Les Forces de défense d’Israël (FDI) n’ont pas une politique de destruction des bâtiments en tant que tels et toute démolition d’uns structure doit respecter les conditions établies par le droit international. Les affirmations concernant des déclarations de soldats à propos de démolitions sans lien avec des objectifs opérationnels manquent de détails suffisants et ne sont pas cohérentes avec les politiques et les ordres des Forces de défense d’Israël. Les incidents exceptionnels sont examinés par les mécanismes de contrôle et d’enquête des FDI.
Les FDI opèrent sur tous les fronts dans le but de contrecarrer le terrorisme dans une réalité sécuritaire complexe, dans laquelle les organisations terroristes établissent délibérément de l’infrastructure terroriste à l’intérieur des populations et des structures civiles. Les affirmations de l’article reflètent une mauvaise compréhension des tactiques militaires du Hamas dans la Bande de Gaza et l’étendue avec laquelle ces tactiques impliquent des bâtiments civils.
En Cisjordanie (Judée et Samarie) également, les organisations terroristes opèrent et exploitent la population civile comme boucliers humains, les mettant par là même en danger. Elles plantent des explosifs et cachent des armes dans la zone. Dans le cadre de la campagne contre le terrorisme au nord de la Samarie, des routes de la zone sont parfois rompues, exigeant la démolition de bâtiments en accord avec la loi. La décision a été faite pour des raisons opérationnelles et après l’examen d’alternatives.
Les FDI continueront à agir en accord avec le droit [israélien] et le droit. international, continueront à neutraliser les bastions terroristes et prendront toutes les précautions possibles pour minimiser les dommages aux civils. »
Une version de cet article a été publié en hébreu sur Local Call. À lire ici.
Meron Rapoport est rédacteur à Local Call.
Oren Ziv est photojournaliste, reporter pour Local Call, et membre fondateur du collectif de photographie Activestills.
- Photo : Un bulldozer israélien démolit une maison à Rafah, en avril 2025