Quitter Gaza pour l’Irlande : mon âme est là-bas. Mes souvenirs sont là-bas. Mon chat est là-bas

Le Dr Mohammed Abu Mughessib, qui a vécu 25 ans à Gaza, est récemment arrivé en Irlande pour occuper un poste de conseiller chez MSF.

En septembre, quand le coordonnateur médical adjoint de Médecins Sans Frontières à Gaza, le Dr Mohammed Abu Mughessib, a appris qu’il avait été accepté à un poste de conseiller chez MSF en Irlande, il se trouvait dans un bureau de MSF à Al-Mawasi avec deux gardiens. « Nous nous sommes tous les trois pris dans les bras et avons pleuré ». 

Les gardiens ont voulu lui préparer un dîner. Ils avaient une boîte de conserve de viande pour eux deux. L’un est aller essayer de trouver un oignon. « Les oignons étaient très chers. Un oignon coûtait environ 20 dollars (17 euros) ». Mais après, il a réalisé qu’il ne pouvait pas manger. « J’étais heureux et triste. J’ai appelé ma femme (elle était en Égypte). Elle n’y croyait pas. Elle pleurait ». 

Mughessib a travaillé pour MSF pendant toute la guerre. Né au Koweit de parents palestiniens, il a vécu 25 ans à Gaza. Il est parti le 17 septembre ? Avant cette date, il a distribué tout ce qu’il avait encore à ses amis : « des vêtements d’hiver, des couvertures, mon matelas, mon oreiller, un jerrycan d’eau. Dans cette guerre, ce sont des objets précieux ». 

Le  7 octobre 2023 , Mughessib fut réveillé par sa femme qui disait entendre des roquettes. Il a d’abord pensé que c’était une sorte d’exercice d’entraînement. « Parfois », dit-il, le Hamas a lancé des roquettes dans la mer ». Lorsqu’ils ont allumé la télévision, il n’y avait pas de nouvelles marquantes, mais toutes sortes de rumeurs se faisaient entendre. Une personne a sonné et dit que les roquettes étaient liées à une tentative d’assassinat à Beyrouth. Finalement la vérité a émergé sur ce que le Hamas avait fait. « Une horreur » dit Mughessib, à Dublin où il vit et travaille désormais. 

Mughessib savait qu’il y aurait une réponse. Il a déplacé sa famille au siège de MSF. « Chacun de nous a pris un sac à dos ». Un ordre d’évacuation a été lancé rapidement disant à tous les habitants de la ville de Gaza d’aller vers le sud.

Pendant 80 jours, il a vécu avec sa famille élargie dans une partie d’un terrain appartenant à un collègue, dans ce qui est devenu le camp de réfugiés de Nusseirat . il n’y avait pas d’eau potable : 500 litres d’eau coûtent 150 dollars (128 euros). Ils ont acheté de la farine parce qu’il n’y avait plus de boulangeries. Ils se sont habitués au bruit des drones et des bombes. Mughessib a aidé à coordonner la réponse médicale et avec un collègue, ils ont soigné des brûlures. 

Israël, dit-il, a divisé Gaza en zones et ils étaient juste à côté d’une zone désignée pour être bombardée. Ils ressentaient le danger comme intenable. Sa sœur, qui travaillait pour l’ONU , a obtenu une petite pièce dans une propriété de l’ON U à Rafah, pour sa famille, celle de Mughessib et leur père âgé. Le fils de Mughessib dormait dans la voiture du fait de la taille si petite de la pièce. « Ma femme se réveillait en pleurant, la nuit. Ma sœur était totalement déprimée. Elle a appelé mon frère (qui vivait à l’étranger), fin janvier en disant : « Nous mourons, ici ».

Ils ont rassemblé les 33 000 dollars nécessaires à l’évacuation vers l’Égypte. Le 24 février 2024, il est allé à la frontière avec eux. « Ma femme pleurait. Elle disait : ‘Je vais rester avec toi’. Je me suis presque disputé avec elle. Ma fille disait : ‘Qui te fera à manger ?’ J’ai dit ‘on ne cuisine pas’. Mon fils a dit : ’Je veux rester. J’ai dit : ‘Non, non non… Je vous rejoindrai plus tard’. Et quand ils ont passé la frontière, (un soldat égyptien) a dit : ‘Tu souris. On te renvoie à Gaza’. J’ai dit : ‘Je souris parce que ma famille ne va pas mourir ‘».  

Pourquoi est-il resté ? « Je travaille avec MSF depuis 20 ans. Je ne pouvais pas les abandonner comme ça… Je me souviens de cette première nuit, j’avais un lit de la taille d’une table. J’avais mon chat, Nino. J’ai bien dormi ». 

Les médecins à Gaza font partie de l’ensemble de la population. Dans leur travail, ils se font sans arrêt du souci pour leur propre famille. Nombre d’entre eux ont vu leurs propres enfants arriver blessés. Le réseau téléphonique était en piteux état, aussi en cas d’inquiétude pour quelqu’un, il était difficile de prendre contact. « Chaque fois que je souffrais, je comparais ma situation à ceux qui avaient de la famille sur place. (Un collègue) a trois enfants et il n’a pas les moyens de les nourrir. Il ne peut leur offrir un abri. S’il doit courir, il court avec les enfants, sa femme, son père et la famille élargie ».

Essayer de faire fonctionner un service médical dans une zone de guerre en changement constant est terriblement difficile. Le plus grand défi était de trouver un lieu pour travailler. Mughessib se déplaçait constamment d’un endroit à un autre avec son sac de couchage. « Il n’y a plus de système de soins » dit-il. « Chacun travaille au jour-le-jour. Aujourd’hui ici, demain il faut travailler dans un autre hôpital. De l’électricité aujourd’hui, demain pas de carburant pour faire tourner les génératrices… nous manquions de gaze stérile ou il n’y avait pas d’analgésiques ». 

Qu’arrive-t-il alors ? « Certains collègues au début de la guerre, agissaient sur des patients sans analgésiques, (poursuivant) par des amputations sans analgésiques.

Il y avait de difficiles décisions à prendre tout le temps. Mais les médecins palestiniens s’adaptent rapidement. Ils n’arrêteront pas de travailler. Quand les tanks arrivent à l’hôpital et qu’on leur dit de partir, à ce moment-là ils partiront. On pouvait les tuer, les arrêter, mais ils travailleront jusqu’au dernier moment. On peut évacuer des patients capables de marcher, mais la plupart des patients ne le peuvent pas : les patients en soins intensifs, les bébés en couveuse ». 

Il compare les hôpitaux de Gaza à des marchés de plein vent. Les patients sont par terre et dans les couloirs. On fait la queue aux salles d’opération et aux unités de soins intensifs. « 100 patients gravement blessés arrivent en même temps. Des gens crient, celui-ci saigne, celui-là pleure, cet autre est mourant. Les médecins courent… Ils font tout ce qu’ils peuvent avec un minimum de ressources ».

Ils avaient à traiter des blessures horribles. Il me parle d’une fillette de trois ans qui avait perdu ses deux jambes et d’une femme enceinte qui avait perdu son bébé et une jambe, ainsi que la plupart des membres de sa famille. « J’ai coordonné son évacuation pour l’amener à notre hôpital. Elle voulait dire merci. Je n’ai pas pu la regarder, je ne pouvais pas supporter cela… Génocide est un mot doux, très doux. Il nous faut trouver quelque chose de plus fort pour décrire cette situation ».

À dater d’août 2025, la famine a été officiellement déclarée à Gaza. Mughessib insiste sur le fait que lui et ses collègues étaient mieux lotis que la plupart parce qu’ils recevaient des salaires. « Mais il n’y avait rien à acheter. Si on trouvait une boîte de conserve qui coûte normalement un euro, elle pouvait se vendre 20 dollars, et on serait content. Elle ferait le petit déjeuner, le déjeuner et le diner. Il n’y avait pas de riz. Le kilo de farine était à 30 dollars, pour faire dix miches de pain, assez pour dix jours. En réalité cela ne durait que trois jours parce que je partageais. Je ne suis pas un buveur d’eau. Mais je buvais de l’eau pour me remplir l’estomac. En juillet et août la famine était vraiment dure. Le principal sujet à l’hôpital était : «’Qu’est-ce qu’on va trouver à manger aujourd’hui ? As-tu trouvé du café au marché noir ?  C’était un trésor, le café. Une cigarette coûtait 20 dollars. On buvait du très mauvais café fait de quelques céréales et de semences de dattes. Ce n’est pas du café mais on fait comme si c’en était ».

Il se réveillait chaque nuit dans le tremblement du sol dû aux bombardements. Il faisait de mauvais rêves. Chaque fois qu’il était dehors, il vérifiait qui était à proximité, se demandant si c’était un membre du Hamas pouvant être ciblé par Israël. « Maintenant (en Irlande), quand je marche dans la rue, j’essaie de ne pas regarder par-dessus mon épaule. Ils visent des membres du Hamas quand ils se tiennent près d’enfants dans des queues pour de la nourriture ou de l’eau. Quatre-vingts pour cent des tués et blessés sont des civils… 20 000 enfants tués ; 15 000 femmes ; 17 000 orphelins ; 5 000 amputés. Ce sont les nombres recensés, de ceux qui ont pu atteindre l’hôpital. Il y en a d’autres sous les décombres ».

Comment a-t-il géré la peur ? « Je ne montrais pas ma peur devant les gens, mais au cours des six derniers mois, quand je me réveillais chaque matin, mes mains étaient crispées comme ça ». Il courbe ses doigts et ses mains ressemblent à des serres. « J’ai 53 ans. Je pensais que c’était peut-être de l’arthrose… le lendemain matin de ma sortie de Gaza vers Amman, cela a cessé ». 

Il est finalement parti le même jour que son ami, un travailleur social qui s’est rendu en Australie. « Il s’appelle Rami, c’est un Palestinien chrétien. Pendant 20 ans, le jeudi il apportait du whisky et on parlait toute la nuit… (À la frontière), le moment a été plein d’émotion. Rami a quitté son groupe et j’ai quitté mon groupe… Nous nous sommes donné l’accolade et il leur a dit : ‘Il n’est pas un ami, il est une partie de mon cœur ‘ ». 

Qu’a-t-il ressenti quand il est parti ? « La première chose que j’ai faite quand j’ai franchi la limite a été de prendre un café et de fumer… 14 étudiants étaient avec moi. Ils blaguaient. ‘Enfin, on a une banane’. C’étaient des choses qu’on n’avait pas vues en deux ans de guerre ». 

Des choses ont commencé à se faire sentir, dit-il. « Tout ce que j’ai construit dans ma vie, les souvenirs du temps de ma naissance au Koweit, des choses de mon enfance, je suis parti et cela a été effacé – les albums de photos, la maison. On n’a rien que ses vêtements, un téléphone mobile, un chargeur et un peu d’argent. On n’a pas le droit d’emporter des souvenirs de Palestine. Même pas du sable. Quand on passe la frontière, on réalise qu’on a tout perdu… Mon âme est là-bas. Mes souvenirs sont là-bas. Mon chat est là-bas ». 

Sa femme était en visite lorsque nous nous sommes rencontrés. Sa famille viendra d’Égypte en Irlande quand il aura pu trouver un logement. Tous les jours où il était à Gaza elle s’est demandé avec angoisse s’il était vivant ou mort. Elle dit : « Ce que tu as perdu m’est égal. Tu es vivant et tu es avec moi ici. Oublie ce que tu as perdu, ce que nous avons perdu. Nos enfants sont avec nous. Et nous pouvons repartir à zéro ». 

Dans les jours qui ont suivi l’annonce du cessez-le feu, il a eu une conversation zoom avec ses collègues épuisés et il les a vus manger du poulet pour la première fois en deux ans. Certains sont retournés chez eux pour trouver leur maison détruite. Certaines maisons ont été détruites dans les jours qui ont précédé le cessez-le feu.

Mughessib pense que le véritable défi réside dans la reconstruction de leur pays. « Il n’y a pas d’infrastructure, pas d’adduction d’eau, pas de système d’assainissement. Six cents camions d’aide sont entrés mais nous aurons besoin de 1 000 camions par jour pour au moins trois mois pour fournir le marché alimentaire… Il nous faut des millions de tentes. Plus d’un million de personnes ont perdu leur maison à Gaza. Il va falloir des dizaines d’années pour reconstruire ce qui a été détruit ». 

A-t-il de l’espoir ? « Nous ne croyons toujours pas que le cessez-le feu va tenir parce qu’Israël peut briser tout cessez-le feu sous n’importe quel prétexte, dit-il. « Espoir est un mot fragile dans le dictionnaire gazaoui. Nous ne comptons plus sur l’espoir ».